AOC, lundi 25 mars 2024
https://aoc.media/analyse/2024/03/24/le-wokisme-nexiste-pas/

 

Le « wokisme » ne désigne pas un mouvement car nul ne s’en revendique ; à défaut d’être un phénomène identifiable, il est le mot par lequel on cherche à éloigner le débat sur le caractère systémique des injustices. Le procès du « wokisme » permet en réalité de disqualifier les minorités dans leurs revendications et participe à une offensive réactionnaire contre l’éveil (wokeness) de la société.

L’idée de l’inexistence du « wokisme » paraîtra sans doute surprenante à nombre de lecteurs. On le comprend : livre après livre, tribune après tribune, des auteurs de toutes disciplines, des journalistes aussi, décrivent une nouvelle configuration idéologique dont il conviendrait d’examiner, toutes affaires cessantes, les redoutables effets. Le doute, ici exprimé, quant à sa réalité ne relève pourtant ni de la provocation, ni de la cécité. Je n’ignore évidemment pas l’existence de cas qui donnent crédit à l’hypothèse d’atteintes systématiques aux libertés d’expression et de création. Quel que soit leur véritable nombre, il est parfaitement légitime de s’en préoccuper : ces libertés sont au fondement de la démocratie et doivent être soigneusement préservées.

Le point de vue que je défends se construit, pour l’essentiel, autour de trois propositions.
La première est d’établir que l’hétéro-désignation manque sa cible, le « wokisme » supposé étant introuvable non seulement parce que nul ne se revendique d’un mouvement qui porterait ce nom, mais surtout parce que les traits supposés le définir sont tellement généraux qu’ils permettent de ranger sous la même dénomination des théories parfaitement distinctes. Je chercherai à établir la valeur de cette proposition en procédant à l’analyse critique de l’idéaltype du « wokisme », tel qu’il est décrit par l’un de ses adversaires les plus déterminés.
La deuxième proposition consiste à montrer que le champ indéfini d’extension de l’accusation tient à sa nature : elle ne vaut que par la fonction qu’elle remplit et n’a nullement pour objectif de décrire le réel. Il s’agit d’euphémiser, voire de nier, la réalité des discriminations ou, au moins, de ne pas reconnaître leur nature et leurs causes.
Enfin, face au caractère systémique des injustices, que celles-ci se situent dans le champ social, dans celui des rapports de sexe ou dans celui des identités raciales, il s’agira d’énoncer ce qu’exige l’éveil par rapport à celles-ci (la wokeness, celle-ci étant considérée comme l’indice d’un bon fonctionnement de la démocratie), tout en se montrant attentif aux ornières dans lesquelles elle pourrait se perdre.

Introuvable « wokisme »
Le terme de « wokisme » suggère l’existence d’un mouvement politique homogène chargé de propager l’idéologie woke. Celle-ci se déclinerait en de multiples sens, mais on choisira, afin d’essayer de la circonscrire, la caractérisation qu’en fait Pierre-Henri Tavoillot (l’un des organisateurs du fameux colloque sur la « déconstruction » qui s’est tenu à la Sorbonne en janvier 2022).
Le philosophe définit le « wokisme » par quatre éléments qui font système : « D’abord, l’idée que la réalité se définit essentiellement comme domination. […] Deuxièmement, le grand dominateur dans cette affaire, c’est l’Occident. C’est en lui que se condensent toutes les oppressions : celle de l’Europe sur le reste du monde (impérialisme), celle de l’homme blanc sur toutes les femmes (patriarcat), celle de l’industrie sur la nature (productivisme), celle des riches sur les pauvres (capitalisme). Troisième point : face à cette grande domination, on a l’impression d’une amélioration des choses : la décolonisation, l’émancipation féminine, l’antiracisme et autres types d’émancipation semblent acquis ; or, pas du tout, ce n’est qu’illusion. […] Et quatrième élément : il faut agir, il faut annuler, changer la langue, déboulonner les statues, modifier les livres… ».
