Lycée : éco sans socio n’est que ruine de l’âme
Par Stéphane Beaud Professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure (Ulm), responsable de l’équipe Enquêtes,
terrains, théories (ETT) du centre Maurice-Halbwachs (CNRS-EHESS-ENS)
Pour commencer, un témoignage personnel. Année scolaire 1983-1984 : je débute dans
l’enseignement comme « professeur stagiaire » de sciences économiques et sociales (SES) au lycée
Carnot de Dijon, l’établissement prestigieux de la ville, comprenant les classes préparatoires aux
grandes écoles. La filière SES, encore perçue comme roturière, n’a pas droit de cité dans ce lycée
bourgeois où le député maire, Robert Poujade, a longtemps été professeur de khâgne en lettres. Bien
des forces se sont liguées, avec succès, pour empêcher la création dans ce lycée d’une section B
(SES de l’époque).
Professeur débutant, j’enseigne uniquement en classe de seconde, deux heures par semaine, une
matière appelée initiation économique et sociale. Au fond, il s’agit de donner un avant-goût de
sciences économiques et sociales : exercice particulièrement délicat dans un tel lycée où les élèves
ne peuvent envisager une première B sur place. L’attention en cours est souvent flottante, l’intérêt
de la matière loin d’être reconnu par des élèves à hautes aspirations scolaires. Le mot d’ordre de
mon maître de stage : « bricoler », parvenir à les intéresser a mimima. A la fin de l’année, je décide
de consacrer un cours au fonctionnement de l’institution judiciaire et d’emmener une classe à
horaire difficile (le mardi de 16 heures à 18 heures) assister à un procès au tribunal de grande
instance de la ville.
Nous préparons la sortie, je présente en cours les principaux éléments de la procédure pénale, le
décor judiciaire, le rôle des personnages principaux du procès (procureur, juges, avocats, parties
civiles, accusé) que nous allons voir au tribunal, leur fais lire des précieux tableaux statistiques de
Données sociales 1984 sur la « chaîne pénale » et sur les caractéristiques sociales des détenus. Les
élèves se montrent très intéressés, les questions fusent durant les deux séances préparatoires. Le
jour dit, ils sont présents, très attentifs au cours des trois heures d’observation. Abasourdis, ils
découvrent la justice au quotidien, perçoivent par exemple la grande difficulté de communication
entre les juges et les accusés.
La scène judiciaire a cette vertu (pédagogique) de condenser, dans toute leur nudité, les rapports
de classe. Je me rappelle notamment un cas de surendettement (un homme, âgé de 35 ans, chômeur)
que le juge expose en ne ménageant pas ses effets. Il détaille la liste interminable des achats
dispendieux du prévenu pour finir par une « chute » – « et, enfin, tel jour de l’année 1982, vous avez
acheté une BMW » – qui, à l’énoncé de la marque de voiture, va provoquer chez deux filles de la
classe un cri d’effroi qui retentit dans toute la salle et que j’ai encore en tête. Lors du cours qui suit,
les élèves débordent de questions, veulent en savoir plus, se passionnent pour ce qu’ils ont vu. Bref
surgit alors une furieuse envie de comprendre.
Au fond, la réforme des SES en seconde, concoctée ces dernières semaines par Luc Chatel sans la
moindre concertation, revient, entre autres choses, à empêcher ce type d’expérience pédagogique
dans un enseignement – et c’est là l’essentiel – qui a su susciter de l’intérêt, et parfois de la passion,
chez les lycéens. Est-ce un hasard si la série SES a eu le vent en poupe ces deux dernières
décennies ? Elle parlait aux enfants de la démocratisation scolaire, fussent-ils perçus limités sur le
plan scolaire, en les ouvrant sur le monde. En réduisant de moitié l’horaire d’enseignement des SES
en seconde (3 heures à 1 heure 30), en supprimant tous les aspects de la réalité sociale qui peuvent
désespérer le lycéen, il s’agit d’imposer une vision réductrice et tronquée du monde réel dans lequel
nous vivons, une perception irénique et déréalisée du monde social. Surtout, ne plus parler en classe
de ce qui fâche ou apparaîtrait comme négatif (chômage, inégalités de revenus ou de destin,
ségrégation urbaine, etc.). Surtout, ne plus voir l’entreprise telle qu’elle est : avec des hommes et
des femmes, des chefs et des subordonnés, avec une hiérarchie et des relations sociales au travail.
Taire le stress au travail, les maladies professionnelles (pourquoi le scandale de l’amiante ?) et, pour
reprendre ici le lapsus du PDG de France Télécom, la récente « mode des suicides » dans cette
grande entreprise. Faire silence sur les récentes mésaventures d’Henri Proglio.
