Interview de Philippe Martinez, ancien secrétaire général de la CGT
Pour Politis, l’ancien secrétaire général de la CGT revient sur le climat social actuel, critique sévèrement le pouvoir en place et exhorte les organisations syndicales à mieux s’adapter aux réalités du monde du travail.
Pierre Jacquemain et  Pierre Jequier-Zalc
Philippe Martinez est un syndicaliste issu du secteur de l’automobile. Il a été le secrétaire général de la CGT de février 2015 à mars 2023. Avec Laurent Berger, numéro 1 de la CFDT, ils ont mené la lutte contre la réforme des retraites en 2023. Lors du dernier congrès de la CGT, sa successeure annoncée, Marie Buisson, a été mise en minorité. En cause, notamment, le rapprochement opéré par Philippe Martinez entre la CGT et des associations environnementales. Désormais retraité, il fait partie du comité d’orientation du nouveau théâtre de la Concorde, à Paris.
Budget austéritaire, déficit record, Assemblée nationale « ingouvernable »… À quoi sommes-nous en train d’assister ?
À la fin d’un cycle. Emmanuel Macron a géré le pays comme une entreprise en menant des politiques bénéficiant à une minorité au détriment de la majorité de la population. Il arrive en bout de course. Toutes les promesses qu’il avait faites, avec le « en même temps », on se rend compte que c’était du pipeau.
De nombreux plans de licenciement sont annoncés ces derniers jours partout dans le pays. Le secteur de l’automobile, que vous connaissez pour en être issu, est particulièrement touché. Comment expliquez-vous cette crise ?
Dans les années 1980, les grandes entreprises de l’automobile ont joué la carte de la mondialisation et de la croissance externe en implantant des usines partout dans le monde et en rachetant des marques, sans tenir compte des questions géopolitiques. Cela a créé des problèmes sociaux mais aussi environnementaux. Aujourd’hui, le modèle de fabrication et d’importation du secteur automobile est dramatique pour la planète. Tout cela se fait au détriment des populations, car le modèle justifie des suppressions d’effectifs dans les gros groupes – Valeo et Michelin, par exemple – mais surtout dans la sous-traitance, où le résultat sera terrible. Plein de petites PME vont disparaître ou ont déjà disparu. Je pense qu’il faut un débat global sur l’automobile, comme sur l’industrie.
À quelle échelle doit-on penser cette question dans un univers mondialisé comme le nôtre ?
Pourquoi les usines Michelin ferment-elles ? Parce que les pneus sont produits en Chine, au nom de la compétition mondiale. Cela veut dire qu’il faut réfléchir au niveau européen, et que la France doit être une force motrice de la réflexion à ce niveau. C’est ça, faire de la politique. Je vais vous donner un exemple : 50 % des investissements en France et en Europe sont des marchés publics. C’est beaucoup d’argent.
Dans chaque appel d’offres, on devrait imposer des clauses sociales et environnementales.
Dans chaque appel d’offres, on devrait – et cela relève du rôle du politique – imposer des clauses sociales et environnementales. Cela pourrait passer par une directive européenne que la France impulserait. À la CGT, cela fait dix ans que nous le demandons. Ce n’est pas du protectionnisme à la Trump. C’est du protectionnisme social et environnemental qui permet aux autres pays, où ces clauses ne sont pas mises en place, de se mettre au niveau socialement et écologiquement.
Vous mettez beaucoup en avant le rôle du politique dans la question industrielle. Or Emmanuel Macron n’arrête pas de vanter sa dynamique de « réindustrialisation » du pays. Comment qualifieriez-vous ces politiques menées par le chef de l’État ?
Prenons le cas de l’usine de la Chapelle-Darblay. Une très vieille usine qui récupère le papier trié et le recycle. En plus de cette activité, il y a une centrale de biomasse, alimentée par les déchets tels que l’encre, qui permet de chauffer une agglomération comme Rouen. C’est donc une vieille industrie qui, avec des investissements, devient une industrie d’avenir et écologique. Depuis six ans, des camarades se battent pour la réouverture de leur usine.
Pourtant, le gouvernement refuse et s’en fiche. Tout ce que fait Emmanuel Macron, ce sont de grands coups de pub sur l’ouverture d’une usine de batteries, avec des interrogations sans réponses : d’où vient le lithium ? Comment on recycle les batteries ? Sa politique, c’est de la communication, sans un débat suffisant sur les tenants et les aboutissants de celle-ci.
Que signifierait, alors, réindustrialiser vraiment le pays aujourd’hui ?
