L’empreinte de « La Nouvelle école capitaliste »
Erwan Lehoux
Un parcours militant et des travaux de recherche marqués par sa lecture
La lecture de La Nouvelle école capitaliste a marqué une génération de militantes et de militants, d’étudiantes et d’étudiants ou de jeunes chercheurs et chercheuses en sciences sociales. Tout en interrogeant mon propre rapport à cet ouvrage, j’entends dans cet article revenir sur quelques-uns de ses apports théoriques.
Le dossier de Regards Croisés N°42 est consacré à l’anniversaire de cet ouvrage.
C’est en tant qu’étudiant en licence de sociologie que j’ai découvert les travaux consacrés, au sein de l’Institut de recherches de la FSU, à l’analyse des politiques néolibérales, en particulier La Nouvelle école capitaliste mais aussi L’école n’est pas une entreprise. Peu de temps après les mobilisations de 2007 et de 2009 contre la loi Libertés et responsabilités des universités (LRU), la lecture de ces ouvrages a constitué pour moi une rupture militante en même temps qu’un moment fondateur dans la construction du cadre théorique qui, aujourd’hui encore, alimente mes réflexions et mes recherches.
Une rupture avec le sens commun réformateur
C’est dans le cadre de mes engagements au lycée (UNL) puis à l’université (UNEF) que j’ai forgé mes premières réflexions politiques, en particulier sur les questions éducatives. En tant que bon élève issu des petites classes moyennes, je me retrouve alors parfaitement dans la critique de l’école que porte l’UNL, qu’elle accuse de n’être pas assez ouverte à la société, de ne pas suffisamment prendre en compte nos intérêts adolescents, de laisser trop peu de place à notre activité en classe… En bref, cette critique s’inscrit pleinement dans le paradigme de l’enfant ou, en l’occurrence, de l’adolescent, au centre de l’école. En conséquence, l’UNL porte une réforme d’ampleur de l’école, accordant aux questions pédagogiques une place prépondérante. Nous revendiquons une école qui ne soit pas qu’un lieu d’étude mais aussi un lieu de vie, grâce au développement des clubs, des cafétérias, des foyers, grâce au développement de la représentation des lycéens dans les instances démocratiques des établissements et du ministère et grâce à la reconnaissance de l’engagement dans les instances. Nous revendiquons également le développement de l’enseignement par projet et de l’interdisciplinarité, d’où notre défense sans réserve des Travaux personnels encadrés (TPE), ou encore de toute sorte d’éducation à la santé, à la sexualité, à la citoyenneté, etc. Autant de revendications qui m’apparaissent alors comme des évidences.
En dernière année de licence, la lecture de La Nouvelle école capitaliste et de L’École n’est pas une entreprise m’amène à interroger ces évidences et à prendre conscience de la récupération de cette critique artiste [1] de l’école par le capitalisme [2] et des effets ambivalents de réformes menées au nom de valeurs a priori progressistes [3]. Cette critique de la critique marque alors autant mon engagement que mes premières recherches dans le cadre de mon master, sous la direction de Christian Laval, puis au sein de l’Institut. Non seulement, l’ouvrage donne à voir le sens global des réformes éducatives, malgré leurs nuances voire leurs contradictions apparentes, mais il les replace également dans la perspective plus large d’une « nouvelle raison du monde » [4]. L’un des intérêts de l’ouvrage est ainsi de ne pas enfermer l’analyse des réformes éducatives dans des enjeux qui seraient propres à l’éducation, ce d’autant plus que la raison néolibérale est conçue non pas comme une simple justification du monde mais dans la dialectique qu’elle entretient avec les évolutions des forces productives et donc du capital.
L’éducation n’est ni une marchandise… ni un capital !
