Naomi Klein, essayiste : « Kamala Harris a été emportée par la vague de mécontentement qui traverse les démocraties »

Aux Etats-Unis, pendant la campagne présidentielle, les démocrates ont fait le choix d’ignorer les gens ordinaires en détresse, auxquels Donald Trump, lui, s’est adressé, estime l’essayiste américaine de gauche, dans un entretien au « Monde ».

Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer
Publié par le Monde le 11 novembre 2024
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Journaliste, essayiste, militante écologiste et critique du capitalisme, Naomi Klein est depuis la parution de son premier ouvrage, No Logo. La tyrannie des marques (Actes Sud, 2001) une figure incontournable de la gauche nord-américaine. Dans son essai La Stratégie du choc (Actes Sud, 2008), elle analysait la déstabilisation du monde par le capitalisme qui parvient à préserver son emprise sur le monde par l’instrumentalisation de moment de crises. Naomi Klein publie aujourd’hui Le Double. Voyage dans le monde miroir (Actes Sud, 496 pages, 24,80 euros), où elle s’intéresse à l’influence du conspirationnisme en ligne et à l’avenir de la gauche.

Que vous inspire la victoire de Donald Trump ?
C’est un résultat accablant, pour la planète et pour la paix au Proche-Orient. Mais suis-je surprise par son élection ? Non. Les élections européennes et britanniques [qui se sont respectivement déroulées en juin et en juillet] démontraient déjà qu’il y a une soif de changement. La colère est répandue et nos concitoyens votent pour chasser du pouvoir ceux qui dirigent leur pays, peu importe leur sensibilité politique.
Mais, pour en revenir aux Etats-Unis, je crois que le grand responsable de la victoire de Trump est Joe Biden. Il aurait dû annoncer qu’il renonçait à se présenter dès décembre 2023, et ne pas attendre le mois de juillet comme il l’a fait. En se retirant plus tôt, Joe Biden aurait permis l’organisation d’une primaire. Comme le temps a manqué, Kamala Harris s’est imposée, mais il lui était impossible en tant que vice-présidente de se présenter comme la candidate incarnant le changement. Elle a donc été emportée par la vague de mécontentement qui traverse les démocraties.
Le pire, c’est que ce ne sont pas les élites du Parti démocrate qui paieront le prix de leur erreur, ce sont les gens ordinaires qui souffriront le plus de ce résultat, ceux que le parti a fait le choix d’ignorer pendant la campagne. La stratégie empruntée était insensée pour quiconque sait comment mobiliser le vote. Le Parti démocrate a pris pour acquis le soutien de son électorat de la classe ouvrière, blanche et latino. Il s’est plutôt rapproché de Liz Cheney [qui a fait campagne avec Kamala Harris] et de son père, Dick Cheney [vice-président des Etats-Unis sous George W. Bush]. Cet homme incarne tout ce que ma génération déteste au sein du Parti républicain, les mensonges employés pour justifier la guerre en Irak.
Cette stratégie a été pensée par les grands donateurs du Parti démocrate, qui ne voulaient pas voir Kamala Harris faire campagne avec un programme économique de gauche, favorable à un système de santé publique, à un encadrement plus étroit des géants des nouvelles technologies. Le Parti démocrate s’est convaincu qu’il pouvait gagner en courtisant les républicains.

Dans votre livre, vous analysez comment nous vivons avec un double de nous-mêmes, une part de qui nous sommes que nous préférons oublier. Après le retour de Trump à la Maison Blanche, faut-il admettre qu’il y avait une Amérique que nous avons refusé de voir ?
L’élection de Trump ne dévoile pas un phénomène méconnu, le fascisme qu’il incarne traverse l’histoire des Etats-Unis depuis le tout début. La volonté de créer un pays égalitaire, libre, coexiste avec cette réalité, et il y a toujours eu une tension entre ces deux pôles. Pour autant, je ne crois pas que les démocrates d’aujourd’hui s’inscrivent dans ce mouvement d’émancipation. Au cours de la campagne, ils ont pu mêler certains éléments du discours républicain à un discours identitaire.
Les démocrates n’ont dupé personne en menant une campagne aussi superficielle. Les Américains ont bien conscience des problèmes du monde actuel. Des bombes américaines sont employées contre des enfants palestiniens et libanais alors que de nombreux experts considèrent qu’un génocide est en cours à Gaza, les Etats-Unis sont frappés par de graves ouragans causés par le dérèglement climatique, les injustices sociales s’aggravent. Rien de probant n’a été proposé sur tous ces sujets.
Trump a avancé quelque chose qui s’en rapproche, mais de profondément différent : la haine. Ce sentiment vous donne au moins la satisfaction d’être du bon côté face à ceux que l’on exclut. Vous êtes considérés comme un vrai Américain. C’est déjà une forme de réponse à la détresse qui sévit aux Etats-Unis.
L’avortement est un enjeu capital, Kamala Harris a eu raison de faire campagne sur ce thème. Mais c’est insuffisant. La défiance s’installe, car les électeurs n’ont pas l’impression d’être entendus, que l’on prend en compte les difficultés qu’ils rencontrent.

