Cécile Briec, ergonome.
Article publié dans la lettre électronique d’octobre 2009.

Agir sur les risques psychosociaux, une approche par l’analyse du travail

Impossible d’échapper en ce moment aux suicides liés au travail. Impossible également d’ignorer le développement de formations adressées aux managers pour « manager des personnes fragiles » et de questionnaires pour évaluer le stress des salariés. Ces approches ne s’inscrivent pas dans les mêmes perspectives :

  • La première cherche à aider les personnes dites « fragiles » ou autrement formulé, les accompagner à supporter l’insupportable. Elle vise à réparer les effets des transformations du travail sur les individus.
  • la seconde cherche à répondre à une demande d’évaluation exhaustive de la souffrance au travail dans telle ou telle entreprise, sur l’ensemble des services. Les salariés doivent répondre à une batterie de questions qui abordent différentes catégories de facteurs. Cette méthode permet de faire un état des lieux généraliste des évolutions du travail mais la question qui reste en suspend est celle de l’action. Que faire de cette photographie, qui doit agir et sur quoi ? Est-t-elle suffisante pour faire taire la souffrance ou permet-t-elle juste de repousser encore pendant quelques temps les actions à mener ?

Quelle que soit l’approche, les questions restent entières : comment transformer des organisations qui maltraitent les salariés ? Comment faire en sorte que chacun individuellement et collectivement participe aux transformations de celles-ci ?

Une voie est celle de l’analyse du travail. Nous présenterons une expérience d’intervention au sein d’un théâtre, plus particulièrement au sein d’un service technique qui regroupe des machinistes (qui montent et démontent les décors) et des électriciens (qui mettent en place le jeu de lumières) sur une situation de « harcèlement moral » [1]. L’adjoint au chef machiniste du service technique a fait une grave dépression et a écrit une lettre dans laquelle il s’est déclaré harcelé par son supérieur. Les membres du CHSCT souhaitaient qu’un intervenant extérieur les aide à s’engager dans une nouvelle dynamique [2]

La proposition d’intervention était de procéder à des analyses du travail avec les membres du service technique. Elle visait l’élaboration d’un diagnostic qui mettrait à jour les facteurs impliqués dans la situation et surtout la mise en mouvement des acteurs pour enclencher un processus de transformations. Nous exposerons quelques résultats qui montrent l’intérêt d’une approche « clinique ».

  1. Des problèmes de travail
  • Un métier malmené par
  • Des transformations du travail aux effets sous estimés

Les techniciens travaillaient il y a quelques années sans cadre horaire. A l’occasion du changement de la durée du temps de travail (passage aux 35 heures), un système de vacation de 4 heures a été mis en place, avec trois services possibles : le service du matin 8h-12h ; le service d’après-midi 14h-18h ; le service du soir 20h-24h. Il garantit le respect d’une durée hebdomadaire de 35h avec des possibilités de dérogations (recours aux 12h de façon exceptionnelle avec une limite fixée à 10 fois dans l’année).

L’effectif restreint de l’équipe technique combiné à des compétences spécifiques portées par seulement quelques agents et à des horaires à respecter génèrent une situation intenable. La gestion du planning de présence est si difficile qu’elle est davantage pilotée par le respect du cadre légal que par le sens du travail. Ces effets sur l’activité sont divers :

  • entre techniciens qui errent en ne sachant pas quoi faire quand ils prennent leur service
  • et techniciens qui viennent plus tôt que prévu pour être efficace.
  • Un déficit de prescriptions

Travailler dans un théâtre n’est pas perçu comme un métier, il faut être artiste, aimer le spectacle et faire en sorte que le rideau se lève tous les soirs. Ces propos largement répandus entretiennent un flottement quant aux rôles des encadrants. Au service électrique, l’équipe a structuré une pratique autour de dossiers sur support papier. A la machinerie, l’équipe fonctionne sur la base d’ordres transmis de manière orale (pour ne pas dire hurlés) par le chef machino qui détient seul les informations. Le déménagement récent du bureau du service technique situé auparavant près du plateau à plusieurs étages de distance aurait accru la difficulté de transmission et d’accessibilité des informations. La disparition d’un tableau blanc qui était un instrument de travail pour l’équipe dans la mesure où y figuraient des informations participe de ce manque de repères pour travailler.