À l’origine, mes travaux sur le soutien scolaire [5] restent motivés par mon engagement contre ce que je considère d’abord comme une forme de marchandisation et de privatisation de l’éducation, en écho au fameux slogan. Néanmoins, je suis progressivement amené à dépasser cette analyse première pour m’intéresser au processus de mise en marché. C’est tout l’intérêt de La Nouvelle école capitaliste que de proposer de distinguer clairement ces trois processus, dans la mesure où la mise en marché, selon laquelle « la logique de marché […] tend à devenir la forme de régulation du système scolaire et universitaire » [6], implique à double titre les administrations publiques. D’une part, l’ouvrage montre comment les logiques de marché se généralisent, à l’ensemble des établissements, y compris publics, en concurrence pour attirer le plus d’élèves, comme aux élèves eux-mêmes ainsi qu’à leur famille, compte tenu d’une compétition scolaire de plus en plus intense. En ce sens, il invite à dépasser la dichotomie habituelle entre secteur public et secteur privé [7] en montrant que la raison néolibérale s’impose dans l’ensemble des secteurs d’activité et des domaines de la vie.
D’autre part, dans la mesure où « ces “marchés scolaires” ou “quasi-marchés” ne sont pas le fruit d’une logique spontanée, mais le résultat d’une construction politique, les auteurs insistent sur le rôle fondamental des pouvoirs publics dans l’institution de la concurrence comme norme. Les pouvoirs publics contribuent ainsi à soutenir financièrement la demande éducative privée, dont les vouchers ou chèques éducation sont emblématiques. S’il ne s’agit en France que d’une revendication, notamment relayée par la Fondation pour l’école, une politique similaire, quoique plus résiduelle, existe dans le cas du soutien scolaire, l’État accordant aux familles qui y recourent des réductions fiscales tout à fait significatives. Plus insidieusement, de nombreuses mesures, mises en œuvre ou encouragées par les pouvoirs publics, comme la publication dans les médias de palmarès des établissements scolaires, construits à partir d’indicateurs fournis par le ministère, invitent les élèves et leur famille à déployer des stratégies scolaires de plus en plus développées. En effet, ces réformes néolibérales reposent sur une conception de l’éducation comme capital humain, dont la valeur est réduite à sa seule rentabilité sur le marché du travail et donc à son utilité comme facteur de production. Chacun est considéré responsable de ce capital qui lui est attaché, de sorte qu’il a le devoir de l’accumuler en investissant à bon escient, en fonction des coûts et des bénéfices escomptés de telle ou telle formation. Les élèves et leur famille sont, dans cette optique, invités à se comporter comme des entrepreneurs d’eux-mêmes.
Une éducation de marché ou la fabrique des entrepreneurs d’eux-mêmes ?
La théorie économique classique et néoclassique souffre du décalage entre le postulat d’un individu abstrait, anhistorique, autonome et absolument rationnel, connu sous le nom d’homo-œconomicus, et la réalité des individus concrets, dont la personnalité est unique et dépend de la biographie de chacun. Ce décalage expliquerait les défaillances du marché, son incapacité à permettre une allocation efficace des ressources et assurer la coordination la plus efficiente des activités humaines. Pour dépasser cette contradiction, il convient alors de gouverner les conduites des individus, de sorte que leurs choix soient plus rationnels, conformément aux modèles économiques dominants. Selon les auteurs, la scolarité est alors toute entière conçue comme un dispositif, au sens foucaldien du terme [8], au sein duquel l’orientation occupe un rôle central, comme « incitation permanente à devoir choisir et à construire ses parcours en lien direct avec une “stratégie” que le sujet est censé mettre en œuvre » [9]. Dix ans après la publication de l’ouvrage, la mise en place de Parcoursup, comme pivot du continuum bac -3 / bac +3, témoigne de la construction de plus en plus aboutie du projet néolibéral, puisqu’il exige des élèves d’anticiper, plus que jamais, les conséquences de leurs choix d’orientation, y compris les plus précoces, dès la troisième pour celles et ceux s’orientent ou qui sont orientés en voie professionnelle.
