
Fabienne FEDERINI
Enseignement privé catholique : comment l’État brise l’école de la République ?
Éditions Le Bord de l’eau, 2025
12,00€
Cinq questions à Fabienne Federini
Propos recueillis par Paul Devin
Qu’est-ce qui vous paraît rendre déloyale la « concurrence » entre l’enseignement privé et le service public d’éducation nationale ?
Je parle de « concurrence » en la qualifiant de « déloyale », parce qu’au vu des discours tant institutionnels que politiques, y compris ceux tenus par les ministres de l’Education nationale[1], il me semble que s’impose la représentation d’une école réduite à un marché concurrentiel comme un autre où la « liberté de choix » du parent d’élève s’exercerait entre des produits (les établissements scolaires) dont la qualité serait appréciée en fonction de leur niveau de « performance », qu’il soit mesuré au taux de remplacements des enseignants absents ou au taux de réussite aux examens nationaux, soit autant d’indicateurs, certes objectifs mais très relatifs. Dans le premier cas, il faut simplement que les recteurs respectent, comme à Rennes et à Créteil, l’enveloppe des crédits allouée aux établissements privés pour que la différence entre le privé et le public disparaisse ; dans le second cas, il suffit de prendre en compte la composition sociale et scolaire des établissements pour montrer combien le privé obtient en moyenne des résultats inférieurs au public[2].
Ceci étant posé, l’analyse libérale parle de « concurrence déloyale » quand elle oppose deux systèmes qui ne sont pas régis par des règles identiques, l’un étant privilégié par rapport à l’autre. Il en est ainsi entre le secteur public et le secteur privé, sans que jamais ceux, qui pensent l’école en termes de marché scolaire, n’énoncent cette réalité objective : le second n’est pas soumis aux mêmes obligations que le premier et pourtant, chacun fait comme si cette différence n’était pas signifiante et surtout n’avait pas d’impact concret sur notre système scolaire. Ainsi, bien que massivement financés par les fonds publics, lesquels représentent au moins 75% de leur budget, les établissements d’enseignement privés sous contrat ne sont assujettis ni à l’égalité d’accès ni à l’égalité de traitement. Concernant le premier principe de service public, et contrairement à ce qu’affirme l’actuel secrétaire général de l’enseignement catholique, ces établissements ne sont pas ouverts à tous, puisqu’ils ont été exclus de la sectorisation (ou « carte scolaire » qui affecte chaque élève à un école ou à un collège selon son lieu de résidence) mise en place en 1963. Depuis lors, les chefs d’établissement du privé ont un contrôle total du recrutement de leurs élèves, puisqu’ils les sélectionnent dès leur demande d’inscription, en leur imposant un coût d’entrée, plus ou moins élevé selon les territoires, en termes financiers et/ou scolaires ; ils n’hésitent pas non plus, tout au long de leur parcours, à les exclure si leurs résultats sont faibles et/ou si leur comportement est jugé inadéquat. Les établissements privés scolarisent de ce fait deux fois moins d’enfants d’ouvriers et d’inactifs (16,7 % versus34,6% public hors éducation prioritaire, 63% en éducation prioritaire), deux fois moins de boursiers (9,9 % vs 19,7% public hors éducation prioritaire, 48,5% en éducation prioritaire). Sans surprise le profil scolaire des élèves scolarisés dans le privé n’est pas identique à celui scolarisé dans le public, et encore moins à celui accueilli en éducation prioritaire : ils sont moins en retard dans leurs études et disposent de meilleures compétences en français et en mathématiques. Concernant l’égalité de traitement, une étude[3] de 2014 a mis au jour des pratiques discriminatoires dans certains établissements privés ; c’est sans doute pourquoi ils scolarisent presque deux fois moins d’élèves étrangers (1,7 % vs 3,2%) ou d’origine étrangère (9,1 % vs19,4%). Le refus de la sectorisation et le maintien de la « liberté d’inscription » constituent d’ailleurs les deux lignes rouges rappelées par le secrétariat général de l’enseignement catholique lors des négociations devant aboutir au protocole d’accord du 17 mai 2023, relatif au plan d’action « favorisant le renforcement des mixités sociale et scolaire dans les établissements d’enseignement privés associés à l’État par contrat relevant de l’enseignement scolaire ».