L’intérêt de cette définition est qu’elle synthétise très correctement les principaux griefs, tout en évitant les caractérisations fragiles par des termes caricaturaux à volonté polémique. Il en est ainsi de celles qui voient dans le « wokisme » une nouvelle Inquisition, un totalitarisme en marche, un héritier du trotskisme ou encore une religion sans avenir (la synthèse étant une religion totalitaire dont les fidèles sont disposés à envoyer au goulag celles et ceux qui luttent pour les libertés d’expression et de création).
Pierre-Henri Tavoillot insiste préalablement sur la domination, afin de suggérer qu’il serait inexact de privilégier ce prisme pour comprendre la réalité sociale. C’est le premier moment du déni : l’idée que les rapports sociaux ne puissent être, dans leur totalité, appréhendés par la domination ne devrait pas conduire à nier son importance, ni même à la relativiser.
La conception de la liberté comme absence de domination, que privilégie le républicain critique, est en effet plus convaincante que celle qui la définit par l’absence d’interférence. L’exemple classique pour illustrer ce point de vue est celui de l’esclave qui a la chance d’avoir un maître bienveillant : restant soumis au pouvoir du maître, il n’est pas libre. L’illusion du libéral-conservatisme, acharné à relativiser la dimension de la domination, est de croire qu’il l’est.
Le deuxième trait définitionnel emprunte à la rhétorique bien connue du « fardeau de l’homme blanc » : non, l’Occident n’est pas réellement coupable de ce dont on l’accuse (impérialisme, patriarcat, capitalisme productiviste). L’accusation serait injustifiée car l’Occident, lieu où sont nées les Lumières, ne pourrait être tenu pour responsable des dévoiements de ses principes. Deuxième moment du déni : comme le souligne Suzanne Citron, la France n’a pas dérogé à ses principes, bien qu’elle fût la patrie des droits de l’homme mais parce qu’elle l’était.
Troisième trait : les choses s’améliorent et les « wokistes » sont indifférents à ces évolutions favorables. Indifférents ? Certainement pas, mais celles et ceux qui luttent pour l’émancipation considèrent en effet, à l’instar des révolutionnaires de 1789, qu’il reste beaucoup à faire : il suffit de penser à la persistance des inégalités salariales entre les sexes, la difficulté à voir aboutir judiciairement les plaintes pour viol, le niveau invraisemblablement élevé des féminicides, la non-reconnaissance des mérites des femmes dans la recherche, notamment en science (le cas de Rosalind Franklin est loin d’être une anomalie).
Enfin, quatrième trait, la volonté destructrice du « wokisme », qu’il s’agisse des œuvres d’art, de notre passé ou de notre langue. On reconnaît là l’une des accusations les plus communes, laquelle relève de la cancel culture. Mais, comme l’a souligné Laure Murat, « qui annule quoi ? »[1]. Si les mouvements #MeToo et Black Lives Matter ont souvent recours à la culture de l’annulation, c’est pour dénoncer des situations iniques et exiger des institutions qu’elles prennent leurs responsabilités en cessant d’honorer les personnes accusées d’actes racistes ou d’agressions sexuelles.
Plutôt que sur la dénonciation, il conviendrait d’insister sur la responsabilité, puisqu’il s’agit d’inviter ceux qui sont incriminés à assumer leurs propos, à se justifier, ce qui relève en définitive de la prise de conscience éthique. La cancel culture n’est donc souvent que le seul moyen, pour ceux et celles qui n’ont aucun pouvoir, d’exprimer leur indignation en attirant l’attention sur certains dysfonctionnements dont la société s’accommode si volontiers.
N’oublions pas que cancel culture est une « expression de la droite américaine adoptée par les néoconservateurs français pour mieux disqualifier les interpellations progressistes »[2]. Aux États-Unis, les déboulonnements de statues visent en priorité ce qui symbolise le pouvoir colonial, les suprématistes blancs, les confédérés et le racisme institutionnalisé.
Dans le contexte européen, l’interpellation faite aux musées sur l’origine de leurs collections, en majorité issues des conquêtes impérialistes, montre que la cancel culture, loin de nier l’histoire ou de faire preuve d’une « inculture » systématique, attire souvent notre attention sur les contradictions d’une société qui prône officiellement l’antiracisme et célèbre partout la violence des colons dans l’espace public. Laure Murat, citant Guerre aux démolisseurs de Victor Hugo, rappelle que c’est « l’État qui, le premier, “annule” ou détruit … car il détient seul le pouvoir de censure et de contrôle ». L’histoire se fait en érigeant des monuments tout autant qu’en les faisant tomber.