La première chose à faire serait de relocaliser un certain nombre de productions. Mais aussi ne pas opposer les vieilles industries et celles du futur. Et regagner de l’indépendance industrielle en investissant dans des usines existantes. Nous avons en France un haut-commissariat au plan, dont j’approuve l’existence. Mais qu’a-t-il produit depuis qu’il existe ? Rien. C’est pourtant un endroit où l’on devrait penser une politique industrielle globale, sur vingt à trente ans, sans faire de com’. Or les politiciens réfléchissent comme les capitalistes, avec les futures élections pour horizon. L’industrie ne se gère pas de cette manière.
On a l’impression que les conséquences de cette politique apparaissent enfin au grand jour, malgré les alertes répétées des partenaires sociaux depuis des années. Pourquoi n’avez-vous pas réussi à inverser la tendance ? Même simplement à être entendus ?
On a tout de suite vu, avec la CFDT, qu’Emmanuel Macron ne connaissait pas le syndicalisme et les rapports sociaux. Non seulement il ne les connaissait pas, mais il avait une idée claire de ce que ces rapports devaient être : pour lui, les syndicats sont uniquement là pour mettre en œuvre des décisions qu’ils n’ont pas prises. C’est exactement la même vision que celle du patronat. Lui, il commande, et nous, on doit l’aider à mettre en œuvre ce qu’il a décidé.
On l’a vu avec les retraites. Tous les syndicats étaient d’accord – ce qui en France est tout de même exceptionnel – et il y a eu une mobilisation très importante et une opinion largement favorable au mouvement. Malgré cela, Emmanuel Macron nous a fait un bras d’honneur en n’arrêtant pas de dire qu’il y avait eu des « concertations » – mot qu’il a lui-même inventé pour refuser les négociations. Nos camarades européens étaient ahuris. Ils ne comprenaient pas qu’avec un tel mouvement social le président refuse de nous recevoir.
Diriez-vous que ce constat a évolué depuis l’arrivée à Matignon de Michel Barnier ?
Je suis un peu éloigné des affaires, mais je n’en ai pas l’impression. C’est un discours qu’on a beaucoup entendu sans jamais le voir se matérialiser dans les actes. Et puis plusieurs ministres de son gouvernement sont issus des rangs macronistes et des précédents gouvernements. La seule chose, peut-être, qui peut changer, c’est que, du fait de son parcours, Michel Barnier a une meilleure connaissance du social et des syndicats.
Pouvoir d’achat en baisse, emplois menacés, protections sociales revues à la baisse, mépris de la démocratie. Tous les ingrédients de la colère sont là : un mouvement social peut-il émerger ?
Mon expérience me montre que plus un pays est en difficulté, plus il est difficile de mobiliser. Chacun essaie de s’en sortir comme il peut, ce qui rend plus ardue la formation d’action collective. Aujourd’hui, il y a de moins en moins de collectifs de travail importants. Le monde du travail est complètement explosé, avec de la sous-traitance, de l’intérim. En ce moment, il y a plusieurs mouvements sectoriels, mais les convergences sont très difficiles à mettre en place.
Tout le monde dit « il faut des syndicats », mais la phrase d’après, implicite, c’est « pas chez moi ».
Ce qui se passe à la SNCF sur le démantèlement du fret et chez Michelin et Auchan donne l’impression de sujets différents. Il faut que les syndicats – et je fais confiance à la CGT pour le faire – essaient de créer ces convergences. C’est à nos organisations de parler à l’ensemble du monde du travail tel qu’il est aujourd’hui, même si c’est compliqué. Les syndicats doivent réinvestir les entreprises – je pense notamment aux boîtes où on n’est pas du tout présents, comme les TPE, où il n’y a que 5 % de votants aux élections professionnelles.
C’est bien trop faible. Ils y travaillent, mais il faut aussi rappeler que les libertés syndicales sont attaquées dans ce pays, ce qui n’aide pas. Tout le monde dit « il faut des syndicats », mais la phrase d’après, implicite, c’est « pas chez moi ». La durée de vie d’un syndicaliste dans un petit commerce est très réduite.
Après la dissolution, on a dit le pouvoir du côté du Parlement. Ce n’est pas le cas. Serait-ce au tour de la rue ?
Les gens sont désabusés. Notamment à cause de ce qui s’est passé aux législatives. Comment ne pas se dire « à quoi bon de voter ? » quand c’est la cinquième force politique qui, finalement, arrive au pouvoir ? Il y a aussi eu la mobilisation des retraites, massivement suivie, y compris dans des villes moyennes où je n’avais jamais vu ça. Je me souviens d’une marée humaine à Albi, c’était impressionnant ! Les citoyens ont compris à quoi servait un syndicat – d’ailleurs, on a gagné près de 70 000 nouveaux adhérents à la CGT –, mais cela a servi à quoi ?
Aujourd’hui, ça doit nous interroger : qu’est-ce qu’on peut faire de plus ? Je pense qu’il peut y avoir un retour à une forme de gilets jaunes. Et puis il peut y avoir des actes désespérés. De plus en plus, les gens m’interpellent et me demandent ce qu’il faut faire, au-delà du syndicalisme, pour être entendu. La réponse de ceux qui m’interrogent – qui ne sont pas des gauchistes – est parfois d’envisager la violence. Je ne peux pas m’y résoudre.