Enfin, parce que l’enseignement privé répond à une logique économique, étrangère à l’intérêt général (qui n’est pas la somme des intérêts des particuliers), il ferme des collèges dans les territoires « défavorisés » pour en ouvrir d’autres dans des quartiers et des communes à la clientèle économiquement plus favorisée. Et quand il est présent dans les quartiers prioritaires de la ville, soit là où se concentrent les habitants les plus pauvres, il choisit les « meilleurs » élèves, laissant aux établissements publics voisins le soin de faire réussir tous les autres dans des conditions d’enseignement et d’apprentissage de plus en plus dégradées. Dans une ville comme Saint-Denis, le constat est patent : les collèges privés de cette ville ont un indice de position sociale plus élevé (+ 20 points en moyenne) que leurs homologues publics voisins, tous labellisés « éducation prioritaire ». Dans ces conditions, de concessions financières toujours plus nombreuses accordées à l’enseignement privé sans contreparties sérieuses (comme l’élargissement des moyens de l’éducation prioritaire via les contrats locaux d’accompagnement en 2019) à l’adoption de politiques économiques le favorisant très nettement depuis plus de vingt ans[4], en passant par le non-respect de ses obligations découlant du contrat d’association de ses établissements ou de celles imposées par la loi en matière de mixité sociale[5], faute de contrôles de l’État, peut-on réellement s’étonner que l’on soit passé de l’association initiale au service public, pour aider l’État à répondre à son obligation de scolariser toute une classe d’âge suite à la réforme Berthoin, à la constitution d’un service privé d’enseignement, concurrent déloyal du service public ?
Pour finir, j’ajouterai que cette « concurrence déloyale » des établissements d’enseignement privés a contribué à la ségrégation sociale et scolaire du système scolaire français, telle que nous la connaissons aujourd’hui. Déjà en 1972, soit 13 ans après l’adoption de la loi Debré, la sociologue Lucie Tanguy pointait que « la composition sociale de l’enseignement privé se [différenciait] notablement de l’enseignement public[6] ». Plus de cinquante ans après, le sociologue Pierre Merle[7] montre combien le secteur privé est l’un des principaux vecteurs de la ségrégation sociale avec une augmentation de 4,4 points de son IPS en seulement cinq ans (de 2017 à 2022), contre une quasi-stabilité pour les collèges publics (+ 0,7). Ceci signifie que non seulement l’enseignement privé sous contrat contribue à la ségrégation sociale depuis les années 70, mais qu’il la renforce, exacerbant au niveau scolaire une ségrégation sociale et spatiale existante. Or ce processus d’embourgeoisement de l’enseignement catholique, qui se généralise (il concerne désormais 23 académies sur 31), affecte la « performance » globale de notre système scolaire au regard des standards internationaux.
Face au constat d’un contrôle défectueux et inefficace, le discours ministériel nous assure de sa volonté à développer les inspections. Annonce destinée à rassurer ou réelle prise de conscience de l’insuffisance du contrôle ?
Avant de donner des éléments de réponse, il faut, je crois, revenir au contexte médiatique, politique et institutionnel. La publication des indices de position sociale, ordonnée par le tribunal administratif de Paris en juillet 2022, a mis à nouveau la question de l’enseignement privé dans le débat public. Les conclusions du rapport de la Cour des comptes en 2023 sur l’enseignement privé ainsi que celles du rapport des députés Vannier et Weissberg sur son financement public en 2024 ont aussi permis de montrer la sous-estimation des fonds publics qui lui sont alloués, mais aussi la faiblesse des contrôles tant financiers que pédagogiques et administratifs. De même, la commission d’enquête parlementaire sur les violences dans les établissements scolaires, initiée par les députés Violette Spillebout et Paul Vannier suite aux révélations publiques du collectif de victimes de Notre-Dame-de-Bétharram, a mis au jour ce qui se passe quand l’État faillit : « les écoles privées religieuses font leur loi », pour reprendre le titre du livre du journaliste Alexis da Silva[8].
