Le média «Vert» entend lutter contre le climatoscepticisme de l’extrême droite
Adrien Franque
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Avec son ton humoristique et pédago, le jeune média indépendant, qui fêtera ses cinq ans d’existence en mars, a récemment lancé une campagne de dons très suivie pour financer son nouveau projet éditorial.
Pour expliquer la démarche de leur média Vert, Loup Espargilière et Juliette Quef, ses cofondateurs, aiment bien l’analogie du restau libanais. Et plus précisément celui de la rue Bichat, dans le Xe arrondissement de Paris, là où se situaient leurs locaux
précédemment. Un restaurant où le couple de jeunes trentenaires – elle est végétarienne, lui non – avait pris l’habitude de déjeuner régulièrement. Houmous, frites de halloumi, chakchouka… Elle le savait, mais lui ne s’en est rendu compte qu’au bout
de plusieurs mois : le resto en question ne servait que des plats végé. La cuisine, généreuse, tranchait avec les idées reçues sur le végétarisme, souvent synonyme de frugalité. «Surtout, ce n’était indiqué nulle part sur la carte ou la devanture, raconte-t-elle. Avec l’écologie, c’est pareil : il faut faire en sorte que ce soit une nourriture délicieuse que les gens aient envie de manger.»
Humour et concision
A l’heure où le journalisme environnemental a mauvaise presse, jusqu’à se retrouver quasiment l’équivalent informationnel du céleri-rave du bout de l’étal du marché (c’est-à-dire pas le premier légume sur lequel on se jette), Vert semble avoir trouvé la bonne recette. Le média indépendant, gratuit et sans pub, qui fête les cinq ans de son lancement, a en effet des allures de rare success-story du secteur : sa newsletter (quotidienne ou hebdomadaire) approche désormais des 100 000 abonnés (non
payants). Mais Vert s’est aussi construit une vraie communauté sur les réseaux sociaux, et en particulier Instagram, cumulant plus de 200 000 followers. Cette croissance express, avec désormais neuf salariés à temps plein, les a poussés à changer plusieurs fois de bureaux pour héberger leur rédaction dans l’immense tiers-lieu Césure, un ancien campus dans le Ve arrondissement de Paris. La trajectoire est plus ou moins celle d’une start-up – le jour où on les retrouve, les fondateurs de Vert déballent deux écrans plats destinés aux réunions en visio.
Une réussite grâce à un ton qui mise sur l’humour et la concision, du genre à pouvoir rendre digeste le dernier rapport du Giec en trois paragraphes et quelques stories Instagram. «Quand on s’est lancé, la couverture médiatique de l’écologie nous semblait
très culpabilisante, moralisatrice, anxiogène», se souvient Juliette Quef. Lui, précédemment journaliste à Mediapart et aux Dernières Nouvelles d’Alsace, a eu l’idée d’une newsletter sur l’écologie deux mois avant la fin de ses allocations chômage à
l’automne 2019. Elle, titulaire d’un master en affaires publiques, donnait d’abord un coup de main sur la relecture et la partie administrative, avant de se mettre rapidement à écrire aussi. Si l’on y décèle la patte évidente des médias internet type Konbini (avec lequel Vert collabore depuis l’an passé), Loup Espargilière revendique aussi comme influence ce titre centenaire qu’est le Canard enchaîné, «dans sa capacité à traiter de sujets hyper compliqués et parfois désespérants avec un ton léger, de l’humour, des jeux de mots, des dessins…».
Aussi, sachant que rien ne vaut ces jours-ci une danse TikTok pour alerter sur la crise climatique, les dirigeants du jeune média ont fait un choix précoce qui s’est avéré payant : leur cinquième salarié embauché fut un influenceur. Gaetan Gabriele n’avait
que quelques milliers d’abonnés Instagram quand les fondateurs de Vert l’ont repéré sur les réseaux sociaux avec ses vidéos ironiques sur l’écologie. Bonnet marin sur la tête et déhanchés béats sur fond d’infos navrantes – ce mardi 17 décembre, par exemple, François Bayrou qui prend un jet pour rallier le conseil municipal de Pau –, Gaetan Gabriele, et ses plus de 250 000 followers désormais, leur a permis de s’insérer dans l’espace assez cloisonné et codifié des créateurs de contenus. Depuis, une
collaboration s’est aussi nouée avec l’influenceuse-pépiniériste Ophélie Ta mère nature. Et quand il s’agit de lancer un appel aux dons, Vert invite une autre figure des réseaux sociaux, ASMR Politics, pour chuchoter des propos climatosceptiques. La campagne, commencée en novembre, vise à financer un projet baptisé «Chaleurs actuelles» (le titre est malin), pour couvrir plus substantiellement les discours d’extrême droite sur le climat, et ainsi contrer la désinformation qui prolifère, au hasard, sur les plateaux de CNews. «Remettre en cause, non pas le réchauffement climatique, mais sa part humaine, c’est un discours qui est extrêmement installé chez Pascal Praud, Marion Maréchal ou Michel Onfray, expose Loup Espargilière, qui revendique de prendre part à la bataille culturelle sur le sujet. L’extrême droite récupère l’écologie pour recruter des adhérents sur le terrain ou elle s’en sert comme bouc émissaire. Ça devient central dans leur discours. Il y a une urgence là-dessus.» Signe que l’urgence semble partagée par le public, environ 190 000 euros ont déjà été récoltés à quelques jours de la fin de la
campagne, dimanche 22 décembre. De quoi recruter un journaliste dédié et créer cette nouvelle rubrique, avec une future newsletter mensuelle où les lecteurs retrouveront notamment des collaborations avec StreetPress ou l’association Quotaclimat. Mais l’argent permettra aussi de développer des enquêtes ou d’éditer un poster pédago sur les techniques rhétoriques utilisées par les climatosceptiques.
