Camille Froidevaux-Metterie, sur les viols de Mazan : « Oui, tous les hommes sont coupables, coupables d’être restés des indifférents ordinaires »
Le Monde du 19 septembre 2024, à lire en ligne
Ceux qui clament haut et fort ne ressentir « aucune honte » ne font pas la démarche de comprendre la réalité historique et culturelle qu’est l’enracinement du système patriarcal, souligne la philosophe dans une tribune au « Monde ».
Dans l’émission « C ce soir », diffusée le 12 septembre sur France 5, j’ai raconté comment, lors d’une conversation à propos du procès des viols de Mazan (Vaucluse), Laurent Metterie, mon mari, en était venu à me dire qu’il avait honte, en tant qu’homme, face à cette abominable affaire. Le lendemain, le journaliste Karim Rissouli postait une vidéo dans laquelle il reprenait mes propos et y ajoutait sa voix, affirmant que ce procès était pour lui, et pour bien des hommes, l’occasion d’une prise de conscience. Depuis, en réaction à mes publications et aux siennes sur les réseaux sociaux, un flux continu de messages exaspérés déferle, dans lequel des hommes clament haut et fort ne ressentir aucune honte.
Certains le font avec une hargne qui ne trompe guère sur leurs convictions masculinistes, mais d’autres, nombreux, prennent soin d’argumenter. Le fil rouge de leurs propos consiste à rejeter catégoriquement ce sentiment de honte au motif qu’ils ne seraient en rien « responsables » des agissements ignobles des accusés de Mazan. Il y aurait, d’un côté, une minorité d’hommes « malades », « dégénérés », « monstrueux », et, de l’autre, la majorité des hommes « normaux », « respectueux », « non violents ».
Il se trouve aussi des femmes pour surenchérir et relancer l’accusation qui fait des féministes des furies aigries détestant les hommes et se complaisant dans une posture victimaire. Il s’en trouve même certaines pour déplorer que #metoo sème la terreur et pour dire qu’écouter les victimes, à défaut de les croire, c’est déjà bien.
Résistance obstinée
Cette résistance obstinée m’incite à revenir sur la notion de honte qui est au cœur de la mécanique patriarcale et dont il s’agit précisément de renverser la logique aujourd’hui. Dans Femininity and Domination (« féminité et domination », Routledge, 1991, non traduit), la philosophe étatsunienne Sandra Lee Bartky qualifie la honte de sentiment lié au genre, non pas tant qu’il soit spécifique aux femmes, mais en ce qu’elles sont plus enclines à l’éprouver et de façon plus intense que les hommes. Définie comme une impression permanente d’inadéquation par lequel elles se sentent inférieures, imparfaites ou diminuées, la honte serait pour les femmes un véritable mode d’être-au-monde résultant de multiples processus de socialisation qui construisent, dès l’enfance et tout au long de la vie, un ensemble d’attitudes et d’opinions négatives à propos de soi.
Dans le cas des violences sexuelles, la honte atteint son paroxysme, puisqu’il s’agit de rendre publique une dévastation intime dans un contexte, celui de la culture du viol, qui retourne la charge sur les victimes en supposant qu’elles sont toujours plus ou moins responsables de ce qu’elles ont subi. N’étaient-elles pas trop court vêtues ? N’avaient-elles pas trop bu ? N’avaient-elles pas accepté ce rendez-vous ? Tant et si bien que, selon une enquête de victimation du ministère de l’Intérieur, seules 6 % des personnes victimes de violences sexuelles physiques ont porté plainte en 2022.
Si Gisèle Pelicot a choisi de refuser le huis clos, c’est parce qu’elle refuse de se sentir honteuse des sévices qu’elle a subis et qu’elle souhaite ardemment « que la honte change de camp ». Le procès de ses agresseurs, en plus d’être celui du patriarcat dans tous ses rouages, nous offre l’occasion de révéler la distance entretenue par les hommes vis-à-vis du phénomène récurrent des violences sexistes et sexuelles. Certains en prennent conscience et font l’effort de reconnaître qu’ils sont trop longtemps restés silencieux. D’autres, au contraire, s’indignent des amalgames et répètent à tous les vents « pas tous les hommes ».
En dépit de l’intense production d’outils pédagogiques (livres, podcasts, documentaires) ces dernières années, très peu d’hommes font la démarche d’essayer de comprendre ce dont il est question. Ils peuvent donc affirmer ne pas avoir honte puisqu’ils restent ignorants de cette réalité historique et culturelle qu’est l’enracinement du système patriarcal.
Celui-ci repose sur la définition immémoriale de l’existence féminine au prisme des seules fonctions sexuelle et maternelle, lequel socle fonde la domination masculine comme entreprise d’assignation des femmes à la disponibilité corporelle. Cette mécanique prend toute une série de formes qui se déclinent, de façon graduée, de la banale réflexion sexiste jusqu’au viol, qui en est l’expression paroxystique. Aucune différence de nature ici, mais une différence de degré renvoyant à une logique de continuum qui reste étrangère à la majorité des hommes.
Sortir de l’inaction
Aujourd’hui que le procès des viols de Mazan met au grand jour la permanence et la banalité des violences sexuelles, l’occasion est donnée aux hommes de sortir de leur silence et de leur indifférence face à des faits massifs que nous révélons sans discontinuer depuis une dizaine d’années. Que ceux qui n’ont pas honte et ne se sentent coupables de rien comprennent que leur innocence individuelle n’est pas un argument. Oui, tous les hommes sont coupables : coupables de refuser de s’éduquer pour comprendre la dimension systémique des violences sexuelles, coupables de ne pas prendre part à nos combats, coupables de ne pas avoir honte, d’être restés, jusque-là, des indifférents ordinaires.
Peut-être faut-il leur répéter que nous avons besoin d’eux, leur rappeler que nous attendons leurs engagements, les assurer que nous ne les accablerons pas pour être de mauvais alliés ? Car nous avons aussi une responsabilité, celle d’avoir trop souvent opposé notre méfiance et notre insatisfaction à ceux qui tentaient de nous rejoindre. Si le temps est venu pour les hommes de sortir de l’inaction, il est aussi venu pour les féministes de les accueillir. Aujourd’hui, nous leur disons, ayez honte, et faites de cette honte le moteur d’une implication quotidienne dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Et sachez que, si vous êtes avec nous, nous ne serons jamais contre vous.
Camille Froidevaux-Metterie est philosophe et professeure de science politique, spécialiste de la pensée féministe. Elle vient de publier « Patriarcat, la fin d’un monde » (Seuil, « Libelle », 60 pages, 4,90 euros).