On se souvient de ce qui avait été avancé par l’administration pour justifier son incurie en matière de contrôles devant la mission Vannier Weissberg en 2024 : « on se fait confiance ». On se souvient également de la forte opposition manifestée par l’ancien secrétaire général de l’enseignement catholique quant aux modalités de contrôles prévus par le ministère, allant jusqu’à qualifier le guide élaboré par le ministère de « manuel de l’inquisiteur ». Ce qui, venant d’un représentant désigné par la conférence des évêques de France, est assez cocasse ! On se souvient enfin des déclarations des deux inspectrices générales devant la commission parlementaire Spillebout Vannier en mai dernier, relatant les conditions du déroulement de leur mission au collège privé parisien Stanislas. Elles avaient dit combien la question du périmètre du contrôle avait constitué un point de friction avec la direction de l’établissement, cette dernière leur opposant régulièrement le « caractère propre » de l’établissement pour limiter leur inspection aux strictes heures de cours.
C’est donc dans ce contexte politique, médiatique et institutionnel que la ministre Elisabeth Borne a présenté son plan « Brisons le silence » qui renforçait les mesures déjà entreprises par sa prédécesseuse, Nicole Belloubet, notamment la fixation d’un objectif de 40% de contrôles en deux ans des établissements d’enseignement privés. Néanmoins, aucune inspection inopinée, sauf sur alerte, n’était prévue. Sachant qu’à l’époque, il n’y avait aucune remontée systématique des faits de violence des établissements d’enseignement privés aux services académiques (puisque le privé n’était pas intégré à l’application « Faits établissement »), cela signifiait concrètement que très peu d’enquêtes auraient été diligentées à l’improviste. Or cette remontée systématique des faits de violence au niveau académique et, en fonction de leur gravité ou de leur possible médiatisation, au niveau ministériel, a très fortement contrarié le SGEC. Et on comprend bien pourquoi : il ne s’agit plus pour les établissements d’enseignement privés de discriminer la transmission des incidents selon leurs critères et/ou leurs intérêts, mais de faire en sorte qu’ils entrent dans un processus de signalement commun au secteur public. Cette mesure implique de fait un contrôle d’une toute autre ampleur que celui programmé initialement, car elle met à mal l’autonomie des directions diocésaines en les dessaisissant d’une partie de leurs prérogatives sur un périmètre (climat scolaire, périscolaire, extrascolaire, internats scolaires) jusqu’ici hors contrôle. A partir du moment où ces incidents feront l’objet d’une information systématique, les autorités académiques et nationales vont être obligées de se saisir de leur traitement, voire d’adresser un signalement au procureur de la République si la nature des faits le justifie. Désormais, il va être effectivement plus difficile de « masquer les affaires » !
Pour autant, il ne suffit pas d’annoncer le renforcement des contrôles des établissements d’enseignement privés, même avec des personnels d’inspection en nombre suffisant et formés (ce qui n’est pas le cas aujourd’hui), pour que cela advienne. Il faut donner des directives précises aux recteurs, et notamment leur demander quelles mesures d’organisation pérenne ils ont arrêté, afin que cette décision (politique) devienne réalité (administrative). C’est là, dans les conditions et les modalités de mise en œuvre, que se concrétise l’existence d’une volonté politique, au risque sinon de voir l’enseignement catholique continuer à fonctionner en toute liberté. Et de ce point de vue-là, on peut légitimement s’inquiéter quand on prend connaissance de la teneur du décret n°2025-1092 du 19 novembre 2025 qui élargit la liste des personnels habilitées à inspecter les établissements d’enseignement du premier et second degré publics ou privés à « des agents ou des personnes privées pour leur compétence ou leur expérience dans les domaines faisant l’objet de l’inspection ». Est-ce une manière de gérer la pénurie des personnels d’inspection ? Ou de faire entrer les personnels diocésains dans la boucle des contrôles, comme le SGEC l’a demandé ?
