Au Royaume-Uni, le modèle multiculturel a résisté aux émeutes d’extrême droite
Cécile Ducourtieux dans Le Monde du 06/09/2024

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Dans un pays où le respect du multiculturalisme est la norme, seule l’extrême droite tient les identités multiples et l’islam pour responsables de tous les maux d’une classe populaire blanche au fort sentiment de déclassement.
Les « voyous d’extrême droite » qui ne déploient que de la « pure violence » et vont « regretter d’avoir pris part » aux émeutes ou d’avoir attisé la haine raciale et anti-musulmans en ligne. C’est ainsi que le premier ministre britannique, Keir Starmer, a qualifié celles et surtout ceux qui, début août, de Southport à Bristol en passant par Belfast, ont jeté des briques sur la police, des mosquées ou même tenté d’embraser des hébergements d’urgence de migrants. Le travailliste a refusé d’esquisser des explications à ces explosions de colère, écartant tout ce qui pouvait ressembler à un début de justification de la violence. Elles ont été attisées par des groupuscules et des activistes d’extrême droite, qui ont propagé la fausse information selon laquelle le meurtre de trois fillettes à Southport (nord-est de l’Angleterre) avait été commis par un migrant de confession musulmane.
La réponse du dirigeant aux émeutes a, jusqu’à présent, été exclusivement judiciaire : les arrestations ont été massives (plus d’un millier), la justice prompte et particulièrement sévère : des centaines de personnes sont déjà passées devant un juge, dont une majorité a été condamnée à des peines de prison. M. Starmer a choisi la même stratégie de la dissuasion que lors des émeutes de 2011 à Londres, quand il était directeur des poursuites judiciaires publiques.
Les violences ont pourtant éclaté dans des villes parmi les plus pauvres du pays comme Hartlepool, Middlesbrough, Rotherham, dans le nord de l’Angleterre, où les populations expriment un manque de confiance dans les partis de gouvernement après des décennies de dégradation de leur niveau de vie. Ces localités comptent par ailleurs davantage d’hébergements d’urgence de migrants que la riche Angleterre du Sud, car les loyers y sont moins élevés.

« Un acquis »
Pourtant, la ligne de Keir Starmer a fait consensus et ni la gauche ni la droite ne questionnent le modèle multiculturel national ou l’assimilation des Britanniques musulmans aux valeurs nationales. Certes, Nigel Farage, le chef de file du parti populiste Reform UK, a qualifié des heurts à Leeds de « politique du sous-continent [indien] ». Mais seule l’extrême droite extraparlementaire, en particulier sa principale figure, Tommy Robinson, tient le multiculturalisme et l’islam pour responsables de tous les maux d’une classe populaire blanche au fort sentiment de déclassement.
« Le fait que la société britannique soit multiethnique est considéré comme un acquis. Les gens ne le questionnent pas, ils en sont même fiers, c’est ce que montrent nos sondages. Seules 7 % des personnes interrogées [dans un sondage réalisé le 9 août] pendant les émeutes disaient leur honte de vivre dans un pays multiethnique, contre 48 % qui se disaient fières, et 45 % qui étaient sans opinion », souligne Luke Tryl, directeur du cercle de réflexion More in Common UK. Au début des années 2010, David Cameron, alors premier ministre [2010-2016], avait évoqué les« échecs » du multiculturalisme. Le dirigeant travailliste Tony Blair [1997-2007], après les attentats dans le métro londonien en 2005, insistait, lui aussi, sur la nécessité, pour toute la population du pays, de partager les « valeurs britanniques » ou occidentales.
Ces questionnements ont presque disparu dans un pays où le respect des identités multiples est la norme – on peut s’y revendiquer sans problème comme écossais et britannique, nord-irlandais et britannique ou britannique d’origine nigériane, caribéenne ou pakistanaise. Par ailleurs, le rapport à l’islam y semblait jusqu’alors apaisé. « Les Britanniques font aisément la différence entre musulman et extrémiste islamiste », assure Luke Tryl.
Le Royaume-Uni ayant comme religion d’Etat l’anglicanisme, les cultes sont omniprésents dans l’espace public et en politique. Les cessions à la Chambre des communes commencent chaque jour par des prières et des évêques siègent encore à la Chambre des lords. Les signes religieux distinctifs sont tolérés dans les administrations et écoles. Downing Street prend soin de saluer toutes les fêtes du calendrier religieux, quel qu’il soit (Hanouka, Pâques, Divali, Aïd, etc.). Et quand Humza Yousaf, issu d’une famille pakistanaise, a été désigné premier ministre écossais en 2023, les médias se sont félicités qu’un Britannique de confession musulmane accède à un tel poste de pouvoir.

« Besoin d’un débat plus ouvert »
Cela ne veut pas dire que les musulmans britanniques ne sont pas victimes d’islamophobie. « Selon une de nos études réalisées juste après les émeutes, plus de 50 % des Britanniques estiment que les musulmans ne sont pas en sécurité dans le pays, ce qui est alarmant », souligne Luke Tryl. Cela ne signifie pas non plus que le Royaume-Uni n’est pas confronté à des cas inquiétants d’intolérance religieuse.
En 2021, à Batley, dans le comté de Yorkshire (nord de l’Angleterre), un enseignant a été obligé de quitter ses fonctions puis de se cacher, après avoir été victime d’une campagne d’intimidation et de menaces, des parents d’élèves et des leaders religieux locaux l’accusant d’avoir montré une caricature de Mahomet en classe. Un rapport du gouvernement a estimé que l’enseignant n’avait pas été traité comme une victime, alors qu’aucune faute professionnelle ne lui était reprochée. Et que l’école avait montré une attention « disproportionnée » à ne pas offenser les sensibilités religieuses de ses harceleurs.
« Nous aurions besoin d’un débat plus ouvert sur l’intégration, l’apprentissage de nos valeurs, la nécessité d’encourager la mixité sociale. Nous avons peut-être été trop passifs dans notre approche du multiculturalisme et sur les moyens de le faire fonctionner, souligne encore Luke Tryl. Un grand nombre de gens, dans nos études estiment que les autorités devraient faire davantage pour lutter contre l’isolement culturel de certains groupes ethniques, y compris blancs, qui se considèrent comme laissés-pour-compte. »