Activité, logiciels, colère, nous activer.
Christine Eisenbeis, 17 octobre 2015
Étonnants travailleurs, le titre est souriant et attirant, il [me] parle. La phrase de Yves Schwartz [m’] intrigue : « Travailler, c’est sans cesse trancher de multiples débats, sous peine de rester paralysés devant la tâche. Mais préférer c’est débattre nous-mêmes, c’est argumenter en valeur, que ce débat soit clair ou en pénombre, quand à « notre usage de nous par nous-mêmes ».
Christine Castejon annonce en préambule qu’il va s’agir de « porter [..] à l’oreille », de « rouler [..] en bouche ». Porter, rouler, des mots pour des actions, de l’activité. Activité ?
L’expérience collective de l’activité ([mon] activité)
Yves Baunay m’avait demandé de présenter un bout de mon activité. J’y ai pensé avant, je suis venue avec, j’avais réfléchi : le jour où j’ai éclaté en pleurs en raccrochant le téléphone après une discussion avec un de mes directeurs. Après dépôt d’au moins 4 « projets » infructueux pour financer l’accueil d’un collègue étranger, ce directeur national venait de me dire que c’était bien sûr d’accord, mais que le problème c’est que mon directeur local lui avait dit que je n’avais pas fait de demande. J’avais dû relire tous les échanges d’emails pour vérifier que je n’étais pas devenue folle et que j’avais bien réalisé ces démarches douloureuses de non-sens, je me rappelais par exemple un trajet à vélo un jour de congé pour déposer en temps et en heure un dossier papier. Pour la Dynamo, j’avais imprimé ces échanges et en avais souligné des passages.
Vendredi, la formatrice d’infirmiers a parlé de normaliser – renormaliser. M’est alors venue une deuxième situation de normativité de mon travail : une rencontre entre évaluateurs et évalués, dans un immeuble de l’ANR, agence nationale de la recherche. Nous, les évalués, un bon groupe, fiers de notre travail, et en face, des évaluateurs qui nous réprimandent : nous n’avons pas présenté de chiffres sur l’état d’avancement du « projet » et le pourcentage de contribution de chaque personne, et nous avons employé des mots (gradient conjugué, une notion pourtant de base) trop compliqués pour les « experts » (sic). Déconfiture, déception, colère. Mais comment avions-nous, alors, renormalisé ?
C’est dans le témoignage de l’éditrice que j’ai réalisé une troisième situation où je renormalise. Dans un petit détail anodin de son récit qui charriait une immense émotion, elle évoque le fait de « mettre des accents sur les majuscules ». Informaticienne moi-même, ça me met en colère de me cogner aux logiciels qui empêchent. Alors je contourne. J’utilise des logiciels libres, je sais accentuer une majuscule. Je préfère imprimer un formulaire, le remplir à la main, et le renvoyer scanné. Lorsque je donne un cours, j’utilise le tableau, et rarement le rétro-projecteur qui met de la distance. Mais lorsque je n’ai rien à dire, je sais aussi utiliser les logiciels de « pauvre point » pour meubler.
Bizarrement, c’est après être sortie de la Dynamo que m’est tombée dessus l’évidence. Ce qui m’importe le plus, dans mon travail, ce sont « mes » thésards et tout ce qui fait que je ne peux pas bien travailler avec eux. Le point de départ : « Ce jeune chercheur rentre de mission et rapporte un diplôme de « meilleur article du congrès » pour un papier que nous avons écrit à deux. Je ne peux m’empêcher de faire une remarque cynique sur les réseaux de connaissance dans la recherche, je m’en veux aussitôt d’avoir dit cela et je me rattrape aux branches. » Le soir chez moi, j’écris un texte où je décris, pour de bon, je crois, cette … activité, ça sort tout seul.
La phrase d’Yves Schwartz prend tout son sens. C’est comme si j’avais parcouru une spirale convergente, en développant trois situations de travail, pour ne me rapprocher de l’activité qu’en dernier ressort.
Et après ? [Nous] activer !
— « on ne cherche pas la vérité, mais la réalité » : « c’est une parole du film qu’on a projeté ce matin, personne ne l’a relevée » a regretté, lors de la pause, l’auteur du film.
Pour donner encore plus de corps à cette réalité on pourrait aussi prendre plus de temps pour développer discussions et témoignages autour de sujets plus ponctuels. Deux exemples, les logiciels, la colère.
Les logiciels sont au coeur de l’activité de beaucoup, sinon tous, les travailleurs [j’inclus les chômeurs]. Les logiciels étaient là, vendredi et samedi, sous-jacents à plusieurs témoignages mais peu en ont parlé. Ils standardisent et uniformisent nos métiers, créent cette « gouvernementalité algorithmique » (Antoinette Rouvroy) impalpable, qu’on ne sait donc pas par où attraper. Ils sont même allés jusqu’à toucher ce beau titre en retirant l’accent sur le E, euh ? de la plaquette « Étonnants travailleurs » ! Et pourtant ce sont de réelles entreprises multinationales qui les développent et accaparent la finance tout en contrôlant nos comportements. Rendre concrète cette « main invisible du marché » nous donne une prise pour … reprendre la main.
La colère était dans l’actualité et certainement dans les têtes, avec l’histoire des chemises des dirigeants d’Air France. Elle était perceptible dans les témoignages, mais relativement peu exprimée, pourquoi ? Marie-Hélène a exprimé la violence des échanges en CHSCT et formulé l’hypothèse que la « posture syndicale » en serait une des origines. La discussion qui s’en est suivie à la pause entre les quatre membres du chantier « Travail » a fait ressortir plusieurs autres cas de violence, voire de détresse des représentants FSU en CHSCT. Est-ce discuté dans nos syndicats ? Le chantier ne devrait-il pas s’emparer de la question ? Comment attrapons-nous notre activité syndicale ? Comment nous activer ?