Le secrétaire général de l’Enseignement catholique a récemment affirmé qu’il considérait légitime de faire la prière dans une classe d’établissement sous contrat. Que pensez-vous de cette véritable offensive contre les principes de la loi Debré qui, pour garantir « le respect total de la liberté de conscience », demandaient la séparation des enseignements scolaires et des enseignements religieux ?
Si dans le contexte actuel notamment après les révélations du collectif des victimes de Notre-Dame-de-Bétharram et des autres établissements catholiques, le nouveau SGEC, Guillaume Prévost, fait une telle déclaration, c’est qu’il se sent autorisé à la faire. C’est sans doute cela qui doit nous interroger. D’ailleurs cette déclaration ne me surprend pas. Elle est dans la droite ligne des propos récemment tenus par Jean-Marc Aveline, le nouveau président de la conférence des évêques de France. A l’occasion d’une conférence de presse, ce dernier n’avait-il pas affirmé que « l’enseignement catholique est bien sûr dans l’Église[9] » ? A ma connaissance, cette allégation énoncée avec autant d’évidence n’a ému personne, y compris Elisabeth Borne, alors ministre de l’Éducation nationale.
Je dois aussi souligner que cette offensive ne date pas d’hier, mais remonte au moins à 2013, lors de la révision du statut de l’enseignement catholique. Depuis cette date, le « caractère propre » des établissements catholiques s’apparente à une mission d’évangélisation explicitement assumée. Dans ses conditions, comment faire respecter la liberté de conscience (des personnels et des élèves) quand le directeur a pour obligation (c’est dans la lettre de mission qu’il a signée lors de son recrutement) d’établir « une école catholique au titre de sa mission ecclésiale[10] » ou quand « il lui revient de veiller à ce que la foi catholique soit proposée à tous[11] » ? C’est sans doute ce qui explique que, dans certains établissements privés[12], le « caractère propre » domine la liberté de conscience des enseignants jusqu’au cœur de la classe. Ces atteintes vont de l’autocensure sur des sujets sensibles (IVG, contraceptions, homophobie) à l’incitation à ne pas parler de la remise en cause du droit à l’avortement ou de l’égalité femmes-hommes aux Etats-Unis, en passant par le contrôle de supports de cours sur la reproduction sexuée ou l’interdiction d’emmener les élèves voir certains films (Simone ou Rafiki) par la direction de l’établissement[13]. Ici les obligations découlant du contrat, contreparties du financement public, sont explicitement bafouées. Pire, cela donne l’impression (fort détestable, je l’avoue) que des valeurs religieuses s’érigent au-dessus de la loi commune et des principes républicains, sans que là encore, les différentes alertes et autres signalements adressés par les personnels ou par leurs représentants aux autorités académiques soient entendus et pris en compte. A ce propos, il conviendrait de prévoir une procédure administrative parallèle, à celle prévue avec le logiciel « Faits établissement », lorsque la liberté de conscience, tant des enseignants que des élèves, n’est pas respectée par le directeur de l’établissement. En effet, comment demander à celui qui met à mal le principe de laïcité (en contestant les programmes d’enseignement par exemple) de faire remonter cette atteinte aux autorités académiques, surtout quand il a l’impression de répondre à ce que sa direction diocésaine, voire le SGEC, exige de lui ? Ne faut-il pas lui rappeler que s’il est recruté par la direction diocésaine, il est surtout payé par l’État ?
Dans les motifs parentaux du choix de l’école privée, l’entre-soi social est une motivation largement plus fréquente que celle d’une éducation religieuse. De ce fait, n’est-il pas impossible pour l’enseignement privé de s’engager vers une plus grande mixité sociale qui viendrait justement contredire les volontés parentales et risquerait de diminuer son attractivité ?
