La logique normative qui se généralise vise à faire de la « performance » le principe suprême et général de l’activité, par le moyen de dispositifs multiples dont les modes de fonctionnement relèvent de la mise en concurrence des individus et de la surveillance de leur implication subjective dans la recherche de la performance par l’évaluation individuelle des résultats.
Néolibéralisme : de la rationalité globale
à la transversalité des résistances par Christian Laval
Ce que l’on appelle néolibéralisme ne correspond pas à l’idée que l’on s’en fait dans les milieux « antilibéraux », qu’ils soient politiques, associatifs ou syndicaux. On l’a vu comme une idéologie du laisser-faire absolu qui appelle et justifie une politique économique mêlant monétarisme, privatisation et baisse des impôts. Cette idéologie et cette politique sont supposées ne présenter aucune véritable originalité au regard du libéralisme classique du XVIIIe siècle. Au fond, on a interprété le néolibéralisme comme un simple « retour à Adam Smith » .
Cette définition trop courte a largement désarmé la critique qu’il fallait faire et qu’il faut toujours faire du capitalisme d’aujourd’hui et des dispositifs qui organisent une société d’un nouveau genre. Le néolibéralisme est mieux défini si l’on reprend les outils d’analyse laissés par Michel Foucault dans ses Cours du Collège de France . Nous n’avons pas affaire seulement à une doctrine qui reconduirait les vieilles lunes de la liberté complète des marchés et de la passivité de l’État. Nous avons affaire à une logique d’ensemble qui transforme toutes les institutions et tous les champs sociaux pour les plier à la norme du marché, pour faire des entités institutionnelles, quelles qu’elles soient et quelle que soit la nature de leurs activités, des entreprises obéissant à des contraintes de concurrence, de productivité et de rentabilité. Le néolibéralisme n’implique donc pas que tout devient directement « marchandise », comme on a pu le dire un moment, même si cela s’est effectivement traduit par l’extension relative de la sphère marchande soumise aux capitaux privés. Cela veut dire plus fondamentalement que toute la société doit obéir à une même rationalité, jusqu’aux sujets qui la composent, lesquels doivent répondre en chacun de leurs actes et de leurs désirs à des impératifs de performance nécessaires à l’illimitation de principe de l’accumulation du capital. Si le capitalisme néolibéral est la mise en concurrence générale et exacerbée des capitaux dans le cadre de la mondialisation, la société néolibérale est la construction de la concurrence comme loi suprême du fonctionnement de l’humain.Cette transformation devient de plus en plus perceptible avec la généralisation des dispositifs de contrôle des individus et avec l’emprise croissante des techniques de management dans les entreprises, les administrations, les hôpitaux, les écoles ou les universités . La logique normative qui se généralise vise à faire de la « performance » le principe suprême et général de l’activité, par le moyen de dispositifs multiples dont les modes de fonctionnement relèvent de la mise en concurrence des individus et de la surveillance de leur implication subjective dans la recherche de la performance par l’évaluation individuelle des résultats.
Une nouvelle manière de gouverner
Avec le néolibéralisme, l’État ne disparaît pas. Il ne se dissout pas dans le marché. S’il n’est, certes, plus tout à fait l’État producteur et banquier de l’après-guerre depuis les grandes vagues de privatisation des années 80-90 , il ne s’est pas « retiré », comme certains observateurs l’ont dit, pour laisser place à un « capitalisme pur ». L’Etat est en fait le promoteur principal, en étroit rapport avec les grands groupes oligopolistiques mondiaux, des dispositifs de discipline de la population et de conduite des sujets, destinés à les faire « fonctionner » selon le régime normatif de l’intérêt privé, du « capital humain », de la compétition généralisée.
Si l’État reste très actif, il agit dans des conditions nouvelles et selon des objectifs nouveaux. Formellement l’État reste un État de droit, démocratique, finançant des institutions publiques et des associations de solidarité sociale et d’éducation publique. Mais dans ces institutions elles-mêmes, les agents qui y travaillent, tout tomme les « usagers » qui sont en rapport avec elles, sont conduits à poursuivre de nouveaux buts et à agir autrement. Les sujets politiques, les « citoyens » eux-mêmes, ne sont plus regardés comme ils l’étaient dans une démocratie libérale classique : ils sont des cibles des « entreprises de marketing politique ». D’où un malaise inévitable des professionnels, des usagers et des citoyens. Ce qui a changé, c’est la diffusion progressive et générale d’une même norme de conduite ordonnée aux principes et aux techniques de l’entreprise privée, érigé en modèle absolu d’efficacité. De toutes les manières possibles, les dispositifs publics ou privés et de plus en plus hybrides « public-privé », tendent à introduire des formes de pression et de coercition sur les salariés, à créer des situations concurrentielles semblables ou comparables à celles qui existent dans la sphère strictement marchande. C’est bien là un mode global de gouvernement et de fonctionnement des sociétés, qui s’inscrit dans le cadre d’une compétition planétaire entre capitaux ; mode qui passe par la mobilisation totale et la mutation subjective des individus.
