L’évaluation ne pose pas tant une question technique qu’une question politique. Elle relève d’abord d’un mode de contrôle des salariés du secteur privé. Elle participe désormais d’une extension de la norme du marché aux activités publiques. Les dangers de la nouvelle gestion publique ont beau ne pas être encore tous visibles, ils sont potentiellement considérables, pour les services publics en général, pour l’enseignement en particulier.

Évaluation, pouvoir et enseignement

Par Christian Laval

Introduction

On ne peut comprendre ce qui se passe dans l’École si l’on ne mesure la nature du changement qui s’opère. On passe d’un modèle scolaire centré sur la société politique dont le concept était celui de citoyenneté à un modèle dont le concept central est le capital humain. L’École devient une entreprise prestataire de services individualisés. Le client doit avoir le choix et pour cela il a droit, en tant que consommateur, à la plus grande transparence. D’où l’importance des classements d’établissements, d’où la compétition entre les prestataires de services, d’où l’idée que les moyens doivent dépendre des résultats et non l’inverse. Cette « « obligation de résultats » remplace « l’obligation de moyens », qui dépendait des objectifs politiques et du système de valeurs qui présidaient au fonctionnement général de l’institution scolaire.
La culture de l’évaluation, qui est au cœur de la nouvelle gestion publique, est l’un des aspects de la transposition généralisée de normes du secteur privé au secteur public, de l’expansion des manières de penser du monde économique aux institutions publiques. L’efficacité des institutions est désormais censée passer par l’importation des normes et critères de gestion des entreprises. La nouvelle logique normative du « management de la performance » repose en réalité sur une technologie de contrôle applicable partout. La nouvelle gestion publique qui est désormais la norme mondiale en matière de réforme des institutions est fondée sur le triptyque : objectif-évaluation- sanction. Elle consiste à construire des objectifs suffisamment simples pour être mesurables ; à évaluer les performances par rapport à ces objectifs ; à sanctionner les agents en fonction de cette évaluation. Il va sans dire que l’essentiel consiste dans le rapport supposé entre le système de sanctions et la performance à atteindre. L’un des nouveaux dogmes en vigueur est la primauté de la mesure chiffrée, donnée comme condition de l’efficacité. Il s’agit en effet d’introduire une forme de « sanction du marché » même là où le marché n’existe pas. C’est le rôle dévolu aux « indicateurs de résultats ». La « mise en marché » des institutions et la mise en place des indicateurs de valeur et de qualité du « produit » sont ici inséparables.

Cette logique a des implications en termes de pouvoir. Elle favorise certains groupes professionnels qui exercent un contrôle accru sur le personnel et accroissent leur propre pouvoir. Plutôt qu’un contrôle administratif, qui a le défaut de référer l’institution à ses propres normes et valeurs, il s’agit de faire jouer une supposée « sanction de la demande » : le fonctionnaire sera ainsi exposé au jugement du consommateur auquel il devra rendre des comptes. Ce qui suppose l’individualisation du résultat pour pouvoir mesurer « objectivement » l’activité et sanctionner l’agent public. Cette démarche d’action s’intègre dans un changement du mode de commandement. La décision d’action du centre ne se traduit pas en règles uniformes s’appliquant à tous les agents, elle est supposée passer par une détermination des objectifs après une évaluation des services ex ante, une contractualisation des objectifs à atteindre et des moyens avec obligation de résultats et une évaluation ex post. Ce dispositif de surveillance et de récompense est censé permettre l’intensification du travail par des mesures de flux tendus et des politiques de qualité. Chargé de tâches nouvelles, le fonctionnaire sera soumis à la pression compétitive par un contrôle accru selon des normes prédéfinies, si possible selon des standards internationaux (normes ISO pour la qualité ou standards PISA en matière de performance des élèves).
Pour l’école, l’enjeu est double. L’évaluation se fait à deux niveaux : il s’agit d’évaluer l’enseignant, tout en transformant de plus en plus l’enseignant en évaluateur des élèves, dans la mesure où l’évaluation du premier dépendra de celle des seconds. En d’autres termes, il s’agit de mêler de plus en plus étroitement évaluation et enseignement, si ce n’est de les confondre. N’oublions pas que dans le nouveau modèle d’École entrepreneuriale, il s’agit de produire un « produit spécial » : la future force de travail qui aura à être évaluée en fonction de ses performances. Cette évaluation des compétences et des performances doit commencer le plus tôt possible. La future masse apte au travail doit être habituée assez jeune à des tests, à des auto-évaluations, à des auto-contrôles. C’est en faisant entrer la logique de compétence individuelle, que sera assurée la continuité de l’École et de l’entreprise.

