Présidentielle aux États-Unis : les gauches françaises face au crash démocrate
Médiapart
Mathieu Dejean
L’échec de Kamala Harris, loin derrière Donald Trump, éclaire d’un jour nouveau les divisions stratégiques des partis de gauche français pour battre l’extrême droite. Les leçons qu’ils en tirent en témoignent, même si elles sont parfois hâtives.
La victoire de Donald Trump aux États-Unis a logiquement suscité de vives réactions dans les partis de gauche en France. Pas seulement parce que la réélection de l’ancien président américain provoque chez eux une impression de cauchemar répété, en pire. Mais parce qu’elle éclaire d’un jour nouveau leurs débats stratégiques sur la manière de défaire l’extrême droite.
Bien que Trump ait été condamné par la justice, qu’il ait appelé à un coup d’État ou encore qu’il ait fait des commentaires positifs sur Hitler, il a largement distancé Kamala Harris, qui s’est inclinée avec 5 millions de voix de moins que lui. Ce n’est donc pas qu’une victoire en nombre de grands électeurs. Le crash de la candidate démocrate face à celui qu’elle n’hésitait plus à qualifier de « fasciste » est un fait politique qui ne pouvait que percuter les gauches françaises, confrontées à l’ascension du Rassemblement national (RN).
Dans les heures qui ont suivi l’annonce de la victoire du candidat républicain, de nombreux responsables insoumis·es, socialistes, écologistes et communistes ont réagi à chaud, en tentant de tirer des « leçons » – à l’instar de Manuel Bompard, coordinateur national de La France insoumise (LFI). Car même si la candidature de Kamala Harris est survenue dans une conjoncture particulière après le retrait de Joe Biden, et que les questions de genre et d’identification raciale ont pu jouer un rôle dans le résultat du vote, sa défaite est indissociable de son programme politique.
C’est ce que plaide en particulier LFI, dont les dirigeantes et les dirigeants ont été les plus prompts à réagir. Et pour cause : la bérézina démocrate est pour eux le signe de l’inefficacité d’une ligne de gauche modérée, y compris et même a fortiori face à l’extrême droite. « Les USA ne pouvaient pas choisir la gauche : il n’y en avait pas. Quand il n’y a plus de gauche, il n’y a pas de limite à droite. Quand il n’y a pas de bataille de programmes, l’élection devient un casting », a même commenté Jean-Luc Mélenchon. « Sans projet de rupture », Kamala Harris a « échoué à mobiliser l’électorat populaire nécessaire à sa victoire », lit-on aussi dans le communiqué de LFI, qui a vite fait de dresser un parallèle entre la politique française et états-unienne.
Le constat d’échec d’une stratégie centriste ?
Les socialistes ont la dent moins dure contre la candidate démocrate. Beaucoup insistent surtout sur sa « courte campagne », jugeant qu’elle n’a « pas suffi à surmonter la vague populiste », dixit la porte-parole du Parti socialiste (PS), Dieynaba Diop. La sénatrice socialiste Corinne Narassiguin, qui a vécu plusieurs années aux États-Unis, prend pour sa part ses distances avec la tentation qu’ont certains dirigeants de gauche de formuler des conclusions « hâtives » pour ce scrutin. « Il y aura des leçons à tirer, mais quand on aura des analyses suffisamment fines et en respectant nos contextes respectifs pour faire des parallèles intelligents », explique-t-elle. Pour l’instant, elle constate surtout que, « quand l’extrême droite s’installe au pouvoir une fois, elle gangrène le pays sur le long terme et on ne s’en débarrasse pas comme ça ».
Effondrés, les socialistes affirment aussi que la « réaction » doit se situer au niveau de l’Union européenne (UE). « Face à la bascule de l’ordre international, la gauche européenne doit y revendiquer son propre chemin. Internationaliste, humaniste, démocratique, écologiste », écrit le secrétaire national du PS, Olivier Faure.
L’eurodéputé Raphaël Glucksmann ne s’attarde pas non plus sur les causes de la défaite de Kamala Harris et plaide pour que l’UE s’émancipe du « parapluie américain », construise sa propre défense et sa propre sécurité. « C’est le moment de construire la puissance écologique européenne qui seule peut nous offrir un avenir libre et digne », commente-t-il sur le réseau social X.
Si les réactions entre ces deux camps de la gauche française sont si divergentes, c’est parce que leurs analyses différaient déjà en 2020. Joe Biden avait alors gagné face à Donald Trump, mais celui-ci avait tout de même gagné 10 millions de voix par rapport à 2016.
Pour LFI, ce résultat était l’illustration que seule une ligne radicale pouvait creuser l’écart avec le duo Macron-Le Pen en 2022, quand les socialistes considéraient que la victoire de Biden plaidait pour aller chercher l’électorat centriste. L’élection états-unienne de 2024 – après la présidentielle française de 2022, où Jean-Luc Mélenchon a largement distancé ses concurrents à gauche sans parvenir à se hisser au second tour – est donc pour les Insoumis·es une confirmation de leur hypothèse.