Au fond, toute la question depuis une trentaine d’années semble avoir été pour les gouvernants de droite et de gauche, non seulement d’étendre la sphère marchande au détriment de la sphère publique, mais surtout de faire que les administrations, les associations, et finalement les individus intériorisent la loi du marché, la « traduisent » en principes et en contraintes à chaque fois spécifique, la mettent en œuvre dans leur propre pratique professionnelle par la soumission à des systèmes d’incitation et de sanction qui remplacent dans de nombreux domaines l’absence d’un véritable marché. Il s’est agi, en réalité, de construire par le droit et par la norme un univers de concurrence générale, une véritable société de compétition, un monde du travail composé « d’hommes économiques » mus par leurs intérêts particuliers, ne connaissant rien d’autres que les motivations financières, désireux avant tout de supplanter leurs collègues en se faisant bien évaluer dans la « chaîne managériale » de l’évaluation .
La production d’un effet global
Ces dispositifs de la « performance », de la concurrence et de la surveillance se diffusent d’une manière spécifique et produisent un effet global qu’il faut analyser . La construction de cet univers de la concurrence ne s’opère pas comme on construirait un immeuble depuis les fondations jusqu’au toit, selon un plan établi à l’avance. Elle s’opère de façon à la fois simultanée et différenciée en fonction des priorités politiques, de la nature de l’activité (selon qu’on la considère assimilable à une activité marchande ) des rapports de force. Elle se fait par relais et appuis mutuels des « réformes » (« puisque cela a été fait ailleurs, pourquoi pas ici ? »), par une rhétorique d’intimidation et de stigmatisation intellectuelle (« il est honteux d’être en retard sur l’Angleterre ou sur les Etats-Unis, c’est un crime anti-social d’être trop coûteux »), par la mise en place d’agencements supposés strictement techniques, (« personne ne peut s’opposer à l’informatisation des données, à l’enregistrement de ses activités, à la comparaison de ses résultats… »), par une culpabilisation individuelle ( « si vous refusez l’évaluation, c’est que vous avez quelque chose à vous reprocher »), par un discours idéologique massif ( « le service public est inefficace au regard des mérites immenses de l’entreprise privée »). Les ressorts psychologiques de ces nouvelles techniques de contrôle des salariés sont multiples et combinés : ils vont de la peur à la cupidité.
Ces dispositifs entrepreneuriaux issus du management privé se diffusent dans tous les services publics et dans le secteur associatif : à l’hôpital, dans la recherche, à l’université. Ils constituent le règne de la « nouvelle gestion publique ». Imposés du haut, ils sont relayés à tous les niveaux bureaucratiques par les membres de la hiérarchie intermédiaire et locale supposés flattés de se transformer en « vrais patrons », jouissant d’une vraie « autonomie de gestion », véritables acteurs de la « culture de la performance ». Si la chaîne bureaucratique est mobilisée pour faire « descendre » les logiques managériales depuis le haut jusqu’à la base, cette stratégie suppose aussi la collaboration active d’un grand nombre d’agents qui sont « individualisés » par l’interpellation qui est faite à leur intérêt de carrière (promotion), de salaire (prime), de confort (avantages matériels et symboliques divers). Lorsque ces « individus » sont suffisamment nombreux, l’effet de masse et la généralisation de la logique de concurrence permettent de réduire toute résistance éventuelle. Mais la production de cet effet global suppose aussi que les transformations s’appellent l’une l’autre comme par un processus inéluctable. D’un ministère à l’autre, d’un service à l’autre, d’une école à l’autre, les mutations se renforcent mutuellement et font contagion, selon un principe simple : une situation de concurrence oblige, pour ne pas perdre, à s’y engager. Mais il est un autre trait particulier de cette diffusion des dispositifs qui est redoutable. Ils s’implantent par pièces détachées, par tronçons, comme un kit qui prend forme lors du montage final de toutes les pièces. C’est ce que l’on pourrait appeler aussi la tactique des « briques ». On les installe une par une, en déniant qu’il y ait un quelconque dessein plus lointain et en traitant volontiers de paranoïaques ceux qui verraient un peu plus loin que la petite brique isolée que l’on a posée dans le jardin. Ces briques éparses sont peu à peu assemblées pour constituer le dispositif de plus en plus englobant dans lequel les sujets sont pris, qui les oblige à se conduire d’une nouvelle manière. A moins que le projet d’ensemble ne se dévoile avant l’achèvement des travaux. L’enseignement supérieur offre de cette tactique de la brique un bel exemple. Peu nombreux ont été les enseignants qui ont résisté activement à la mise en place du LMD, réforme des cursus qui pourtant, était présentée comme une pièce essentielle de l’harmonisation des diplômes et de la mise en concurrence des universités dans le cadre de « l’espace européen et mondial de l’enseignement supérieur ». La loi LRU, qui installait au pouvoir un manager conforme au modèle de l’université entrepreneuriale, n’a pas non plus fait l’objet d’un refus collectif massif des enseignants, en dépit de la mobilisation active des étudiants et de la critique syndicale. Il n’en va plus de même lorsque la réforme du statut des enseignants-chercheurs vient compléter les premiers éléments du dispositif en instaurant sur le plan des conduites individuelles une rivalité directe pour les primes et la définition des services sous le contrôle des nouveaux présidents directeurs généraux des universités. La « nouvelle université » apparaît alors dans toute sa vérité, ainsi que toutes ses implications soudain devenues de frappantes évidences. En attendant cet assemblage final, les résistances ont été fragmentées, divisées, impuissantes.