A- Quelques considérations générales sur l’évaluation et ses problèmes

Evaluer une action, ou plutôt ses résultats, apparaît comme naturelle, souhaitable, peu contestable. Il y a une évidence de l’évaluation : « ça marche » ? selon une optique que l’on pourrait qualifier de « pragmatique ». Mais, s’agit-il de cela ou bien cette « évidence » n’est-elle qu’une illusion ? En réalité nous avons affaire à autre chose et à beaucoup plus : Il est question de rapport et de dispositif de pouvoir. On parle « d’évaluation des politiques publiques », « d’évaluation de l’action publique » ; on crée des agences publiques ou privées, comme en France où l’on a mis en place un « Conseil national de l’évaluation » (installé en 1998) et, pour le système éducatif, un Haut Conseil de l’évaluation de l’école (2000). Ces agences ou commissions d’évaluation, plus ou moins indépendantes, prennent le pas sur les instances politiques, tout en restant étroitement dépendantes du « politique », ou plus précisément de l’exécutif. On en vient ainsi à parler « d’Etat évaluateur », au sens où l’évaluation est partie prenante de la « gouvernance », qu’elle en est même le pivot. C’est le sens de la Loi organique relative à la loi de finance (LOLF) de 2001qui participe de la « réforme de l’Etat », source de productivité et de compétitivité d’après ses promoteurs.
L’évaluation de l’action publique relève d’une conception politique. Son rapport à la démocratie est problématique. On avance souvent que la transparence est nécessaire au jugement démocratique, que les citoyens ont le droit de savoir ce qu’on fait de l’argent public et quels services l’Etat leur rend. C’est, par exemple, la position de la gauche gouvernementale. Est-ce bien de cela qu’il s’agit ? N’y a-t-il pas plutôt dépossession du pouvoir des citoyens par une expertise qui interdit tout débat ? C’est au nom de « chiffres » incontestables qu’on impose des politiques elles-mêmes indiscutables. La raison calculatrice s’impose à tous. L’esprit gestionnaire bloque le débat, au profit de considérations techniques et administratives. L’Etat évaluateur est un Etat soi-disant scientifique. Il a pour norme d’action une technoscience appliquée à l’humain qui élimine le conflit. La retraite, l’école, la protection sociale : il n’y a rien à discuter, les « chiffres parlent d’eux-mêmes ». Tout ce qui fait débat est de l’ordre du malentendu : il faut de la « pédagogie » pour les idiots, il faut ré-expliquer à ceux qui ne comprennent pas. A cet égard, l’évaluation se présente aussi comme une technique politique pour « vendre » une politique impopulaire. Les « réformes courageuses » doivent être légitimées par les scientifiques et les experts.
Tout ceci participe d’un mouvement historique de grande ampleur. Au départ, les modalités d’évaluation des impacts des politiques sociales et économiques ont été liées au développement de l’Etat keynésien, dans les années 1960 et 1970. Il s’agissait de rationaliser une action légitime en soi. La seconde vague d’évaluation est différente : elle accompagne la montée du néolibéralisme qui met en cause la légitimité de l’action publique, spécialement aux USA et en Grande-Bretagne. L’un des grands thèmes du néolibéralisme est la « surcharge de la démocratie » (overloading of democracy). La Commission Trilatérale a donné le ton dans les années 1970, avec un fameux rapport La Crise de la Démocratie, rapport sur la gouvernabilité des démocraties, de Crozier, Huntington et Watanuki en 1975. Les Etats sont menacés par un « trop de démocratie », c’est-à-dire par des réclamations et revendications collectives que l’on ne peut satisfaire. Trop de demande sociale, contradictoire avec le système économique, empêche de gouverner. La première solution est de restreindre l’Etat providence, de couper dans les dépenses et dans les recettes. Ce qui suppose de transférer les charges sur les particuliers, de « marchandiser » les services publics. Mais il faut également augmenter l’efficacité et surtout « l’efficience » de ce qui ne peut pas être (encore) privatisé. La nouvelle gestion publique (ou New Public Management selon la terminologie anglo-américaine) vise la production de meilleurs résultats avec autant et, si possible, moins de moyens. C’est le fameux Value for money des responsables britanniques de l’évaluation : « en avoir pour son argent », unique critère des politiques publiques qui permet de retirer du débat démocratique des domaines essentiels laissés à des évaluations purement mécaniques. Cette transformation s’est accélérée avec la pression de la compétition mondiale et la construction européenne. La France n’en est qu’au début de la mise en place de la discipline managériale. L’essentiel reste à venir.
Le modèle anglais et américain du New Public Management s’étend en Europe. Voilà ce qu’en dit B.Perret : « Au cours des années 1980, le développement de l’évaluation britannique a été fortement marqué par la Nouvelle gestion publique (New Public Management, NPM). Les lignes de force du NPM sont les suivantes : privatisations, développement des « mécanismes de marché », renforcement des instances de régulation chargées de veiller au bon fonctionnement des marchés, dévolution de fonctions administratives à des agences non gouvernementales ou semi-publiques. Il se traduit par l’accroissement de la responsabilité des acteurs publics périphériques, une exigence accrue de « compte-rendu » aux autorités centrales et aux clients des services publics, le raccourcissement des lignes hiérarchiques, le développement systématique de rapports prestataires/clients au sein du secteur public, l’attention portée aux intérêts des consommateurs et à la qualité des services » . Il s’agit d’appliquer à l’action publique un schéma qui « responsabilise » l’acteur en fonction de la réalisation d’objectifs, censés eux-mêmes être orientés par l’usager, d’introduire un système de quasi-marché qui associe deux intérêts particuliers, celui du fonctionnaire et celui du client. L’idée en Angleterre de lier la rémunération des enseignants et le résultat des élèves en est un exemple frappant. Les indicateurs chiffrés sont censés remplacer le verdict du marché par un quasi-système de prix pour évaluer le résultat de l’action. On a mis en place en France un tel système appelé IPES (indicateurs de pilotage des établissements secondaires) à la fin des années 80. L’évaluation ici est clairement liée à un mode de « gouvernance » du système éducatif de type managérial.