Dans le même sens, Philippe Forest, pourtant fort peu bienveillant à l’égard du « wokisme », ne voit pas à l’université ce que craignent les anti-« wokistes » : il dit n’avoir jamais assisté, au sein de son établissement, « à ces cas dont on fait grand bruit dans la presse ». Et il ajoute, « je ne dis pas qu’ils n’existent pas, mais aussi scandaleux qu’ils soient, je pense qu’on a tendance à en exagérer l’importance. C’est toujours les mêmes anecdotes qui tournent en boucle : la conférence de Sylviane Agacinski annulée, le collège Evergreen aux États-Unis, la tragédie grecque empêchée pour cause de “blackface”, le professeur congédié pour avoir montré à ses étudiants un extrait du Mépris de Godard… Quelle est l’ampleur véritable du phénomène ? À titre personnel, je n’ai jamais été confronté à ce wokisme radical ».
On constate que la thèse du système « wokiste » a bien du mal à trouver de solides fondements. D’autant que nombreux sont ceux qui, comme moi, sont considérés comme « wokistes » alors que les indices d’appartenance sont évanescents. Que l’on en juge par l’exposé rapide de mes convictions. Mon engagement anticolonialiste vaut, pour mes adversaires, adhésion à la mouvance décoloniale. Ma critique de la « laïcité de combat » est l’indice de mon choix en faveur du multiculturalisme, voire du communautarisme (la distinction étant sans importance pour la plupart des anti-« wokistes »). Mon adhésion au républicanisme critique est comprise comme anti-républicaine (comme si, seule, l’occurrence française était légitime). Mon souci de concilier laïcité et tolérance est perçu comme une concession à un régime de coopération (et non de séparation) entre l’État et les églises. Ma défense de l’universalisme, constante depuis les débuts de ma vie intellectuelle, ne vaut rien pour ceux qui, de l’instruction de son procès, déduisent sa définitive condamnation. Enfin, mon souci de tenir compte des processus de subalternisation des savoirs périphériques, c’est-à-dire l’intérêt accordé à la notion d’injustice épistémique, indiquerait mon mépris pour l’objectivité et, plus globalement, la volonté de relativiser la science, de contester son privilège dans l’accès public au savoir, autrement dit l’absolu contraire de ce que je pense.
Bref, l’universaliste, le rationaliste, le républicain disparaissent sous les amalgames qu’une paresse de la pensée présente comme des articles de foi, sans accorder la moindre attention à la complexité des choix.

À quoi sert l’anti-« wokisme » ?
La promotion académique et sociétale du « wokisme » entretient bien des similitudes avec les querelles qui l’ont précédée (sans pour autant avoir disparu), celles du politiquement correct et de l’islamo-gauchisme. Elles obéissent à une même logique de désignation d’un ennemi supposé, ennemi de l’intérieur mais complice de ceux qui, en dehors de la « civilisation occidentale », chercheraient à en saper les fondements. « Wokisme » permet donc de disqualifier l’ensemble des forces contestataires issues des populations minorisées, accusées, entre autres griefs, d’hypersensibilité. Le refus de rester indifférent devant l’oubli de nos principes suscite une vive réaction venue de milieux politiques et intellectuels divers, mais ayant en commun une conception exclusive de l’appartenance citoyenne.
Au sein d’une nation fortement sécularisée, et ayant fait de la laïcité sa religion civile, l’une des modalités principales de disqualification est de constituer, au sein de nos sociétés démocratiques, une religion nouvelle, généralement décrite comme sectaire. Et si l’opprobre ne suffit pas, on dira que cette religion est à visée totalitaire, voire que ses fidèles sont les agents du totalitarisme. Le caractère outrancier de ce diagnostic ne semble pas un obstacle à sa crédibilité, si l’on juge cette dernière au nombre de passages médiatiques des anti-« wokistes » les plus ardents.