C’est en tout cas la lecture qu’en fait le député LFI Antoine Léaument : « Trump a pris en charge une partie des aspirations populaires en vendant du rêve sur la question du pouvoir d’achat avec ses taxes douanières, qui comportent une dimension raciste et réactionnaire. En face, malheureusement, la gauche version Kamala Harris n’a pas opposé d’affrontement idéologique central, ni sur le pouvoir d’achat ni sur l’immigration où elle a repris de manière édulcorée le vocabulaire de Trump [Kamala Harris s’engageait à investir dans des barrières physiques à la frontière avec le Mexique – ndlr]. Sans contre-projet par rapport au libéralisme en train de s’effondrer, elle a perdu le vote populaire. »
Les Insoumis·es insistent aussi sur l’absence de différence entre Donald Trump et Kamala Harris sur la guerre à Gaza. Pour Aymeric Caron, député apparenté LFI très engagé pour la cause palestinienne, l’absence d’opposition de Kamala Harris au soutien des États-Unis à Israël est le péché originel : « Une bascule s’opère autour du génocide à Gaza, et de la manière dont les gouvernements dits progressistes y réagissent. Kamala Harris a perdu à cause de son absence de programme, du bilan de Joe Biden, mais surtout parce qu’elle a soutenu le génocide à Gaza. À partir du moment où elle a franchi cette ligne rouge, elle n’était plus crédible pour parler des droits des femmes, des droits des homosexuels ou de la solidarité dans le système de santé. »
Une rupture avec les milieux populaires salariés
La députée ex-LFI Clémentine Autain, désormais membre du groupe écologiste, rejoint Aymeric Caron sur ce point et juge que, globalement, la campagne de Kamala Harris a échoué à proposer un projet global alternatif. « Il y avait quelque chose de tiède dans le profil de sa campagne, et je ne crois pas que le temps soit à la tiédeur, explique-t-elle. C’est le problème à gauche : on est du côté de la raison, des femmes, des personnes racisées, mais ça ne peut pas se substituer à la fierté populaire plus globale : il faut incarner la défense des intérêts des ouvriers et des employés, et donc parler aussi de la question du travail. »
En faisant ce diagnostic, partagé par d’autres à gauche, Clémentine Autain rouvre le débat commencé en 2011 en France lors de la publication d’un fameux rapport du think tank Terra Nova conseillant à la gauche de faire son « adieu » aux ouvriers pour conquérir une nouvelle majorité électorale urbaine.
Un débat similaire a d’ailleurs lieu aux États-Unis, où l’électoraliste Ruy Teixeira et le journaliste John B. Judis s’inquiétaient dans un ouvrage récent du décrochage du Parti démocrate dans les milieux populaires salariés et de son enfermement tendanciel dans les métropoles et les États côtiers.
Le député socialiste Philippe Brun, qui a créé un courant nommé Ligne populaire, rejoint cette préoccupation et fait le parallèle entre les États-Unis et la France. « La gauche américaine perd massivement les classes populaires et les hommes sans diplômes, comme la gauche française. Kamala Harris a fait campagne sur la démocratie et l’avortement, deux sujets importants, mais rien sur le travail et le pouvoir d’achat », analyse-t-il.
De manière générale, le sociologue Clément Petitjean, spécialiste du travail militant aux États-Unis, juge que le résultat de la présidentielle états-unienne signe l’échec d’une stratégie centriste consistant, pour Kamala Harris, à « créer une polarité sur le mode : “le chaos ou moi” ». « L’option de la stratégie du vampire, selon laquelle il suffirait de faire la lumière sur la vraie nature de Trump pour le faire disparaître doit être reléguée aux poubelles de l’histoire », insiste-t-il.
Durant sa courte campagne, la candidate démocrate a en effet plutôt cherché à donner des gages à l’électorat modéré qu’à l’électorat de gauche, en comptant sur l’effet repoussoir de Trump. Elle s’est ainsi affichée en meeting avec deux piliers du Parti républicain, Liz Cheney et son père Dick, ou encore avec d’anciennes figures républicaines lors de la Convention démocrate : le gouverneur de Géorgie, Geoff Duncan, ou de l’ancienne porte-parole de la Maison-Blanche, Stephanie Grisham.
« Cette stratégie d’aller chercher un électorat républicain modéré n’est pas payante », observe le chercheur, qui note que Kamala Harris a parallèlement envoyé un signal catastrophique au mouvement écologiste en reniant ses positions en faveur de l’arrêt de la fracturation hydraulique.
Les partis de gauche français n’ont pas fini de tirer les leçons de cet échec. Sur son blog, le député écologiste Benjamin Lucas souhaite qu’ils s’attellent « à répondre aux angoisses du quotidien des classes populaires et des classes moyennes, à cette anxiété du déclassement qui frappe tant de nos sociétés, à cette indécence des injustices et des inégalités, à cette accélération du temps de l’information », et assument donc « des ruptures avec un modèle néolibéral qui va dans le mur et menace jusqu’à la survie de l’humanité ».