  • Une organisation déqualifiante

« Depuis que je suis dans ce théâtre, j’ai régressé » a exprimé un technicien. Cette formule résume l’impasse dans laquelle ils sont. Non seulement la combinaison des différents facteurs énoncés précédemment rend difficile l’exercice du métier, mais en plus, au cours des années, l’organisation mise en place s’est peu préoccupée de maintenir voire de développer les compétences des techniciens.

Pour ceux qui sont arrivés récemment dans le théâtre, ce problème n’est pas énoncé en ces termes. Ils vivent sur leur acquis précédents ou les entretiennent à l’extérieur. Mais pour ceux qui ont de l’ancienneté, le constat est plus sévère. D’ailleurs, ils décrivent un cercle vicieux entretenu par le fait qu’on fasse toujours appel à ceux qui disposent des compétences nécessaires.

  • Un collectif déconstruit

L’activité déployée par les techniciens même pour des tâches récurrentes est heurtée, difficile. A ce sujet, un des techniciens finit par dire « finalement, il n’y a pas vraiment une réelle façon de travailler dans l’équipe, tous pareils. Tout le monde vient d’un théâtre différent tout le monde a son idée du travail et finalement on prend pas la meilleure, on reste toujours sur son idée qu’elle soit bonne ou pas bonne. Chacun garde sa façon de travailler. [souligné par nous-CB]Même plier un velours il y a toujours qqn qui va discuter. ». Il n’y a pas un collectif « rôdé » qui permet que les actions soient coordonnées, que « la mécanique soit huilée » pour utiliser une expression courante, que les aléas qui se présentent soient affrontés et dépassés. Il n’y a pas un collectif de techniciens mais une collection de techniciens qui essaient de travailler ensemble alors qu’ils ont tous une ancienneté assez importante dans ce théâtre.

  1. Des transformations de l’organisation au développement du pouvoir d’agir

Les facteurs mis à jour par les membres de l’équipe révélaient des dysfonctionnements du côté de l’organisation du travail qui nécessitait d’être transformée. Mais ils révélaient aussi des dysfonctionnements du côté de l’activité individuelle et collective : ils avaient arrêté de se parler du travail entre eux et à eux mêmes. Chacun s’était progressivement enfermé dans un ressassement d’histoires interpersonnelles bloquant toute possibilité de réflexion sur sa propre manière de travailler et sur la manière de travailler avec les autres. Cette paralysie a contribué à la dégradation progressive et inexorable de la situation du service. Jusqu’au jour où l’un d’entre eux a craqué. Les membres du service diront qu’ils ont subi un électrochoc, ils ont été réanimés par ce drame.

Approcher les risques psychosociaux par l’analyse du travail permet d’identifier les facteurs impliqués d’une manière précise et située et d’ouvrir ainsi des perspectives d’action. Mais elle permet surtout à chaque « travaillant » de reprendre la main sur son activité, de participer par son activité propre à dépasser et à transformer les contraintes dans lesquelles tout travail s’inscrit. Enfin, elle instaure au niveau d’une équipe des débats de métier qui contribuent à maintenir (ou développer) un collectif qui soit une ressource pour faire face aux transformations du travail.

Cette approche trouve –t – elle échos du côté des militants syndicaux ? Si c’est le cas, comment développer nos activités conjointes pour contribuer à la transformation ?

Cécile Briec

Ergonome, doctorante en Psychologie du travail Clinique de l’Activité, CRTD Cnam Paris

[1]                terme qui dans les entreprises a été employé avant celui de risque psychosocial

[2]          En parallèle, vue la gravité de la situation, l’inspection du travail menait une enquête afin de déterminer s’il s’agissait d’un cas de harcèlement moral.