Vers un contre effet global
Nous passons peut-être aujourd’hui en France un seuil, au moment même où la finance mondiale connaît un effondrement majeur. Il apparaît plus clairement à un plus grand nombre de gens que tout le secteur public et, à travers lui, des dimensions essentielles de la vie sociale sont transformés par la nouvelle norme de compétition. La « LOLF » en 2001 et la « Révision générale des politiques publiques » en 2007 ne sont sans doute que des étapes des processus en cours, mais elles ont eu le grand avantage de montrer l’unité et la globalité des politiques menées. Il était en effet jusque-là difficile de comprendre les relations entre des « réformes » qui touchaient tour à tour des pays différents, des institutions différentes, des secteurs différents de la population, à des moments différents, sans oublier que les mêmes « réformes » étaient conduites par des gouvernements de camps politiques réputés opposés. Les analyses ne manquaient pas, il est vrai, mais elles restaient encore sectorielles et restaient souvent mal comprises des principaux concernés, professionnels ou usagers des institutions publiques, tant la logique néolibérale était confondue avec la « marchandisation », l’avènement du « capitalisme pur » ou le « retour d’Adam Smith ».
La nouvelle situation se caractérise par la constitution, face à cette logique normative, d’une résistance radicale et transversale. D’une part, les luttes prennent des formes plus radicales dans la forme mais aussi dans le fond. Cette radicalité tient au fait que les politiques menées, au lieu d’être ce que le gouvernement prétend qu’elles sont, c’est-à-dire des dispositifs simplement techniques d’ajustement, apparaissent aux yeux des professionnels comme des remises en question fondamentales de leur métier et du sens subjectif, social, éthique, politique qui les fondent. C’est d’abord que « la culture de la performance », avec ses dispositifs de concurrence et de surveillance, produit de l’inefficacité par la négation des conditions effectives et des ressorts réels des professions que l’on entend normaliser selon les canons du management industriel. Ce qui est nié par la formalisation et la quantification des procédures et des évaluations, c’est la singularité des professions, l’autonomie qu’elles supposent, la nature relationnelle et inquantifiable de leur exercice, leur non-mesurabilité à l’aune des critères applicables dans la sphère marchande. Ces dispositifs au fond révèlent l’incompatibilité radicale entre la logique de la concurrence interindividuelle et le sens du commun que toutes les professions relationnelles supposent en leur principe même. Elles font ressortir la contradiction essentielle entre la signification sociale, politique et éthique que ces professionnels attribuent à leur métier et la généralisation de l’incitation financière par les primes qui vise en chacun le seul ressort de l’intérêt matériel.
Ces luttes sont aussi de plus en plus transversales, et elles s’appuient et se renforcent de plus en plus mutuellement . La compréhension que toutes les pièces des « réformes » sont solidaires d’un dispositif d’ensemble et qu’elles relèvent d’une forme générale d’existence entretient un rapport étroit avec le développement des luttes et leur coordination. C’est à partir de cette saisie intellectuelle que les luttes peuvent se coordonner et, en se coordonnant, qu’elles peuvent produire un « contre effet global » de masse, qui arrêtera la logique néolibérale et la fera reculer partout où elle s’est déjà mise en place. Il va sans dire que l’action syndicale est appelée à jouer un rôle majeur dans cette transversalité des résistances et dans la production de ce « contre effet global ». Y contribuer est la raison même du travail d’un certain nombre de chercheurs de l’institut de recherches de la FSU qui, depuis dix ans, ont fait de la compréhension du néolibéralisme leur priorité .