Il me semble que votre question en contient deux. D’abord il faut dire que moins d’un cinquième des élèves scolarisés dans l’enseignement privé font toute leur scolarité dans celui-ci. Donc, oui la motivation religieuse n’est pas la principale raison. Dans un sondage récent réalisé par Odoxa, 54% des personnes interrogées disent souhaiter inscrire leur enfant dans le secteur privé, estimant que ce dernier présente de meilleurs résultats scolaires (75%) et offre de meilleures garanties de réussite (74%). D’autres études, même si elles sont plus anciennes[14], font état des mêmes justifications. Les parents interrogés mentionnent la capacité du collège à encadrer les élèves (81,7%), à assurer un « bon » niveau scolaire (88,5%) ainsi que leur sécurité (91,3%). Autant d’arguments qui dessinent en creux la perception que ces familles ont du secteur public. « Les établissements publics font souvent figure de repoussoirs dans le discours des parents, ces derniers mettant en cause à la fois les questions de sécurité, l’insuffisance des remplacements en cas d’absence des enseignants ou la moindre personnalisation des relations avec l’équipe pédagogique ou de direction[15]. » Plus largement, il semble qu’au-delà des arguties scolaires mobilisées pour justifier l’option du privé, ce soit plutôt le profil du public majoritairement scolarisé dans le collège de secteur qui motive ce choix. Selon la géographe Anne Clerval, c’est « la présence importante parmi les élèves, voire dominante, des enfants de couleur, issus de l’immigration, qui marque nettement pour les gentrifieurs la distance sociale qu’ils pensent néfaste pour leurs enfants et leur réussite scolaire[16]. » Ce sont donc « les caractéristiques sociales et ethniques du public de l’établissement [qui] sont massivement utilisées par les parents comme “signaux” de la qualité [de l’enseignement] dispensé par l’établissement[17]. » Autrement dit, la « bonne réputation » (scolaire) d’un collège, telle qu’elle est perçue par les familles, est liée à sa « bonne fréquentation » (sociale et ethnique).
En fait, ce qui prédomine fortement chez les familles les mieux dotées culturellement et/ou économiquement, c’est leur quête persistante, parfois depuis des générations, d’un entre-soi social correspondant à leurs valeurs éducatives et propice à assurer leur reproduction sociale[18]. Déjà au XIXesiècle, « aucune famille de la bonne bourgeoisie ne [confiait] son fils au collège. La fréquentation des boursiers faisait hésiter : comment apprendre les bonnes manières avec des camarades qui n’appartiennent pas à la “bonne société” ?[19] » Aujourd’hui c’est la même volonté d’influer la socialisation juvénile de leurs enfants, en contrôlant leurs relations sociales, qui s’exprime. Autrement dit, ces parents d’élèves, qui disposent des moyens financiers et/ou culturels de leur « liberté de choix », privilégient les établissements scolaires (du secondaire au supérieur), dont ils savent que le contrôle (social et scolaire) du recrutement permet d’en limiter l’accès aux groupes sociaux qu’ils entendent éviter, quand la ségrégation résidentielle n’y suffit pas. Il convient d’ajouter que cette stratégie familiale de placement scolaire s’exprime aussi bien à l’égard des établissements privés que des établissements publics réputés. Elle se manifeste ainsi dans la réticence vis-à-vis de toute expérimentation de mixité sociale[20] ou dans l’opposition à l’égard de la très modeste politique d’ouverture sociale[21]. Ce qui est visé n’est pas uniquement la réussite scolaire de leur enfant, il s’agit surtout de lui assurer une position en haut de l’échelle sociale.