Comment peut-on mener une campagne contre le pouvoir des élites sans tomber dans le populisme ?
[Le sénateur américain] Bernie Sanders s’est porté candidat à l’investiture démocrate deux fois [en 2016 et en 2020] en défendant un programme socialiste. A chaque fois, il s’est fait traiter de populiste, alors qu’il aurait été plus juste de dire tout simplement que son projet était populaire.
Son exemple me semble proche de ce qu’il faut faire : promettre un système de santé publique, à l’image de ce qui existe dans la plupart des pays industrialisés, effacer les dettes étudiantes, qui atteignent un niveau astronomique aux Etats-Unis, et faire du logement un droit fondamental. La campagne de Kamala Harris était financée par certains des individus les plus riches de la planète qui ne veulent pas accorder un salaire décent à l’ensemble de leurs salariés ou payer davantage d’impôts pour financer un système de santé publique.

Vous vous intéressez également à l’influence grandissante des théories conspirationnistes. Qu’est-ce que ce type de mensonges et leur diffusion disent de la société contemporaine ?
Les théories conspirationnistes se trompent sur les faits, mais elles expriment un sentiment juste, la conviction que le système joue contre vous. C’est le principal enseignement qu’il faut tirer à leur propos. La plupart des gens ne disposent pas de connaissance approfondie sur le fonctionnement du capitalisme. Ils en sont restés à ce que l’on entend le plus souvent : la croissance agit comme la marée soulevant tous les bateaux, petits et grands.
C’est ainsi que le capitalisme est présenté dans les écoles. Et donc, lorsqu’il provoque des crises, cela suscite de profondes incompréhensions. On veut continuer à croire que le système n’est pas en cause, qu’il a simplement été truqué par des personnes ou des groupes malveillants : Bill Gates [cofondateur de Microsoft], le patron du forum de Davos Klaus Schwab, les juifs, ou, comme on l’entend aujourd’hui, les « mondialistes ».
Pour contrer l’influence de ces théories, cessons de regarder de haut nos concitoyens qui y croient, reconnaissons que les émotions qu’elles expriment sont légitimes et présentons un projet capable de répondre à leurs besoins.

Dans votre livre, vous abordez la question de l’antisémitisme, sans discuter de ses manifestations à gauche…
Pour répondre à cette question, il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on désigne par l’antisémitisme de gauche. L’expression peut avoir une définition très large en incluant notamment la critique d’Israël, ce qui est pourtant un exercice légitime. Il faut également reconnaître que l’antisémitisme est un phénomène répandu au sein de notre société.
Depuis le 7-Octobre, j’ai été très critique envers ceux qui, à gauche, ont célébré ces massacres. J’ai publié un article dans [le quotidien britannique] The Guardian quelques jours après ces événements, dans lequel j’affirmais qu’il fallait prendre le parti des enfants, et non celui des armes. Cela me semble absolument crucial, il faut en revenir à des principes clairs : toute vie humaine est précieuse, la liberté d’expression pour tous, négocions plutôt que de faire la guerre, remettons-en nous au droit international, à la convention de Genève de 1949 [texte qui énonce plusieurs principes fondamentaux sur la protection des populations civiles en temps de guerre].
Il y a cependant aujourd’hui des gens à gauche qui affirment que tuer un enfant palestinien constitue un crime de guerre, mais qu’il n’y a pas de civils en Israël. Je rejette cette idée avec fermeté. Tout en disant cela, on peut aussi comprendre comment des Palestiniens, face au déséquilibre de la force, ont pu en arriver à ce point-là, mais célébrer le 7-Octobre, jamais.

Vous rejetez le virage identitaire pris par la gauche. Pourquoi ?
Les identity politics à gauche mènent souvent à exclure les hommes, les personnes blanches. Je le regrette. La justice ne vient pas de la création d’une nouvelle hiérarchie sociale, opposée à celle prônée par la droite. La vision de l’avenir que nous devons chercher à définir doit permettre à chacun de s’y retrouver. Dire que tous les hommes sont sexistes, ou que tous les Blancs sont racistes, est contraire à ce que nous devons faire. Il faut bâtir une culture de l’inclusion.
Quiconque a écouté quelque peu les podcasts de Steve Bannon [ancien conseiller de Donald Trump à la Maison Blanche et influent idéologue d’extrême droite], comme je l’ai fait au cours de mon enquête pour écrire ce livre, ne peut pas être surpris par le résultat de la présidentielle américaine. Le vote latino pour Trump n’a rien d’étonnant, Bannon y travaillait depuis dix ans. Il appelle cela du « nationalisme inclusif ». Son discours ne tient pas que du suprémacisme blanc. Il est ouvert à tous, peu importent les origines, s’ils acceptent d’exclure ceux qui ne seraient pas de « vrais Américains » et que l’on devrait, selon lui, expulser.

Que pensez-vous de la COP29, qui s’ouvrira le 11 novembre en Azerbaïdjan ? Ce processus de négociation est-il compromis par l’élection de Trump ?
Ces sommets multilatéraux sont devenus une véritable blague au cours des dernières années. Ils sont de plus en plus sous l’emprise des majors et des Etats pétroliers. La COP s’est déroulée, en 2023, aux Emirats arabes unis, et en 2022 en Egypte. Cette influence des hydrocarbures sur la COP ne cesse de s’étendre. Il me semble donc inutile de crier à la catastrophe après la victoire de Trump, ces négociations étaient déjà en crise. Et puis, aux Etats-Unis, le climat était complètement absent de la campagne de Kamala Harris. Au contraire, elle n’a cessé de répéter qu’elle était en faveur de la fracturation hydraulique [une technique controversée d’extraction des gaz naturels]. La défaite de l’ex-candidate forcera les démocrates à organiser une primaire pour la prochaine présidentielle, d’autres idées pourront alors se faire entendre.