L’évaluation est une technique politique qui vise à accroître la pression sur les salariés. C’est aussi une axiomatique prétendument capable de donner une valeur chiffrée à tout produit et à tout individu. « Tout ce qui existe est mesurable », « tout ce qui est mesurable existe », sont les sophismes des démarches évaluatives. La quantification est devenue la méthode universelle de l’évaluation. Elle permet de déterminer des objectifs et de les comparer avec les résultats de façon « impersonnelle », « anonyme ». L’évaluation, c’est le pouvoir « objectif », c’est la domination parvenue à l’âge de la science. On sait d’ailleurs quel usage absolutiste du « chiffre » font les pouvoirs politiques et les médias qui leur sont subordonnés. Il faudrait être bien fou pour le contester, ou simplement oser le discuter.
On a dit plus haut qu’elle relaie dans le monde professionnel, dans l’organisation du travail la pression concurrentielle du marché. Mais elle prolonge également la rationalité chiffrée que l’on trouve dans le secteur marchand et dans la finance. La montée en puissance des « services » dans l’économie a accru la prégnance, voire l’évidence de l’évaluation monétaire du service rendu par une personne et finalement de la personne elle-même. Toute personne a un prix, ou doit avoir un prix. On peut ou l’on doit rapporter ce qu’une personne gagne à ce qu’elle apporte. Ces outils opérationnels et ces ratios comptables sont des équivalents de la valeur d’échange monétaire, suprême vérité du monde marchand. Le marché et l’économie monétaire sont érigés en modèle de l’action publique, laquelle reste aux yeux de beaucoup marquée par un « déficit de rationalité » du fait de son aspect trop « qualitatif ». Désormais, on décidera « rationnellement » de fermer ou de maintenir un bureau de poste en fonction de son volume d’activité, et non en fonction d’un « impact social » qu’on n’arrive pas à mesurer.
La comparaison coût/production se généralise. Cette quantification est évidemment très problématique. Elle suppose par principe que la standardisation des procédures de la mesure ne lèse aucunement la particularité de ce que l’on veut évaluer, elle considère par principe que si tout est évaluable, rien de ce qui éventuellement ne pourrait ne pas être évalué a une valeur, voire existence quelconque. Cette doctrine de la quantification oublie tous les biais qui limitent, voire démentent ce qu’on l’a obtenu. La quantification est toujours une mise en forme sélective de la réalité. Mesurer, signifie restreindre le champ de vision pour gagner en précision apparente. La mesure va de pair avec l’isolement d’un domaine d’intervention, d’un département de l’action publique, d’un budget particulier, d’un compte de la sécurité sociale. « Equilibrer le compte de la sécurité sociale », « faire une politique de la santé » : c’est un découpage sectoriel dans la réalité complexe, c’est par définition le refus de la complexité, qui devrait faire voir toutes les interactions.