«Communauté»
«Le point de départ de Chaleurs actuelles, c’est la séquence de l’été dernier, autour des législatives, raconte Juliette Quef. Déjà, pendant la campagne des européennes, nous avions choisi de travailler sur la “montée de l’amer”. Parce qu’on aime bien les jeux de mots, mais surtout pour traiter à la fois la montée de l’extrême droite et des températures.» Au lendemain de la dissolution, Vert enregistre ainsi 600 nouveaux donateurs mensuels. Un bond soudain pour ce «club» qui regroupe les soutiens payants du média – ils sont désormais 6 000 et assurent plus de 90 % de ses revenus. Ce modèle reste atypique dans les médias français : «Le club, ce n’est pas que du don simple, il sert aussi à former une communauté avec nos lectrices et nos lecteurs, explique Loup Espargilière. Eux en retirent des contreparties symboliques, on les invite à des soirées où l’on réfléchit ensemble à comment faire évoluer les médias, où l’on reçoit des personnalités…» Le club peut aussi servir de comité stratégique sur certaines décisions. Comme celle de collaborer ou non avec Konbini, alors que l’actionnaire du média vidéo était à l’époque la société pétrolière Perenco (Konbini a depuis été racheté par l’éditeur du Gorafi, DC Company). «On les a fait voter, raconte Juliette Quef. A 85 %, ils ont répondu “Allez-y”. Ça nous a donné de la force pour ce choix qui ne nous paraissait pas
évident.»
Sinon, ces soutiens se retrouvent à des apéros, comme le 27 novembre autour de Marine Tondelier. La secrétaire nationale du parti Les Ecologistes était venue raconter, ça tombe bien, son expérience qui croise militantisme écolo et opposition sur le terrain contre l’extrême droite à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais). Plus qu’une foule uniforme de trentenaires urbains en polaires Patagonia, l’événement a rassemblé 300 écolos de tous âges. Qui semblaient tous animés, au vu des questions posées en fin d’interview, par la volonté de convaincre leur entourage de l’urgence climatique. Vert a été pensé pour cela, sorte d’armement à l’autodéfense intellectuelle sur les questions environnementales : «On ne se considère pas comme un média militant qui serait impliqué dans la lutte écologiste, précise Loup Espargilière. On ne fera jamais de collab avec des ONG ou des mouvements militants. On se bat pour le droit de savoir des citoyennes et des citoyens sur des questions fondamentales pour leur avenir.»
En 2022, une vague d’engouement et d’introspection s’était abattue sur les médias français. TF1 signait une «feuille de route climat», Radio France engageait son «Tournant environnemental»… Vert n’était pas en reste, à la manœuvre d’une «Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique» signée par une cinquantaine de médias. C’était l’époque où ses fondateurs développaient aussi des formations à destination des rédactions, avec des interventions auprès des journalistes du Parisien, de Midi libre, de BFM TV… Deux ans plus tard, le paysage a bien changé. Si certaines bonnes habitudes ont été prises – TF1 continue par exemple de développer son ambitieux format Notre Planète –, l’attention médiatique s’est déportée ailleurs. Un symptôme : les budgets de formation des médias auparavant dévolus aux questions environnementales ont été redirigés vers l’intelligence artificielle.
«Comment se réinventer ?»
Désormais, les revenus de Vert issus de la formation ne représentent plus que 5 % de leur chiffre d’affaires environ. Mais les cofondateurs du média travaillent sur le lancement, dès janvier, d’une nouvelle offre de conférences courtes et ludiques, sur des
sujets thématiques. Ce projet baptisé «Vert le futur» s’adressera à des publics scolaires ou des entreprises – Vert a aussi une certaine influence sur LinkedIn, avec 88 000 abonnés. La demande est déjà forte. Ce sera l’un des grands axes de développement d’une année 2025 ambitieuse pour le jeune média, qui fêtera donc ses cinq ans avec une «grosse teuf» courant mars. Les objectifs sont écrits : un million d’euros de chiffre d’affaires (contre 700 000 actuellement) et un passage de neuf à quinze salariés à la fin de l’année prochaine.
«C’est un peu la phase 2 qui commence, explique Loup Espargilière. La question alors, c’est comment on se réinvente, comment on trouve d’autres manières d’accrocher le public pour lui parler d’écologie alors que ce n’est plus sa préoccupation principale.» «Il faut vraiment qu’on fasse des sujets du quotidien, abonde Juliette Quef. L’écologie, c’est partout : comment on mange, comment on se loge, comment on vit…» Vert veut alors devenir un média plus généraliste, pour dépasser la bulle des lecteurs qui s’intéressent aux questions écolos. «Le problème, c’est qu’on s’appelle Vert», note Loup Espargilière.
«Vert, c’est l’espoir, le futur, rétorque sa compagne. Il n’y a aucun souci, on peut trouver des choses.»