Aussi, alors que les « wokistes » sont suspectés de croire en des choses qui défient le bon sens (non malgré l’absurdité de leurs croyances mais en raison même de cette absurdité, comme le souligne Jean-François Braunstein), est-il permis de se demander si la qualification du « wokisme » comme totalitarisme ne relève pas du même mécanisme, tant, pour ceux qui savent à quoi renvoie le concept, le jugement est en effet absurde. Absurde, mais aussi indécent : faudrait-il comprendre que les « wokistes » font régner la terreur sur les campus et participent au lynchage de ceux qui résistent à la religion « wokiste » ? On mesure l’indécence lorsque l’on sait ce que furent réellement les lynchages aux États-Unis.
Mais, revenons un instant à l’absurdité : elle est au fondement de la constitution de la catégorie « wokisme ». Le procédé est parfaitement décrit par Jean-Yves Pranchère : « Les Lumières ont existé, mais celui qui, en choisissant tel texte de Mercier sur les bibliothèques, tel texte de Diderot sur les rois qu’il faudrait étrangler avec les tripes des prêtres, expliquerait que les Lumières ont été un cas de « lumiérisme », et que le « lumiérisme » qui rassemble Voltaire et Rousseau, Montesquieu et Adam Smith, Kant et d’Holbach, Helvetius et Lessing, etc., est un totalitarisme qui veut expurger les bibliothèques, assassiner les savants, faire régner la terreur, promouvoir le cannibalisme (on imagine au passage une lecture de Montaigne qui dirait que Montaigne voulait nous apprendre à manger les petits enfants), celui-là devrait être tenu pour un histrion »[3]. C’est ainsi que procèdent les anti-« wokistes » lorsqu’ils se veulent constructeurs de concepts.
De cette offensive, qui déborde largement le terrain académique, il n’est pas interdit de penser que son objectif principal, conjointement poursuivi par le pouvoir politique et la droite universitaire, est de combattre l’influence des courants critiques au sein de la recherche en sciences sociales. Cette hypothèse est étayée par le fait que le procès en « wokisme » est instruit contre tous ceux qui remettent en question l’ordre établi, qui sont attentifs à la justice sociale, à la condition féminine et à celle des minorités racisées. Dans ce procès, les procureurs s’approprient parfois les thématiques (notamment en revendiquant leur attention aux injustices, aux inégalités ou aux discriminations) et le vocabulaire des accusés pour les vider de leurs sens.
Quelles sont les craintes des anti-« wokistes » ? Les plus courantes concernent la fragmentation de la nation (ou son émiettement), une nation au sein de laquelle règne « une atmosphère toujours plus servilement diversitaire et victimaire »[4]. La « tribalisation » de la République serait déjà une réalité, les élites se soumettant à la « tyrannie des minorités » et célébrant la « religion diversitaire » au sein de laquelle l’individu, réduit à son assignation identitaire, ne s’appartient plus et substitue l’émotion à la rationalité. On mobilise volontiers les invariants de l’universalisme incantatoire, celui qui confond le « même » et le « commun », qui proteste contre la prétendue sacralisation de l’altérité et s’indigne de la disparition de l’esprit critique au profit du « masochisme moralisateur ».
On alerte aussi sur les dangers de l’islamo-gauchisme, comme figure de l’ennemi intérieur. Cette accusation, généreusement utilisée, popularisée par les pouvoirs publics et relayée par quelques figures médiatiques notoires, laisse entendre que le rôle de l’État est de dire quels courants de pensée seraient acceptables. Procédé dont l’efficacité est douteuse car, comme le remarque François Dubet, « selon la vieille loi de la prédiction créatrice, ce procès fait advenir l’adversaire qu’il combat ». Pourtant, la suspicion d’islamo-gauchisme reste disponible, essentiellement en raison de la fonction qu’elle remplit.
Depuis l’invention du terme, son champ d’application semble ne plus connaître de limites. Sont en effet désignés les courants théoriques perçus comme anti-occidentaux ou encore anti-blancs, c’est-à-dire étrangers à la culture nationale : intersectionnalisme, postcolonialisme, décolonialisme, culture de l’annulation, féminisme « misandriste » et, bien évidemment, « wokisme ».