À suivre les auteurs de l’ouvrage, c’est donc une transformation de la subjectivité même des individus qui est visée, au-delà des seuls cadres scolaires et universitaires, comme en témoigne la logique des compétences et la valorisation de tous les apprentissages, y compris dans les cadres les plus informels. Ainsi, les futurs bacheliers peuvent désormais, via la fiche avenir, sur Parcoursup, mettre en avant leurs engagements ou leurs activités extérieures et souligner les compétences qu’ils ont ainsi développées, de même que les étudiants peuvent faire valoir certaines expériences bénévoles pour obtenir des points supplémentaires ou des ECTS dans le cadre de leur diplôme. S’il ne s’agit pas de nier la richesse de ces apprentissages, qui sont une évidence pour tout militant, le risque réside tout à la fois dans la remise en cause de la spécificité des savoirs scolaires et dans la réduction des expériences de la vie à leur rentabilité sur le plan scolaire, voire à leur instrumentalisation, dans une perspective stratégique.
Néanmoins, la portée performative de cette école néolibérale pensée comme un dispositif demeure incertaine. Certes, le développement d’un marché du coaching scolaire [10], par exemple, accrédite l’idée selon laquelle les élèves et leur famille seraient de plus en plus attentifs aux enjeux de l’orientation, qu’ils anticipent davantage. Cela dit, celui-ci concerne davantage les élèves du pôle économique des classes moyennes supérieures, lesquelles mettent en œuvre depuis de nombreuses années déjà des stratégies d’investissement et de placement scolaire. La généralisation de ce rapport instrumental ou utilitaire à la scolarité, notamment dans les classes populaires, reste en revanche à interroger. Dans quelle mesure les élèves ont-ils tendance à fonder leurs choix d’orientation en calculant leurs coûts et leurs bénéfices escomptés ? Les différents programmes d’information et d’accompagnement à l’orientation des élèves ont-ils tendance à renforcer cette propension ? Quels sont les autres déterminants subjectifs de ces choix et de quelles manières les élèves les articulent-ils ? L’expression, par les élèves, d’une rationalité néolibérale dans le cadre scolaire est-elle le signe d’une intériorisation personnelle des normes et des valeurs sur lesquelles elle repose, ou simplement d’une adaptation distanciée, éventuellement critique ? Autant de questions qui motivent, aujourd’hui, la poursuite de mes recherches consacrées à l’orientation, autant dans le cadre de mon doctorat qu’au sein de l’Institut de recherches de la FSU.
[1] Au sujet de la récupération de la critique artiste, en l’occurrence du travail, par le capitalisme, voir Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
[2] Voir à ce sujet, dans ce dossier, l’interview de Laurence de Cock.
[3] Un peu plus tard, ma rencontre avec les travaux de l’équipe ESCOL me permettra d’enrichir cette critique de l’esprit néolibéral de ces réformes, notamment pédagogiques, en m’intéressant par ailleurs à leurs effets, particulièrement inégaux, sur les apprentissages des élèves. Voir entre autres les travaux de Stéphane Bonnery sur l’individualisation du traitement de la difficulté scolaire, dont « La difficulté scolaire : fatalité ou défi pour une politique de démocratisation ? » dans Choukri Ben Ayed (dir.) (2010), L’École démocratique, Paris, Armand Colin, p. 78 82.
[4] Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval (2009), La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, coll. « La Découverte poche ».
[5] Voir Erwan Lehoux (2018), Payer pour réussir ? Le marché du soutien scolaire, Paris, Syllepse, 94 p.
[6] Christian Laval et al. (2012), La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte / Poche, p. 111.
[7] De même, d’ailleurs, qu’il invite à s’interroger sur les logiques à l’œuvre dans le tiers secteur, notamment associatif. À ce sujet, voir Matthieu Hély (2009), Les métamorphoses du monde associatif, Paris, Presses Universitaires de France.
[8] Christian Laval (2018), Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, Paris, La Découverte.
[9] Christian Laval et al. (2012), op. cit., p. 192.
[10] Anne-Claudine Oller (2020), Le coaching scolaire. Un marché de la réalisation de soi, Paris, Presses Universitaires de France.