L’autre aspect de votre question concerne le paradoxe que semble constituer la volonté affichée par le SGEC de favoriser la mixité sociale dans les établissements catholiques tout en souhaitant continuer à attirer une clientèle refusant de voir leurs enfants confrontés à l’altérité. En fait, il n’y a pas de paradoxe parce que le raisonnement du SGEC repose sur le principe d’égalité des chances, et non sur celui de la justice sociale. Il se dit ainsi prêt à augmenter le nombre de boursiers dans ses établissements « sans pour autant transiger avec la liberté de choix des familles[22] ». En clair : il accepte de s’ouvrir à plus de boursiers, à condition qu’ils soient de bons élèves et dans des proportions qui ne remettent pas en question les modalités du contrôle (scolaire) de son recrutement (social). C’est pourquoi, favoriser l’implantation du secteur privé dans les quartiers prioritaires est une mauvaise idée, puisqu’il absorbera les « meilleurs » élèves, laissant au secteur public prioritaire tous les autres. Cette volonté affichée par le SGEC de mixité sociale relève d’une grande hypocrisie. C’est une manière d’exprimer et d’éprouver publiquement sa bonne conscience envers les « déshérités » tout en préservant l’essentiel, à savoir : assurer aux différentes fractions de la bourgeoisie économique et/ou culturelle du pays les conditions de leur reproduction sociale, sinon pourquoi refuser avec autant de virulence l’accueil universel et inconditionnel de tout élève, quel que soit son origine sociale, son niveau scolaire, sa nationalité et/ou son ascendance migratoire ?
Votre livre est consacré à l’enseignement privé subventionné par l’État, c’est à dire sous contrat. Pourriez-vous tout de même nous donner votre sentiment sur le développement, certes encore limité mais dont des projets comme ceux de Stérin montrent l’ambition, des établissements hors contrat et des risques d’endoctrinement des enfants qui pourraient être liés à ces projets ?
Bien sûr, les risques d’endoctrinement existent dans ce type de projet tant ils sont explicites. Pour autant, ils ne sont pas nouveaux et surtout, ils rencontrent des soutiens de la part de personnalités influentes. Rappelons celui de Jean-Michel Blanquer (ancien recteur, ancien directeur général de l’enseignement scolaire) à Espérance banlieues[23] lors d’un colloque organisé par cette fondation en 2016[24], alors que l’un de ses fondateurs était connu pour être proche de Philippe de Villiers et partisan de la Manif pour tous. Dès l’origine, le projet éducatif de cette fondation, porté par la droite extrême et par les milieux catholiques conservateurs, promeut un enseignement traditionnel et une éducation basée sur les principes d’une morale chrétienne réactionnaire, sans parler du port de l’uniforme et du salut quotidien au drapeau. C’est donc ce projet-là que soutient Jean-Michel Blanquer en 2016. Aujourd’hui, ses appuis vont du MEDEF en passant par les fondations d’entreprises, dont celle de Stérin, et les conseils régionaux lorsqu’ils sont dirigés par les LR. Mais si régulièrement de telles dérives sectaires sont mises au jour, en particulier au sein de certains établissements scolaires hors contrat (les derniers en date concernent les écoles Steiner-Waldorf[25]), elles ne s’y limitent pas. Certains enfants peuvent aussi être confrontés à de tels dangers d’emprise intellectuelle dans le cadre de l’instruction à domicile, lorsqu’ils se trouvent dans des « écoles de fait », hors de tout cadre légal et donc de tout contrôle de l’État. C’est ce que souligne la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires dans son rapport d’activités 2022-2024.
Que nous disent tous ces constats sinon qu’ils sont un plaidoyer vivant en faveur du service public de l’éducation ? En effet, ce dernier est le seul à accueillir de manière universelle et inconditionnelle tous les enfants. Son enseignement, qui est assis sur des savoirs issus de connaissances scientifiques (et non sur des dogmes religieux et autres croyances politiques ou idéologiques), se déploie au sein d’un cadre, régi par les principes de neutralité (religieuse, politique, commerciale) et d’égalité de traitement ; principes de droit qui s’imposent à toutes et tous (personnels et élèves) et qui donnent à ces derniers les conditions et les moyens de leur émancipation intellectuelle. Ainsi, depuis la création de l’école publique et malgré ses limites, aucune autre modalité d’instruction n’a fait mieux en matière de liberté d’opinion et d’expression. Il est plus que temps de le dire !
