Le dilemme des syndicats face à la montée du RN dans leurs rangs
Bertrand Bissuel, 2 aout 2024, Le Monde

A la faveur des législatives anticipées, les représentants des organisations syndicales ont découvert que certains de leurs membres s’impliquaient dans la vie politique sous la bannière de l’extrême droite. Entre fermeté absolue et tolérance sous conditions, les réponses diffèrent pour répondre à ce que certains considèrent comme une forme d’entrisme du Rassemblement national.

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Le couperet est tombé presque instantanément. Dès que la CFDT a découvert que Thiebauld Vega, un de ses adhérents, se présentait aux législatives sous les couleurs du Rassemblement national (RN) dans la 1re circonscription de l’Essonne, elle a enclenché une procédure d’exclusion à son encontre. L’intéressé a été flanqué à la porte le 26 juin, soit quelques jours après le dépôt de sa candidature et avant le premier tour de scrutin. « Il n’avait pas de mandat au nom de la CFDT, c’est-à-dire qu’il n’était ni délégué syndical ni élu du personnel à la Société générale, son employeur, rapporte Diego Melchior, responsable de l’organisation réformiste au niveau de l’agglomération parisienne. C’est la CFDT-banques d’Ile-de-France qui a mené à bien la radiation. »
A l’occasion des élections législatives des 30 juin et 7 juillet, plusieurs confédérations représentant les salariés ont, à nouveau, été confrontées à ces situations épineuses où quelques-uns de leurs membres s’impliquent dans la vie politique sous la bannière de l’extrême droite. Elles ont réagi de deux manières : fermeté absolue ou tolérance assortie de conditions.
A la CFDT, les règles sont en place « depuis environ une vingtaine d’années », d’après Yvan Ricordeau, son secrétaire général adjoint. « Un adhérent peut participer à un scrutin politique, sous réserve de suspendre, durant la campagne, l’exercice de son mandat syndical – s’il en détient un – et de ne pas se servir de son appartenance à notre organisation,explique-t-il. S’il n’est pas élu, il peut reprendre les responsabilités syndicales qui étaient les siennes auparavant. »

« Il ne faut pas avoir la main qui tremble »
Mais une disposition spécifique joue pour ceux qui partent à l’assaut des urnes sous l’étiquette du RN ou d’une autre formation au programme équivalent – Reconquête !, Les Républicains (LR) avec Eric Ciotti – : ils sont congédiés, car les valeurs portées par ces forces politiques sont jugées « incompatibles » avec celles de la centrale cédétiste, selon la formule de M. Ricordeau. La ligne est identique à la CGT : « Il ne faut pas avoir la main qui tremble », insiste Emmanuel Vire, chargé de la lutte contre les idées d’extrême droite au sein de la confédération.
Lors des dernières législatives, en confrontant la liste des candidats avec le fichier de ses adhérents, la CFDT a identifié huit « hérétiques ». L’un d’eux est même devenu député : il s’agit de Maxime Amblard. Celui-ci a remporté son duel dans la 1re circonscription de la Meuse face à Bertrand Pancher, qui était le président du groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT) à l’Assemblée nationale durant la précédente législature. M. Amblard était, depuis janvier 2023, élu CFDT au sein de l’instance de représentation du personnel d’un établissement de Framatome situé à Courbevoie (Hauts-de-Seine).
Il vit mal, évidemment, sa mise à l’écart, révélée par le média La Lettre : « Je savais que la CFDT n’était pas une grande fan du RN, mais je ne pensais pas que ce serait au point de tomber dans le sectarisme sans réfléchir, comme peut le faire depuis longtemps la CGT, confie-t-il. Il est regrettable qu’une organisation censée représenter tous les travailleurs, quelle que soit leur orientation politique, procède à des exclusions arbitraires. » D’après lui, les arguments invoqués pour son éviction « reposent sur une vision symbolique et fantasmée de ce qu’est le RN aujourd’hui, et non pas sur la réalité concrète de ce qu’il est ».
La CGT, elle, a été conduite à exclure une de ses membres : Nelly Ouchaoua, suppléante de Grégoire Granger, qui était en lice pour le parti de Marine Le Pen dans la 6e circonscription de la Loire et qui a été battu. « Il peut y avoir des “trous” dans le filet », complète M. Vire. Sous-entendu : il n’est pas exclu que des cégétistes aient pris part à l’élection sous l’étendard de l’extrême droite sans que leur lien avec le syndicat soit repéré.
Les autres confédérations qui comptent à l’échelon interprofessionnel ont une doctrine différente. Chez elles, le fait de rouler pour le RN ne constitue pas un motif de répudiation. Elles appliquent les mêmes règles à leurs membres qui s’engagent pour un parti, que celui-ci soit situé à l’extrême droite, au centre ou à gauche. « A la veille de chaque scrutin, nous diffusons une circulaire pour rappeler que ceux qui participent à une élection politique doivent suspendre l’exercice de leur mandat et ne pas se prévaloir de leur appartenance à notre organisation », indique Frédéric Souillot, secrétaire général de Force ouvrière (FO).