L’idéologie de l’évaluation est une stratégie de pouvoir. Elle relève d’une démarche de dépolitisation « scientiste », mise au service de groupes sociaux et professionnels qui, dans les organisations et dans les dispositifs institutionnels, veulent renforcer leur pouvoir propre d’experts et de « responsables efficaces ». C’est le pouvoir de ceux qui savent ce qu’il faut faire, selon des considérations de pure efficacité. Cette illusion technocratique est ancienne : « La société, ça fonctionne selon des mécanismes purement rationnels. Vous devez vous plier aux lois et procédures. Moins vous vous manifesterez comme sujets et mieux ça marchera ». Ce pouvoir est le contraire de la démocratie, même si ceux qui en sont les promoteurs s’en réclament. Elle est même faite si l’on voulait en faire la généalogie, pour empêcher l’intervention démocratique , laquelle suppose un débat autour des valeurs, des critères et des priorités. Derrière le pouvoir des experts, consciemment ou non, il y a le pouvoir anonyme de tous ceux pour qui les supposées « lois » anonymes du marché sont profitables.
C’est M.Rocard qui a lancé en France la politique d’évaluation avec le « renouveau du service public », lequel s’est accompagné de tout un ensemble de dispositifs d’évaluation. La démarche reste pour l’instant beaucoup plus timide qu’en Grande-Bretagne, du fait de l’attachement à une tradition « d’esprit du service public », qui ne fait pas appel à l’intérêt individuel du fonctionnaire mais à un esprit de dévouement à l’intérêt général. Cette dimension des valeurs est souvent niée par les experts qui assimilent le motif des valeurs à du « corporatisme » sans voir que c’était la condition même d’une certaine efficacité.Les enjeux de pouvoir sont ici extrêmement importants. Cette difficulté à « moderniser » l’Etat en tenant compte de ses traditions très différentes du modèle managérial ou libéral s’inscrit en réalité dans un jeu complexe. La haute administration fait semblant de jouer le jeu de l’Etat managérial et évaluateur, comme elle joue le jeu de la carte européenne. Pour cela, elle mobilise des « experts stipendiés » et diffuse la « bonne pensée » dans tous les services. Mais elle consent à ce « management de la performance » à condition que ce soit les chaînons administratifs du bas qui en paient le prix.
La logique normative de l’évaluation a une dimension internationale. Les performances des différents pays vont être mises en balance afin de déterminer les « bonnes pratiques ». Il est intéressant de noter ici que les États ont pris modèle sur les FMN qui ont inventé la méthode de benchmarking (étalonnage) permettant de comparer les résultats des différentes filiales. C’est par ce type de considérations et méthodes entrepreneuriales , employées et diffusées par l’OCDE et la Commission européenne, que se sont diffusées les normes de gestion et de rentabilité dans les divers secteurs d’activité.