Gilles Bastin fournit la croustillante recette de ce qu’il nomme justement « boniment néo-républicain » : « Prenez un mot (si possible anglo-saxon, comme “woke”, mais un mot composé “islamo-gauchisme”, par exemple, fera l’affaire), agitez-le fortement dans les médias en le mélangeant à d’autres types de mots (“postcolonial” est idéal mais, si vous n’y pensez pas, “repentance” ou “cancel culture” iront très bien). Au bout d’un moment, vous le verrez enfler, se transformer, devenir un symptôme, puis une menace que vous pourrez finalement brandir pour effrayer l’opinion ». On ne saurait mieux décrire le phénomène de construction du soupçon.
À cet égard, l’instrumentalisation de la laïcité constitue une excellente illustration. Le maintien affiché d’une norme, le modèle français de laïcité, vise en réalité à en imposer une nouvelle, comme le souligne le titre même du rapport Baroin de décembre 2002, « Pour une nouvelle laïcité ». On y lit que la laïcité est contestée « par certaines populations immigrées, qui, issues d’une culture non laïque et non démocratique, ne perçoivent pas le sens de ce principe ». Traduction, on ne peut plus claire, de ce que Géraldine Bozec appelle un « nationalisme cognitif » de la part de ceux qui mettent en œuvre les politiques publiques[5]. La crise de la laïcité est imputée à la gauche parce qu’elle a « défendu les différences culturelles » et le « communautarisme ». Ce rapport, qui revendique un ethnocentrisme décomplexé, exprime, hélas, ce que, probablement, pense une majorité de Français.
Une autre fâcheuse conséquence de cette manipulation de l’opinion publique doit être mentionnée : le recul du débat démocratique. La démocratie ne peut, sans risque pour sa survie, laisser prospérer le dégoût du vrai, et, plus généralement, l’indifférence quant à la science, méprisée pour sa vocation à l’universalisation de ses propositions. La démocratie étant, par nature, l’espace où s’échangent les raisons, la promotion du règne généralisé de la doxa, soit la sacralisation du relativisme cognitif au nom d’un pseudo-idéal démocratique selon lequel tout se vaudrait est, à coup sûr, un péril mortel.
De fait, la remise en cause de la valeur de l’objectivité et de la possibilité de la vérité prépare les esprits à accepter le procès en « wokisme », procès instruit dans un nombre de plus en plus grand d’ouvrages et d’articles qui cherchent à donner une consistance à une mouvance, dont, redisons-le, nul ne se revendique. Il n’est pas interdit de penser que les procureurs qui instruisent à charge ce procès représentent une authentique menace pour la démocratie. La wokeness, c’est précisément l’attention inquiète pour la défense des principes démocratiques.

Wokeness versus « wokisme »
Loin de la vision anti-« wokiste » du monde, je souhaite désormais examiner les exigences de la wokeness, autrement dit les conditions de l’émancipation.
L’émancipation peut être définie comme la volonté politique de se défaire de la situation de minorité à laquelle on est soumis. La tentation est grande de hiérarchiser les luttes et, par conséquent, de négliger celles fondées sur la reconnaissance au nom d’un primat sur celles ayant la redistribution pour horizon ou, bien sûr, de choisir la priorité inverse. Je pense, au contraire, que nous devons articuler les unes et les autres. Rechercher les conditions de cette articulation, c’est faire l’éloge de la complication, là où un universalisme incantatoire, lui-même actif dans la chasse aux « wokistes » (ceux-ci étant toujours accusés d’être anti-universalistes), continue de la tenir à distance.
Cet effort doit s’accompagner d’un autre, tout aussi important : être lucide sur les risques que l’exaltation identitaire fait courir à la cause défendue[6]. On ne peut sans péril emprunter les mêmes chemins que ceux de l’oppresseur. Si l’on souhaite que le « wokisme » reste un mythe, qu’il demeure introuvable, l’universalisme, en tant que tel, ne peut être relativisé.
Il peut en effet arriver que les dominés empruntent le vocabulaire, voire l’idéologie, des dominants, et revendiquent une essence, celle-là même à laquelle ils sont assignés. L’oubli de l’appartenance à une commune humanité se manifeste mécaniquement par le rejet de toute possibilité d’universalisation et, notamment, celle des propositions générales de la science. L’objectivité, la réalité, la vérité deviennent des catégories particulières liées à une histoire et/ou à une communauté. La wokeness, dans la perspective que nous défendons, doit se tenir à l’écart de ces ornières.