Cela fait des années que certaines officines du Medef planchent sur le sujet : en finir avec une
conception des sciences économiques au lycée qui vise à appréhender les phénomènes économiques
dans leur encastrement social et leur historicité (d’où le « et » de SES : sciences économiques et
sociales). En supprimant le volet sciences sociales, le gouvernement poursuit un objectif dont il faut
dire et redire qu’il est purement idéologique : former des élèves de 15 ans à la science économique
d’aujourd’hui, truffée d’abstractions et fortement formalisée ; leur apprendre les rudiments d’une
science qui devrait les aider à bien penser ; les détourner d’un enseignement qui pourrait avoir une
perspective critique. La sociologie avait été étiquetée « compassionnelle » dans le rapport Guesnerie
(2008) : c’est elle qui est dans la ligne de mire, elle qui reste associée à 1968 (« sociologues
gauchistes ») alors que de nouvelles générations de sociologues ne cessent de labourer de nouveaux
terrains et de produire de très beaux travaux.
La figure de Bourdieu, disparu en 2002, n’en finit pas de hanter ces liquidateurs d’une filière (les
SES) qui – il ne faut pas l’oublier – a derrière elle une longue et noble histoire. En effet, à l’origine
de cette discipline, on trouve deux institutions : la sixième section de l’Ecole pratiques des hautes
études, devenue EHESS ; et l’ENS de la rue d’Ulm. Dans les années 1960, contre tous les
cloisonnements disciplinaires de l’époque, les historiens de l’école des Annales (Fernand Braudel
en tête, et Marcel Roncayolo dont le rôle a été central) défendirent l’unité des sciences sociales et
parvinrent à se faire entendre du pouvoir gaulliste, avec, en 1966, la création de la section
économique (B) au lycée. A une période où la droite était par certains côtés « éclairée » (le souvenir
de la compromission des élites sous Vichy, la reconnaissance du conflit entre classes sociales, la
prise en compte du long terme, l’idée de planification), où le pouvoir politique n’hésitait pas à
financer les sciences sociales, considérant que les recherches en ce domaine pouvaient guider
l’action publique.
Aujourd’hui, outre cette revanche idéologique sur « l’esprit 68 », la réforme des SES met en péril le
devenir de la filière économique et sociale dans le lycée de demain. Attirer des élèves de 15 ans
avec les délices des courbes de coût ou d’utilité est tout simplement voué à l’échec. De tels
programmes ont déjà largement contribué à vider les premiers cycles universitaires en sciences
économiques (voir le mouvement « autisme-économie » du début des années 2000). Renouveler la
même erreur au lycée confine à l’absurde. Si les khâgnes B-L (option sciences sociales) et les
Instituts d’études politiques sont aujourd’hui si attractifs, c’est, entre autres raisons, du fait de leur
programme ouvert en sciences sociales (économie, sociologie, histoire contemporaine).
Les professeurs de SES et d’autres disciplines (lettres, histoire, philosophie…) disent tous que, dans
le contexte actuel de diffusion des nouvelles technologies, leur principale gageure est conquérir de
haute lutte l’intérêt d’élèves en pleine adolescence, les arracher à leur bulle personnelle, éveiller
leur curiosité, les amener par mille ruses vers la culture scolaire. Ce nouveau programme
d’économie de seconde tourne le dos à tout ce capital collectif pédagogique. Il faudrait, à titre de
punition, demander à ceux qui conçurent le projet rue de Grenelle de venir le tester à la Courneuve
ou à Villeneuve-sur-Lot.
L’ironie de l’histoire est que la réforme survient dans une période de crise économique, de faillite
des dogmes de l’orthodoxie économique. Inquiétante est ce qu’elle révèle de la perception de la
société par nos gouvernants, de leur volonté obstinée de ne pas voir la réalité sociale, de la
maquiller ou de la dénier, de la recouvrir par une série de récits optimistes comme la science
économique standard aime à formuler. La réforme des SES en seconde s’inscrit dans un dispositif
plus global de disqualification de la formation à l’esprit critique. Elle fait peser, comme d’autres
réformes au lycée (la diminution de l’horaire d’histoire en terminale S) un grave danger sur le débat
démocratique.
Voici ce que dit l’écrivain André Brink sur son enfance sous le régime de l’apartheid sud-africain :
« Je me demande souvent comment on a pu, comment j’ai pu ne pas voir ce qui se déroulait sous
mes yeux […]. J’ai passé mon enfance au milieu des Noirs. Il est impossible que je n’aie pas vu. Je
devais bien savoir ! »
Les sciences sociales ont cette vertu, indispensable en démocratie, de donner à voir la réalité sociale
telle qu’elle l’est et non pas telle que le pouvoir, ou les pouvoirs, souhaiteraient qu’elle soit. Le
maigre corps des professeurs de SES a besoin du soutien des enseignants des autres disciplines
soeurs, du monde universitaire et de la recherche, des syndicats, des parents d’élèves sensibles à ces
questions, des élus nationaux et locaux, etc. bref de tous ceux qui ne résignent pas à cette
dangereuse entreprise de dilapidation par le gouvernement actuel du précieux héritage culturel que
constitue la présence plus que quarantenaire des sciences sociales au lycée.