B-La « culture de l’évaluation » dans le système éducatif

Les méthodes pédagogiques ne sauraient prétendre échapper à l’évaluation. L’idée de base c’est que si l’élève doit être mieux évalué, le professeur doit l’être aussi. La hiérarchie intermédiaire n’échappera pas à son tour à cette évaluation de même que les établissements selon le souci gestionnaire, officiellement démocratique, de la transparence des actions. Quel effet va avoir l’application de l’esprit gestionnaire de l’évaluation sur l’enseignement ? Un ouvrage a montré la voie de la réflexion à mener.
Annick Sauvage et Odile Sauvage-Déprez montrent comment au nom d’un alibi démocratique la loi d’orientation de 1989 a introduit des principes d’observation et d’évaluation selon des « items » rigides d’acquis et de non-acquis contenu dans un livret ne comprenant pas moins de 89 compétences, distribuées en grandes rubriques : « compétences transversales ;  » compétences dans le domaine de la langue » ; « compétences mathématiques ; » compétences sciences et technologie », « compétences éducation civique » ; éducation artistique »  » éducation physique » (curieusement comme le remarquent les auteurs il n’est plus question de compétences dans les deux derniers domaines.. (p.17). Outre son application rigoureuse impossible ( 89 compétences à observer chez 30 enfants…de deux mois en deux mois), le livret est une tentative d’objectivation intégrale de l’enfant qui pose de sérieux problèmes, non seulement pédagogiques mais aussi éthiques et psychiques. Quelles conséquences sur l’enfant peut avoir cette volonté de normalisation et de standardisation par l’intermédiaire d’un maître qui est autant le contrôleur que le contrôlé ? Ne transmet-on pas ainsi au très jeune le souci angoissé de la performance ? Ne fixe-t-on et n’objective-t-on pas très tôt l’échec ? Le livret, selon les deux auteurs,  » en prétendant servir l’enfant, a l’effet inverse : il contraint à ne retenir de l’enfant que les capacités à faire ce qu’on attend de lui, selon une codification stricte qui permet d’affirmer que la justice est assurée par le traitement unique » (p.9). Elles soulignent avec beaucoup de justesse que ce livret n’est qu’un point d’application d’une idéologie plus globale, celle  » de l’efficacité et du travail utile et rationnel » (p.11). En effet, les ravages provoqués par ces formes gestionnaires de vérification de l’acquisition des compétences dès l’école maternelle doivent être rapportés au contexte qui les permet et à leur enracinement dans la longue histoire de l’emprise sur les sujets d’un appareil de plus en plus tourné vers l’efficacité. La pédagogie, soumise toujours plus étroitement à la rationalisation bureaucratique, selon une logique de la formalisation de l’acte pédagogique par des traces écrites qui suivent le sujet tout au long de sa carrière scolaire, est de plus en plus uniforme, dictée par les exercices et évaluations de compétences centralement déterminées. Dès la maternelle, la pédagogie est soumise aux exigences du « contrôle continu ». L’enseignant dès la maternelle est de plus en plus transformé en exécutant d’une politique normalisatrice ( au nom de la démocratie) et finalement déresponsabilisé : il obéit à des ordres, il suit les consignes pour ne pas être en faute, pour qu’on lui fiche la paix. Le maître est de ce fait rabaissé : il est devenu un fidèle bureaucrate pédagogiquement conforme à la pensée officielle. Comme le soulignent les auteurs : le livret « concrétise la conception d’une évolution étroitement balisée, où le rôle de l’école est de rendre l’élève apte à faire ce qu’on lui demande ? C’est dans cette optique que le contrôle des compétences est imposée » (p.35).Cela donne une idée de ce que va désormais vouloir dire « l’élève au centre » : il sera l’objet d’une enquête permanente sur ses compétences.

Les choses vont peut-être aller encore plus loin que le disent les deux auteurs, lorsqu’on considère le culte que font certains à « l’auto-évaluation », couplée avec une démarche de contrat personnalisé de remédiation. Particulièrement significatifs des pratiques actuelles, les types d’évaluation présentés par André de Peretti, Jean Boniface et Jean-André Legrand dans l’Encyclopédie de l’évaluation en formation et en éducation. On y découvre certains exemples de grilles d’auto-évaluation visant à une sorte d’auto-objectivation fragmentée en objectifs et en compétences variées. On y apprend par exemple que dans le collège Jean Arnolet, de Saint-Saulge on fait passer à des élèves de 3ème des grilles-tests concernant leur projet dans lesquels on leur demande de faire régulièrement le point sur ce qu’ils sont : les élèves sont ainsi invités à inscrire en colonnes les défauts et qualités ( expansif, rapide, sûr de moi, coléreux ) ; ils sont même invités à se demander s’ils sont heureux et pourquoi ils le sont ou non. L’inquisition techniciste va jusqu’à demander à un adolescent ce qu’il pense de sa personnalité, ce que les autres pensent de lui ( parents, profs, copains ).
Quant aux nouveaux livrets scolaires détaillant à l’extrême les compétences comportementales, ils ont une portée normalisante encore plus proche du contrôle panoptique. Ainsi le livret utilisé dans le Département du Lot et Garonne qui objective les conduites sur tous les plans de la vie de classe : on observe et mesure les durées d’intervention ; on répartit le comportement en « bavard » ; en  » s’ajuste aux propos tenu » ou en « muet « . Dans ce petit monde orwellien, les compétences sont « opérationnelles » et « sociales ». En cours de français, on mesure la capacité à « soutenir une conversation téléphonique » ou « à utiliser un catalogue ». Qu’est-ce qui peut pousser des adultes à entrer sans être thérapeute dans ce type d’inspection de la personnalité de l’élève sinon une idéologie hygiéniste et objectivante particulièrement dangereuse ? La justification orthodoxe de cette ingénierie évaluative veut qu’on ne peut plus se contenter du vieux « bricolage » des enseignants, disent les auteurs de l’ouvrage en question. À l’heure de la « professionnalisation », on ne peut plus se contenter de la routine et de la coutume. C’est la science qu’il faut introduire dans l’école efficace. Une idéologie techniciste qui ne conçoit l’éducation que comme une production de produits quantifiables soumis aux lois de l’efficacité tend à s’imposer au nom de la liberté de l’enfant. Ce processus ne fait jamais que redoubler une évolution plus générale des sociétés de marché dominées par la technoscience.

