Si l’on ne peut se réjouir de la crise financière et économique, on peut constater qu’elle a opéré une disqualification des formes les plus radicales du discours néolibéral. Le récent recul du gouvernement sur la réforme du lycée, la diversité des résistances comme, d’une façon plus générale, la double crise d’efficacité et de légitimité du discours néolibéral, ne peuvent que conforter tous ceux qui veulent relier analyse critique et résistance au néolibéralisme sur le terrain de l’école.
L’éducation saisie par le néolibéralisme par Francis Vergne
Si l’on ne peut se réjouir de la crise financière et économique, on peut constater qu’elle a opéré une disqualification des formes les plus radicales du discours néolibéral. Le récent recul du gouvernement sur la réforme du lycée, la diversité des résistances comme, d’une façon plus générale, la double crise d’efficacité et de légitimité du discours néolibéral, ne peuvent que conforter tous ceux qui veulent relier analyse critique et résistance au néolibéralisme sur le terrain de l’école. C’est le moment de revenir sur les acquis d’une recherche développée depuis plus de dix ans à l’Institut de Recherches de la FSU sur le néolibéralisme dans le champ de l’éducation et de la recherche, et d’esquisser quelques orientations pour des travaux futurs.
L’école traversée par le néolibéralisme
Si une tendance lourde est aujourd’hui incontestable – moins d’école publique avec moins de personnels – il reste à mieux comprendre les transformations de l’école publique en « école néolibérale ». L’ensemble du système éducatif n’est pas entièrement gagné au néolibéralisme mais les politiques menées ont réussi à imposer des dispositifs et des modèles durables contraignants et transversaux qui sont loin d’avoir épuisé leurs effets négatifs.
En 2002, l’Institut de recherches de la FSU publiait Le nouvel ordre éducatif mondial . Cette parution « sign[ait] l’entrée en fanfare de l’altermondialisation dans le débat sur l’éducation » . Cet acquis était le résultat d’un examen attentif (entamé au moins depuis 1999 ) des politiques éducatives promues par de grands organismes internationaux comme l’OCDE, l’OMC ou la Commission européenne. Partout s’affirmait la nécessité de transformer les systèmes éducatifs pour mieux correspondre aux nouvelles exigences de « l’économie de la connaissance ». Et partout se déclinaient les principaux thèmes de ce nouveau paradigme : la recherche effrénée de la performance et de la rentabilité, le basculement des savoirs vers les compétences, la mise en concurrence des établissements et des personnels, le développement du capital humain, la décentralisation, les logiques managériales, etc. Ce reformatage utilitariste de l’éducation et de la production de la recherche constituait le noyau dur de la plupart des contre-réformes passées et présentes. Ce catéchisme, élaboré et diffusé par les organisations internationales, sagement repris au niveau national depuis la fin des années 1980, pouvait se résumer ainsi : l’école doit être au service de la compétitivité dans le cadre de la mondialisation et de « l’économie de la connaissance » et elle doit être « pilotée » selon des critères d’efficacité importés du monde de l’entreprise . Ouvrir l’école à l’entreprise mais surtout faire fonctionner l’école comme l’entreprise, tel était l’objectif.
Dans ce cadre, la citoyenneté républicaine, la libre diffusion des savoirs et la démocratisation scolaire devenaient des thématiques largement concurrencées par la promotion de l’autonomie des établissements, la plus grande « liberté » de choix des usagers définis comme des « clients », le brevetage de la connaissance ou la formation tout au long de la vie. La diffusion d’une culture gestionnaire fondée sur l’évaluation et l’imposition d’objectifs mesurables devaient assurer l’émergence d’un système toujours plus souple, moins coûteux et plus efficace.
La crise : un tournant ?
Qu’il s’agisse là, comme on a pu le dire en son temps du taylorisme, d’une « folie rationnelle » ne minimise pas le danger. Les idées fausses de l’utopie néolibérale diffusées et instrumentalisées à tous les échelons par un Etat hautement interventionniste peuvent devenir des technologies éducatives particulièrement pernicieuses. Mais a-t-on basculé de façon irréversible dans un autre modèle éducatif ?
Il ne fait guère de doute que la mise en place de ce modèle « compétitif » s’accompagne d’un désir de mutation plus complète. L’école devient, plus qu’autrefois, un lieu de compétition entre les individus et les groupes sociaux. Plus l’éducation ressemble à un « marché de masse », plus l’école se différencie en segments, filières, établissements de plus en plus contrastés socialement et ethniquement. Enfin, l’école devient une « école professionnalisée », pensée et organisée comme telle, l’enseignement professionnel glissant du coté de l’entreprise de formation mixant ses publics et transformant chaque établissement en gestionnaire avisé de son potentiel infiniment flexible, mobilisable et modulable. La mise aux normes libérales n’épargne pas l’orientation scolaire et professionnelle, sommée de subordonner la réflexion des plus jeunes aux impératifs de leur insertion et de régler leur avenir sur un placement judicieux du portefeuille des compétences acquises .
Il est hautement improbable que les politiques néolibérales en matière éducative cessent même si leur habillage idéologique se modifie et si l’arrogance de leurs promoteurs se fait moins bruyante. Pressées par une crise plus globale, il n’est pas exclu que, s’appliquant leurs propres critères de dégraissage, elles se recentrent momentanément sur des objectifs plus directement opérationnels. Pour autant, peut-on croire que la crise actuelle a mis fin à une parenthèse historique et que l’État « entrepreneurial » du néolibéralisme cède le pas à l’État social plus ou moins « relooké » et signe comme certains l’espèrent, la revanche de Keynes sur Hayek ?
Les résistances existent. Mais si les critiques de la « marchandisation », de la « déréglementation » ou des conceptions trop étroitement « économicistes » de l’éducation sont fréquentes, elles se heurtent à la logique globale des contre-réformes et à leur caractère prétendument inéluctable. Yves Careil avait déjà montré comment ces politiques « globales » génèrent localement des comportements susceptibles de les renforcer. Les actuels réformes de l’université ont fait apparaître des stratégies locales ou purement individuelles qui, prenant acte de leur nouvel environnement concurrentiel, permettent l’application des nouvelles normes et finalement de faire « jouer le jeu » aux différents acteurs .
C’est pourquoi il convient, fort des acquis des recherches précédentes, de poursuivre la compréhension du « phénomène néolibéral » qui par bien des aspects ne se réduit pas à de simples politiques économiques . Comment et à travers quelle technologie législative et réglementaire le néolibéralisme parvient-il à produire des comportements idoines et finalement des sujets conformes à ses attentes ? Comment et pourquoi la fin du néolibéralisme ne peut-elle être attendue d’un supposé « retour de l’Etat », lors même que ce dernier continue de porter dans toutes les sphères sociales la logique néolibérale ? Mais il convient surtout d’articuler par une conception rigoureuse et globale des phénomènes et des processus qui se présentent de façon dispersée. Voilà ce qu’il nous faut continuer de penser pour contribuer à rendre l’action syndicale plus lisible et plus efficace.
Francis Vergne