[1]. Cf. Federini F., 2025, « Ce que le “aussi bien” du ministre de l’éducation nationale dit de sa conception de l’école », Café pédagogique : https://www.cafepedagogique.net/2025/11/10/ce-que-le-aussi-bien-du-ministre-de-leducation-nationale-dit-de-sa-conception-de-lecole/
[2]. Pluyaud B., Kergozou N., 2024, « Améliorer les résultats dans le domaine de l’éducation », Études économiques de l’OCDE, France, pp. 120-121.
[3]. Brodaty T., Parquet du L., Petit P., 2014, « La discrimination à l’entrée des établissements scolaires privés. Les résultats d’une expériencecontrôlée », Revue française d’économie, vol. 29, n°2, pp. 143-178.
[4]. Bonnéry S., 2024, « Favoriser l’école privée : 20 ans de politiques économiques », La Pensée, n°419, pp. 89-102.
[5]. Article 111-1 du code de l’éducation.
[6]. Tanguy L., 1972, « L’État et l’école. L’’école privée en France », Revue française de sociologie, Revue française de sociologie, vol. 13, n°3, p. 360.
[7]. Merle P., 2024, « Embourgeoisement des collèges privés et résultats PISA », La Pensée, n°419, juillet-septembre, pp. 103-117.
[8]. Da Silva A., 2025, Les écoles privées religieuses font leur loi, Paris, éditions Robert Laffont.
[9]. Ce propos peut être retrouvé sur le site de France Inter (Questions politiques avec Elisabeth Borne, alors ministre de l’éducation nationale, 6 avril 2025 : 35 :48).
[10]. Article 1.3 du statut du chef d’établissement de l’enseignement catholique.
[11]. Article 1.2 du statut du chef d’établissement de l’enseignement catholique.
[12]. Médiacités, « Au lycée catholique Le Caousou [à Toulouse], les dérives conservatrices de la direction », 30 septembre 2024 ; Médiapart, « Un rapport révèle de graves dérives du lycée privé de l’Immaculée-Conception à Pau », 30 mars 2025.
[13]. Exemples cités par Bruno Poucet, 2024 : « Le retour du religieux dans les établissements catholiques en France : état des lieux et interrogations », Revue Education et Sociétés, n°51, pp. 102-105). Cf. aussi les exemples donnés par le journaliste Alexis Da Silva, 2025 : Quand des écoles privées religieuses font leur loi, op. cit., pp. 15-170).
[14]. Monso O., 2015, Ecole publique, école privée : un éclairage, document de travail, série « Études », n°2015-E01, Paris, DEPP, pp. 21-22.
[15]. Cour des comptes, 2023, L’enseignement privé sous contrat, Rapport public thématique, juin, p. 70.
[16]. Clerval A., 2016, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris, éditions de la Découverte, collection « Sciences humaines et sociales », p. 190.
[17]. Van Zanten A., 2011, « La pluralité des motifs du choix des établissements privés catholiques par les familles des classes moyennes urbaines », in Poucet Bruno (dir.), L’État et l’enseignement privé. L’application de la loi Debré (1959), Rennes, Presses universitaires de Rennes, pp. 183-197.
[18]. Cf. Grisez E., 2023, A l’école primaire catholique. Une éducation bien ordonnée, Paris, Presses universitaires de France, collection « Education et société ».[19]. Prost A., 2013, « L’enseignement privé prisonnier de son héritage », Projet, n°333, p. 36.[20]. https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2017/01/20/mixite-sociale-touche-pas-a-mon-ecole_5066130_4497186.html.
[21].https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/non-a-la-privatisation-de-lexcellence-les-eleves-de-louis-le-grand-et-henri-iv-ecrivent-a-blanquer.
[22]. https://enseignement-catholique.fr/protocole-daccord-mixite/.
[23]. https://www.mediapart.fr/journal/france/280719/esperance-banlieues-la-belle-histoire-se-fissure
[24]. https://www.youtube.com/watch?v=5uT7z8-UKNo
[25] . https://www.mediapart.fr/journal/france/060925/emprise-violences-entre-enfants-intimidations-les-ecoles-steiner-waldorf-sous-le-feu-des-critiques