Conclusion

L’évaluation n’est pas une réponse technique, c’est une rationalité politique. C’est même, si l’on veut être plus précis, une méthode d’asservissement d’un nouveau genre. Comment y résister ? En se posant les bonnes questions. Quel est le référentiel de l’évaluation, qu’est-ce qu’il a retenu, qu’est-ce qu’il évacue ? Démarche questionnante qui ne peut être menée que par les acteurs de terrain, les usagers, les professionnels. Ce qui suppose une mobilisation démocratique.
Bernard Perret écrit dans sa conclusion : « dans les sociétés complexes comme les nôtres, le gouvernement en tant que fonction objectivement exercée n’est plus assignable aux seules instances de pouvoir démocratiquement désignées à cet effet. C’est une propriété systémique résultant de l’activité conjointe d’une multitude d’organismes, d’institutions et de mécanismes juridiques »(p. 93). Autant dire que la démocratie n’a rien à voir avec cette « propriété systémique » dans laquelle il n’y a de sanction que pour ceux d’en bas, avec laquelle la question des valeurs ne se pose pas. Pourquoi parler de « service public » quand il y a des problèmes à résoudre pour lesquels des « agences » et des « programmes », privés ou publics, font l’affaire. Il suffit d’évaluer leurs performances, de les mettre en concurrence, de les récompenser en fonction des résultats. C’est par exemple la philosophie des « services d’intérêt général » de l’Union européenne.
L’efficacité, valeur suprême ? Mais on est bien en peine dans un grand nombre de cas de dire ce que « rapporte » un investissement : que vaut une vie humaine sauvée ? que vaut un élève qui sait beaucoup de choses, surtout si ces choses ne sont pas utiles économiquement ? Contrairement au fantasme gestionnaire, on ne peut toujours faire des calculs de rentabilité comme dans le secteur marchand où il n’importe pas que vous fabriquiez des médicaments, des cigarettes ou des armes. Qu’en est-il de ces biens innombrables qui, par définition, renvoient à des valeurs collectives, à des liens humains, à des jugements moraux ?
L’évaluation de l’action publique participe d’un pragmatisme d’essence technique : il n’y a plus de politique, plus d’idéologie, rien que de la technique. Le plus étrange, et le plus paradoxal, c’est que l’évaluation, qui veut dire attribuer une valeur à quelque chose, à quelqu’un, à une action, détruit les valeurs.
L’action humaine n’est pas séparable des valeurs, et en particulier, elle n’est jamais séparable de la justice. L’évaluation est une démarche normative. Elle sélectionne des critères et compare des résultats avec un référentiel. Elle participe donc d’une démarche normative. En ce sens, elle est toujours contestable, discutable. Il n’y a jamais une seule évaluation possible, il y a des « cadrages » différents, selon les critères, les priorités et même les modalités de mesure.
Le problème n’est pas nouveau. La capitalisme a donné une présentation « neutre », « technique », rationnelle de lui-même. La répartition de la richesse était supposée déterminée par le mécanisme objectif, anonyme, automatique, du marché. Chacun était censé être payé « justement » selon une rationalité intrinsèque ou immanente au système économique, selon un ensemble de principes qui ne dépendaient plus d’un jugement arbitraire mais d’une loi impersonnelle que la « science » économique mettait au jour.Tout le mouvement ouvrier, syndical, social a lutté contre cette « rationalité instrumentale », « formelle » qui est au cœur de « l’esprit du capitalisme ». La lutte a consisté à replacer les besoins matériels, de reconnaissance, de dignité au centre de la société. En somme : à remettre de la morale et de la politique dans ce qui se donnait pour des lois mécaniques.
A l’idéologie technoscientifique de l’évaluation, il faut donc répondre que « l’efficacité en soi » est une abstraction. Les considérations techniques ne sont pas séparables des problèmes de justice dans la répartition, des questions de priorité dans la satisfaction des besoins, des problèmes de dignité dans ce que l’on demande aux uns et aux autres.

Février 2005