«Un historien à Gaza» de Jean-Pierre Filiu, témoignage d’une «humanité abandonnée»
article de Hala Kodmani, paru dans Libération le 23 mai 2025
L’universitaire publie un livre sur son mois passé dans l’enclave palestinienne entre décembre et janvier avec MSF. Habitué des terrains de guerre, il dit n’avoir «jamais rien expérimenté de similaire».
Avant d’aborder le «choc» éprouvé et décrit par Jean-Pierre Filiu sur le terrain à Gaza, il faut souligner le fait exceptionnel d’avoir pu passer un mois dans l’enclave palestinienne, soustraite à l’humanité. Une possibilité que lui envient des milliers de journalistes à travers le monde, interdits d’accès au territoire depuis le début de l’offensive israélienne lancée au lendemain de l’attaque du 7 octobre 2023. «Que comprendrions nous à la guerre d’Ukraine si seuls en rendaient compte des journalistes basés et accrédités à Moscou ?» fait valoir le témoin privilégié.
Son témoignage est apporté aux lecteurs d’Un historien à Gaza, titre choisi par celui qui endosse dans le même temps sur le terrain les habits du reporter, du travailleur humanitaire, de l’universitaire et par-dessus tout de l’expert fervent du Proche-Orient, de ses terres, de ses peuples et de son devenir.
Intégré à une mission de Médecins sans frontières (MSF), Jean-Pierre Filiu était dans la bande de Gaza du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025. Il a «fêté» son 63e anniversaire le jour de son entrée dans le territoire, puis Noël et le Nouvel An. Logé dans la zone humanitaire de Mawassi sur le littoral, près de la ville méridionale de Khan Younès, où s’entassent un million de déplacés, il découvre «une humanité abandonnée» dans ce territoire qu’il avait visité en d’autres temps. «Je n’imaginais pas ainsi mes retrouvailles avec la Gaza assiégée», écrit Filiu en discernant à son arrivée de nuit «des zones ravagées qui émergent de l’ombre».
Détails de l’invivable
Ce n’est pas la première fois que l’universitaire se rend sur un terrain de guerre. Auteur de Je vous écris d’Alep, Filiu a fait plusieurs séjours ces deux dernières années en Ukraine pour assurer des cours sur le Moyen-Orient à l’université de Kyiv. «J’ai beau avoir fréquenté par le passé quelques théâtres de guerre, Ukraine, Afghanistan, Syrie, Irak, Somalie, je n’ai jamais au grand jamais rien expérimenté de similaire», écrit-il sur Gaza. Sa description des conditions de la vie quotidienne dans l’enclave sous le feu après quinze mois de conflit, où plus de 80 % de la population a été déplacée, surprend même quand on ne cesse de voir les images et d’entendre les témoignages. Circulant au milieu de «la mer de tentes» le long des plages, il relève les détails de l’invivable.
«Derrière les données patiemment collectées par les organisations humanitaires, il y a la réalité des décharges à ciel ouvert où grouillent des enfants nu-pieds», écrit Filiu. Il évoque «les trous creusés dans le sable en guise de sanitaires… les puits domestiques forés à l’arrache au coin de la tente pour assurer un minimum de besoins quotidiens» en eau. Il y a l’eau qui manque, mais aussi l’eau en trop quand une nuit de pluie diluvienne, le 30 décembre, noie les tentes et leur contenu. Le quotidien dramatique ordinaire est aussi celui de «la débrouille» qui occupe les journées des Gazaouis pour leur survie : le bois qu’on ramasse pour faire du feu, les ânes pour seul moyen de locomotion. Mais aussi les trafics et les bandes de pillards qui surgissent lors des distributions d’aide humanitaire, souvent avec une complicité israélienne.
Territoire maudit
Jean-Pierre Filiu raconte surtout l’attente sous les tentes de «ces journées qui s’étirent sans avenir, à se languir d’un cessez-le-feu encore et toujours repoussé». Une angoisse qu’il a partagée avec la population pendant ses trente jours à Gaza. Une période où «les Gazaouis rêvent de la trêve en cours de négociation au Qatar». Cette même trêve obtenue le 15 janvier et dont l’annonce a provoqué la liesse des habitants, même si le cessez-le-feu effectif n’entrait en vigueur que le 19, veille de l’investiture de Donald Trump à la Maison Blanche.
Dans ce carnet de bord qui n’est pas qu’une chronique des morts, l’historien restitue le passé de Gaza, qui fut une oasis pleine de céréales et de vergers. Il revient sur les raisons de l’isolement de l’enclave ces dernières années, sur les rivalités entre l’Autorité palestinienne et le Hamas, se montrant aussi sévère dans son jugement contre l’une et l’autre, et pointant la responsabilité d’Israël à chaque étape de la vie de ce territoire maudit.
Le récit du témoin reporter au plus près de tous les Gazaouis ne mentionne pas son propre quotidien et ses conditions de vie pendant le mois qu’il a passé sur le terrain. Il reconnaît à la fin son privilège et «les limites» de son témoignage dans la mesure où il était logé au sec et au chaud avec des repas assurés. Dans la zone humanitaire protégée où il se trouvait, il n’a «vu la ville de Gaza que dans les yeux de ses ex-habitants».