Les grèves de solidarité n’existent plus parce que le monde du travail est trop éclaté.
Quel sujet pourrait être le plus fédérateur, selon vous ?
C’est une question difficile. Il y a plusieurs thèmes. L’assurance chômage pourrait être un de ces sujets,
mais comme personne n’a envie d’être au chômage, ça ne mobilise pas beaucoup. Il y a la question des salaires qui préoccupe tout le monde et qui devrait mobiliser. Il ne faut plus attendre les patrons pour commencer à négocier, c’est aux syndicats de dire qu’il faut négocier. Pareil pour l’emploi, qui est sans doute une préoccupation plus importante en ce moment pour certains salariés dont le poste est menacé.
Mais, hélas, les grèves de solidarité n’existent plus parce que le monde du travail est trop éclaté. Et sur les modes d’action, je crois que c’est aux gens de s’approprier, chacun dans son entreprise, dans son secteur d’activité, ses propres revendications et sa propre méthode. C’est aussi pour ça que je ne parle jamais de grève générale, mais de généralisation des grèves. Que chacun fasse grève dans sa boîte à partir de ses préoccupations.
La lutte contre l’extrême droite est-elle un autre sujet fédérateur ? Pensez-vous qu’elle mobilise toujours autant ?
Non, ce n’est pas un sujet mobilisateur, mais c’est un sujet qu’il ne faut pas lâcher parce que, derrière le projet de l’extrême droite, c’est la division du monde du travail. L’extrême droite a toujours cherché à opposer les salariés entre eux. Par ailleurs, hélas, ce n’est pas un sujet fédérateur, parce que les idées d’extrême droite ont progressé, et les partis ont une lourde responsabilité.
Emmanuel Macron y est pour beaucoup, mais la gauche aussi. Le Pen père est arrivé au second tour dès 2002 : c’est le début de la responsabilité de la gauche. À l’époque, il y avait des restructurations d’entreprises et des licenciements massifs. Quand Lionel Jospin a déclaré « il ne faut pas attendre tout de l’État », ça a fait très mal. Quand la gauche trahit, c’est l’extrême droite qui en bénéficie.
Est-elle à la hauteur, la gauche, en ce moment ?
La gauche doit s’occuper beaucoup plus de la question du travail : pourquoi les gens quittent leur boulot, la santé des travailleurs, etc. Or il n’y a pas de débat sur ces questions-là. On est aussi dans l’ère du buzz, donc les politiques savent défiler quand il le faut. Quand Sanofi décide de fermer une boîte, ils arrivent. Mais ce n’est pas au moment où les entreprises rencontrent des problèmes qu’il faut défiler, c’est régulièrement. Il faut rompre avec cette manière de faire. Il faut s’appuyer sur ceux qui connaissent le mieux le monde du travail – et donc les syndicats – sans en faire des instruments au moment des élections.
La gauche se préoccuperait trop du sociétal et aurait abandonné le social ?
Les questions féministes, les violences sexistes et sexuelles, les problématiques écologistes sont toutes des questions liées au travail. Donc le travail doit redevenir le moteur de la gauche. Et je suis assez content d’avoir pu, quand j’étais à la tête de la CGT, travailler avec des ONG comme Greenpeace. On peut parler de convergences. Avant, il y avait des marches pour le climat. Et des marches pour les retraites.
En 2023, pour la mobilisation des retraites, il y avait des banderoles de Greenpeace dans le cortège – malgré nos désaccords sur le nucléaire. C’est ça, l’avenir. On n’est pas d’accord sur tout, mais on a un objectif commun. Finalement, à s’écouter les uns et les autres, à travailler avec les uns et les autres, ça fait bouger tout le monde. J’ai aussi pu évoluer sur les questions environnementales parce que j’ai échangé avec d’autres qui, souvent, savaient de quoi ils parlaient. On n’a rien à craindre du débat, sauf avec les fachos.
Si on suit votre raisonnement, qui mieux qu’un syndicaliste pour représenter la gauche en 2027 ?
Le politique et le syndicaliste sont utiles, donc ça ne sert à rien de faire les deux en un. En revanche, la vraie question est : quel doit être la juste relation entre politiques et syndicats ? Je suis profondément attaché à la Charte d’Amiens. Les politiques, pour certains, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon, pensent que la charte est obsolète. Je pense que c’est une erreur parce qu’elle est essentielle et, surtout, elle n’est pas limitée aux relations entre syndicats et partis, mais concerne aussi celles avec le patronat et le gouvernement. Au demeurant, je suis très favorable à ce que nous ayons une discussion sur ce que doivent être ces relations.