Complaisance ou mollesse
La CFE-CGC a une position similaire : le logo du syndicat ne doit pas être mêlé à « une cause politique », dit son président, François Hommeril. Idem à la CFTC : « Ceux qui sont dans nos rangs et qui briguent une fonction élective, sous quelque couleur politique que ce soit, sont tenus d’interrompre leur mandat, sachant que nous faisons preuve de souplesse, s’il s’agit, par exemple, de siéger au conseil municipal d’une petite commune », détaille Cyril Chabanier, le numéro un de la centrale chrétienne.
C’est ainsi que Jérémy Legodec, surveillant pénitentiaire encarté à FO, s’est lancé dans la course des législatives (en qualité de suppléant, sous l’étiquette RN) dans la 1re circonscription des Hautes-Pyrénées. Cela n’a pas soulevé de difficulté pour la direction de son organisation, du moment qu’il respectait les consignes fixées en interne.
Les syndicats qui ne se délestent pas de leurs adhérents impliqués au RN sont parfois accusés de complaisance ou de mollesse – avec cette idée qu’ils auraient peur de mécontenter une partie de leurs troupes, conquises par le discours de Marine Le Pen. Les mis en cause font valoir qu’ils ne restent pas les bras ballants quand la situation l’impose. « Les membres de notre organisation qui amalgament le combat politique et syndical se voient retirer leur mandat », souligne M. Souillot, en évoquant le cas de Jean-Claude Escalier, un ex-haut gradé de FO en Auvergne-Rhône-Alpes. Quelques mois avant les législatives, celui-ci « s’était mis en scène avec une responsable du RN, tout en faisant état de son appartenance à notre confédération et en suggérant que nos idées étaient proches de celles défendues par cette formation, raconte le secrétaire général. Nous ne pouvions l’accepter ».
Le Syndicat indépendant des commissaires de police, affilié à la CFE-CGC, a lui aussi sorti le bâton, il y a quelques mois, en retirant à Matthieu Valet la fonction de porte-parole, quand sa proximité avec le RN est devenue manifeste.
Même s’il est désormais banal de voir des syndiqués souscrire aux thèses de l’extrême droite, de telles situations continuent de provoquer des chocs. C’est ce que des cédétistes de Franche-Comté ont ressenti quand ils ont appris qu’une de leurs camarades, Florianne Jeandenand-Guinchard, était la porte-drapeau lepéniste dans la 5e circonscription du Doubs. « Nous avons tous été surpris, relate Christelle Caillet, dirigeante de la CFDT-santé-sociaux dans ce département. L’un de ses collègues, lui aussi encarté chez nous, m’a dit : “Les bras m’en tombent, jamais je ne me serais douté qu’elle épouse de telles idées.” Il travaillait en bonne intelligence avec elle, et s’est senti trahi. »
Mme Jeandenand-Guinchard n’est pas venue à l’entretien auquel son syndicat l’a convoquée pour prononcer l’exclusion. « C’est regrettable qu’on n’ait pas pu échanger avec elle sur tout ce qui s’est passé, poursuit Mme Caillet. Nous éprouvons aussi un sentiment de culpabilité : comment avons-nous pu ne pas déceler son investissement en faveur du RN ? »

Lancer une contre-offensive
La marée monte à bas bruit dans le monde du travail. « Au vu de la progression du RN et de son poids, notamment chez les ouvriers, nous sommes plusieurs à nous demander si cette formation ne tente pas de s’infiltrer dans les syndicats, en pratiquant l’entrisme », s’inquiète Perrine Mohr, secrétaire générale de l’union CFDT dans les Hauts-de-France. Selon un sondage effectué par l’institut Toluna-Harris Interactive, lors du premier tour des législatives, 19 % des personnes se disant proches d’un syndical ont voté en faveur du RN (22 % si on tient compte des suffrages accordés à Reconquête ! et aux LR avec Eric Ciotti).
Ce score, inférieur de plus 10 points à la moyenne nationale, est très variable suivant les organisations : un peu moins de 19 %, s’agissant des sympathisants de la CGT et de la CFDT, si on additionne toutes les voix en faveur de l’extrême droite, mais 32 % dans le cas de FO, un peu plus de 25 % pour la CFTC et 23 % pour la CFE-CGC.
Il est urgent de lancer une contre-offensive, alerte M. Vire. « Le syndicalisme a une grande responsabilité à exercer pour combattre les idées du RN », enchaîne-t-il. Le cégétiste espère qu’« une action encore plus forte pourra être impulsée, si possible en coordination avec d’autres centrales ». C’est tout sauf évident, comme il l’admet : des militants, pourtant pleinement favorables à de telles démarches sur le fond, hésitent parfois à les mettre en œuvre, « de peur de perdre des adhérents ou des voix » aux élections qui désignent les représentants du personnel.