Published On: 27 janvier 2025Categories: Interviews

Laurence DE COCK
Histoire de France populaire
Agone, 2024

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Trois questions à Laurence De Cock
Propos recueillis par Paul Devin

Gerard Noiriel, dans le sillage duquel vous situez votre Histoire de France populaire, affirmait[1] que l’historien ne pouvait prétendre dire aux citoyens ce qu’ils doivent penser au nom des « leçons de l’histoire ». Comment réussir à écrire une autre histoire de France, délibérément centrée sur les luttes et les résistances, tout en respectant le « devoir de réserve » que Gérard Noiriel affirmait comme une nécessité impérative du travail de l’historien ?

Ce que dit en substance Gérard Noiriel par cette phrase, avec quoi je suis en total accord, c’est que l’on ne doit pas substituer un roman de gauche à un roman de droite. Ce serait déroger à la déontologie scientifique qui n’est pas celle de la sacro-sainte « neutralité » mais qui nous interdit toute forme de manipulation ou d’endoctrinement. Ainsi, écrire une histoire des luttes et des résistances n’a pas pour vocation de surjouer la posture révolutionnaire du peuple, mais de rétablir un certain équilibre avec l’ histoire des puissants qui invisibilise ses faits et gestes.
C’est précisément là que réside le projet d’une autre histoire de France. Il s’agit d’un récit alternatif au roman national qui est la forme dominante du rapport au passé dans la société, c’est-à-dire le récit d’histoire le plus partagé par la population, jeune et moins jeune ; celui dont elle est aussi la plus friande si l’on en croit les succès des films, BD, ouvrages jeunesse ou spectacles historiques. Il y a donc aujourd’hui une dimension populaire dans la consommation d’histoire, mais qui se dirige vers le récit considéré comme consensuel qu’est le récit national. On a ainsi l’impression qu’il s’agit d’un récit inoffensif, une sorte de Madeleine de Proust. C’est pour cela qu’il faut comprendre – et ne pas mépriser – le plaisir des gens qui consomment du roman national, mais qu’il faut leur expliquer quelle est sa nature profonde.
Le roman national est un récit historique né au XIXème siècle avec pour objectif de fabriquer une identité nationale en fournissant un modèle de passé commun. Il repose sur la valorisation des « grands personnages », essentiellement masculins, de l’histoire (Vercingétorix, Clovis, Charles Martel etc.- ), sur des évènements-jalons (Alésia, Bataille de Poitiers, Marignan etc.), sur l’idée raciste de la supériorité de civilisation occidentale et de la « race » (terme de l’époque) blanche, et sur l’idée d’une histoire-progrès. Son prisme est essentiellement politique et l’histoire économique et sociale en est absente. C’est une histoire vue d’en haut qui occulte les rapports de domination et postule que le moteur de l’histoire est uniquement le produit des décisions des puissants.
Le récit alternatif que je propose dans ce livre vise à prendre à bras le corps toutes ces questions. Ce qui le distingue du livre de Gérard Noiriel est aussi formel : j’ai mobilisé mes compétences de pédagogue et vulgarisatrice pour écrire un récit accessible au plus grand nombre ; sans références savantes, dans lequel je ne fais pas qu’évoquer les « luttes et les rêves » pour reprendre le titre de l’histoire populaire proposée par Michelle Zancharini-Fournel. Je raconte une histoire de France « d’il y a très longtemps à nos jours » qui puise dans les mythes nationaux pour les déconstruire et les déplacer, sans les occulter ; qui ne s’interdit pas la subjectivité, éventuellement les anachronismes (que je mobilise comme outils didactiques), qui interroge la « France » comme construction politique et géographique et qui essaie de faire réfléchir à quelques vastes questions en faisant tomber des évidences. J’ai passé mon temps, pendant l’écriture, à me demander ce que les gens savaient, ne savaient pas, aimeraient savoir et à entrer en dialogue avec les lecteurs et lectrices. Les apartés que je fais à la fin de chaque chapitre ont cette fonction ; c’est un procédé que j’ai repris aux anciens manuels du XIXème siècle. J’ai beaucoup travaillé l’accessibilité du récit dans une perspective d’éducation populaire ; c’est un livre pour les jeunes et moins jeunes, de 15 à 100 ans (j’ai appris que j’avais une lectrice centenaire !).

Vous affirmez, au-delà d’une histoire des « sans-voix », faire un récit capable d’éclairer les rapports de domination. Comment aider les enseignant·es à comprendre l’enjeu fondamental de la compréhension de ces rapports de domination dans la formation du jugement critique de leurs élèves et ce tout particulièrement quand on sait la place du récit national dans leur culture historique ?