La victime a le droit d’être écoutée, et de l’être avant quiconque. Il est, de surcroît, inacceptable de ne pas la considérer comme fondée à décrire l’oppression de son propre point de vue. L’antiracisme ne peut ignorer les revendications fondées sur les situations particulières de racisation. Pour justifier cette position, il est fréquent de citer, à bon escient, Hannah Arendt : « Lorsqu’on est attaqué en tant que Juif, c’est en tant que Juif que l’on doit se défendre ; non en tant qu’Allemand, citoyen du monde, ou même au nom des droits de l’homme[7]. » Ne pas comprendre cette primauté d’un moment, c’est rester enfermé dans une conception décharnée de l’égalité, pour utiliser le vocabulaire de Césaire.
Faut-il pour autant emprunter au raciste les raisonnements servant à légitimer ses privilèges ?
La tentation de l’« essentialisme inversé », c’est-à-dire celle de la reproduction du processus raciste d’essentialisation, mais en inversant la hiérarchie qu’il instaure, doit être écartée. Elle avait d’ailleurs été fermement condamnée par Frantz Fanon dans les Damnés de la terre (chapitre sur « Les mésaventures de la conscience nationale »)[8].
Dans la perspective que nous défendons, elle contrevient à l’exigence centrale de ne pas privilégier une appartenance au détriment de toutes les autres. L’« essentialisme inversé », en n’accordant de l’importance qu’à la race, emprunte au racisme ses schémas de pensée. Cette essentialisation identitaire implique le refus de l’alliance, autrement dit elle prive l’autre de toute expression de solidarité (ou de critique). L’humanisme réel pourrait-il s’en accommoder ? La réponse est bien entendu dans la question.
Une pensée de l’éveil qui négligerait le ressort universaliste des luttes pour l’émancipation donnerait crédit à l’accusation de manichéisme, puisque la division dominants/dominés, au lieu d’être un moteur du changement, deviendrait l’essence du réel, autrement dit tiendrait l’histoire à distance. Elle serait alors conforme à la description de l’anti-« wokisme » : dès lors, elle deviendrait wokisme.
Mais, malgré les tentatives de nous persuader du contraire, la wokeness reste, pour l’essentiel, éloignée de cette dérive. On interprétera, par conséquent, l’anti-« wokisme » comme l’expression d’un désir d’oubli : celui d’un passé dont on s’emploie à réécrire l’histoire, de façon à ce qu’il apparaisse comme une sorte d’accident ou d’anomalie au regard de l’universalité de nos principes. L’expression aussi d’une forme d’aveuglement : on refuse d’admettre la persistance d’un racisme quotidien, lequel explique les profondes inégalités qui ont accompagné l’intégration des populations immigrées.
Les revendications identitaires, pour être combattues, doivent être comprises comme la conséquence d’un déficit, voire d’un déni, de reconnaissance, au lieu d’être stigmatisées comme l’indice d’une volonté de séparation. Ce déficit est sans doute la marque d’une insuffisante intégration de nos passés dans une histoire commune. Réjane Sénac souligne, à juste titre, « la persistance du déni des inégalités et des injustices comme structurant l’histoire et le présent de la société française ». Un véritable engagement républicain implique de « réarticuler les mémoires des souffrances humaines afin qu’elles deviennent toutes des éléments fondamentaux pour rebâtir le monde en commun »[9].
À l’opposé, ceux qui ont recours au mythe du « wokisme » fabriquent un épouvantail sur lequel concentrer la colère, et détournent de ce qui devrait réellement faire peur : la catastrophe écologique, le recul de la démocratie, la banalisation de l’extrême droite et la perspective, corrélative, qu’elle parvienne au pouvoir. Le « wokisme », à défaut d’être un phénomène identifiable, est le mot par lequel on cherche à éloigner le débat sur les questions liées aux discriminations et, peut-être surtout, comme Bourdieu l’avait pressenti, à l’immigration. Il serait heureux que l’on puisse, le plus tôt possible, voir en lui une invention lexicale sans postérité.

NDLR : Alain Policar publiera le 5 avril 2024 Le « wokisme » n’existe pas. La fabrication d’un mythe, aux éditions Le Bord de l’eau.