J’ai en effet aussi écrit ce livre pour les enseignants, et peut-être davantage encore pour les collègues du Premier degrés auxquels est désormais quasiment interdite la formation continue dans les disciplines autres que les maths et le français. Ces collègues m’ont souvent avoué se raccrocher comme une bouée de sauvetage au roman national parce que c’est ce qu’ils connaissaient le mieux ; ce que je comprends fort bien. Mon Histoire de France populaire est un outil pour subvertir le roman national ; aujourd’hui et plus encore demain si nous n’arrivons pas à contrer l’extrême-droite car le RN a déjà annoncé vouloir rétablir l’enseignement du roman national.
Vous avez aussi raison de dire que, chez les élèves eux-mêmes, le roman national est très présent. C’est l’un des enseignements de la grande enquête Les récits du commun sous la direction de Françoise Lantheaume et Jocelyn Letourneau[2] et ce malgré le fait qu’il ne soit plus enseigné en tant que tel. Ce qui en dit long sur sa puissance d’imposition. D’où l’urgence d’apporter un récit alternatif qui participe à faire douter et à accompagner la formation d’un esprit critique. Le roman national ne pose aucune question, il se contente de répondre et d’imposer des allants de soi. Il pose par exemple l’idée d’une « France toujours déjà là » comme disait Suzanne Citron et d’une frise chronologique qui reste décrochée du rapport au temps des élèves. Ce pourquoi beaucoup vous répondent que « l’histoire c’est des dates ». Il est difficile de faire coïncider la structure narrative du récit et la pédagogie critique car le récit est un montage mémoriel et est donc le produit d’arbitrages subjectifs qui peuvent à leur tour apparaître comme non discutables. C’est une tension dans laquelle je me suis trouvée dès le début ; d’où ma réticence, pendant longtemps à me lancer dans l’élaboration d’un récit d’histoire de France, et plus encore à destination scolaire.
Il ne faut pas être naïf ou naïve, raconter l’histoire des dominations ne suffit pas. Ce qu’il faut, c’est laisser place aux questions des élèves en mobilisant l’épistémologie disciplinaire : qui a agi ? Qu’est-ce qui a eu lieu ? Quelles en sont les causes ? Qu’est-ce qui aurait pu avoir lieu ? Que pensaient les gens ? Comment se diffusaient les idées ? Il faut assumer les aller et retour avec le présent : qu’aurais-je fait ? où sont les « moi » du passé ? Accepter  les analogies, anachronismes, les mots mal choisis des enfants etc. L’histoire est une matière vivante qui doit susciter joie, colère, curiosité, empathie etc. C’est tout le sens d’une science « humaine ». Les réformes actuelles de l’école vont dans le sens tout à fait opposé à tout ça.

Imaginons une commission chargée de définir les programmes scolaires d’histoire composée de Gérard Noiriel, Michelle Zancarini-Fournel, Françoise Lantheaume, Mathilde Larrère, Patrick Boucheron et Laurence De Cock…
Qu’est-ce que vous y défendriez comme principes essentiels de définition des contenus à enseigner ?

Oui, imaginons … rêvons surtout.
Pour commencer il faudrait que cette petite communauté puisse dialoguer à égalité. Aujourd’hui, on a encore tendance à considérer que les universitaires maîtrisent mieux les enjeux scolaires que les enseignants du premier ou second degré. Si on parle d’abolir les rapports de domination, il faut accepter de le faire partout. Je vais donc ajouter à cette belle liste des collègues enseignant en lycée professionnel et dans le premier degré. Magali Jacquemin par exemple a écrit un très beau livre sur l’enseignement de l’histoire en pédagogie Freinet.
Pour le reste, cette liste a l’avantage de tisser plusieurs approches de l’histoire scolaire : sociologique, pédagogique, académique. On devrait donc réussir à faire quelque-chose de bien. Tous les contenus devraient être mis au service de finalités éducatives critiques et émancipatrices. Cela passe par une nécessaire ouverture à d’autres échelles que la France et une variation permanente des focales : sociales, économiques, genrées, culturelles etc. afin de chausser toutes les lunettes qui permettent d’interroger le monde et de le voir sous toutes ses facettes.
L’histoire scolaire doit faire voyager les enfants et les adolescents, nourrir leur imaginaire et stimuler leur volonté d’agir le monde. Ce pourquoi elle ne doit pas apparaître comme une matière inerte faite de « repères » à connaître par cœur. Elle ne doit pas non plus ressembler à une suite d’exercices arides mobilisant des « capacités » ou « compétences ». Elle doit tisser des éléments avec lesquels les élèves ont une proximité immédiate (des savoirs sociaux) et ouvrir à la plus complète étrangeté. Enfin, elle doit servir aussi la cause de la rationalité et de la quête de vérité par un travail rigoureux sur les sources et l’établissement des faits.
Tout un programme !

[1] Gérard NOIRIEL, Le « populaire » comme relation de pouvoir, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2020/2, n° 67-2
[2] Françoise Lantheaume et Jocelyn Letourneau (dir,) Les récits du commun, PUL, 2016.