Compte-rendu de lecture de Josiane Dragoni (chantier Femmes, savoirs et pouvoirs, IR.FSU)

Albert Ogien,
Emancipations : luttes minoritaires, luttes universelles ?
Textuel, 2023

 

 

 

 

 

 

La question de l’émancipation opère sans doute un retour en force dans le domaine des publications. L’ouvrage d’Albert Ogien, Émancipations (2023), dont l’attrayant sous-titre, Luttes minoritaires, luttes universelles ? résume parfaitement le contenu, sera l’objet principal de ce texte. Sur la même thématique, rappelons l’ouvrage de Laville et Frère, La Fabrique de l’Émancipation (septembre 2022), dont l’ambition consiste à refonder la théorie critique. De son côté, Gallimard vient de publier dans sa collection Tracts, La Haine de l’Émancipation, Debout la jeunesse du monde, où Francois Cusset, historien des idées, nous offre un essai revigorant.

C’est par le rhétorique point d’interrogation du sous-titre, Luttes minoritaires, luttes universelles ? qu’Albert Ogien réfute la réponse du XXe siècle, celle du mouvement ouvrier dans le sillage de Marx, selon laquelle il n’y aurait de luttes universelles que celles qui dépassent un groupe social spécifique. C’est ainsi que la quête d’émancipation reposait sur la classe ouvrière, et que les luttes des femmes ou celles des peuples colonisés furent longtemps considérées comme subalternes, et même facteurs de division.
La force de cet ouvrage synthétique tient au choix de l’auteur : traiter de l’émancipation comme expérience collective, en abordant le sujet d’un point de vue empirique, par l’observation des pratiques. Ce choix lui permet de sortir des débats théoriques ou idéologiques sans fin, qui enferment à dessein le débat démocratique dans des représentations binaires. Classe/ intersectionnalité, universel/particulier ou question sociale/raciale n’en constituent que quelques exemples.
L’auteur fonde sa démonstration sur un concept sociologique heuristique, celui de « minorité ». Il le définit ainsi : ni quantité, ni communauté définie par sa culture ou son identité, la situation de minorité prévaut quand une catégorie de personnes est maintenue en situation d’assujettissement.

Il distingue ainsi trois types de minorités.

La minorité sociale est la première. Il s’agit de la classe ouvrière, qui a remporté de nombreux combats au XXe siècle. Mais elle fut désarmée à partir des années 1970, sous le double effet de « l’amélioration relative » des conditions d’existence des salariés et de la reconfiguration du capitalisme. Il réfute ensuite les deux « avatars du prolétariat » qui ont été avancés comme sujet d’émancipation, qu’il s’agisse du Peuple (Laclau et Mouffe), ou de la « Multitude » (Negri et Hardt). Sa réflexion sur la « nostalgie de la puissance », celle qui transparait dans la critique actuelle de la fragmentation des mouvements sociaux, rappelle que la nostalgie n’a jamais réussi à inventer l’avenir. Ce qui est d’autant plus dans un monde devenu celui du capitalisme mondialisé, où tout a été transformé, à commencer par les pratiques politiques. C’est bien ce que veut traduire la « crise du politique » ou encore la « crise de la démocratie représentative ». Si cette sentence s’avère bien insuffisante, il est effectif que la « crise du politique » ait entraîné aussi celle des organisations que s’était donné la classe ouvrière, dont le syndicalisme. En somme, la lutte des classes n’a pas su s’adapter aux reconfigurations du capitalisme qu’elle a vocation à détruire.

Tout en reconnaissant la centralité du rapport capital – travail, Ogien rappelle que d’autres situations de « minorité » ne dépendent pas de l’ordre capitaliste. Ainsi, la haine « des femmes, des Arabes, des Juifs, des Noirs ou des Homosexuels » échappent « au moins en partie aux seules lois du profit ». Ces minorités civiques rassemblent les femmes, les peuples issues des colonies, autrement dit les personnes racisées, et enfin les homosexuel.les. Cette dernière partie, intitulée « Se rendre visible » est toutefois moins développée.

C’est par contre avec brio que l’auteur revisite la « cause des femmes » d’Olympe de Gouges à MeToo, à partir d’une question centrale : «  A quelle condition les femmes peuvent-elles se constituer en sujet politique susceptible de définir l’objet de son émancipation » ? Ce qui n’est pas donné d’avance, mais qui constitue pour l’auteur « une question stratégique qui se règle dans l’accomplissement même des pratiques […] pour organiser une protestation contre un tort causé aux femmes en tant que telles ». Soit une assertion assurément intéressante mais à discuter et à approfondir.

Plus fondamentalement, deux situations sont distinguées selon l’origine de la minorité. S’il s’agit de la domination patriarcale (distribution hiérarchique des statuts de genre), cette logique « exige la révocation du patriarcat ». La deuxième, celle de la domination masculine, conduit à la mise en place d’actions contre les discriminations pour les faire cesser. Ces deux projets, différents, peuvent converger, ou pas. Le féminisme marxiste et l’écoféminisme ont fait du patriarcat « leur cheval de bataille ». L’auteur aborde ainsi un débat aujourd’hui fondamental en termes d’émancipation, impossible à résumer ici. Il est certain que s’émanciper de la domination masculine (faire cesser les discriminations, mais sans changer les rapports sociaux) est un projet moins ambitieux que celui de l’abolition du patriarcat.
Enfin, Ogien fait aussi observer que la conception de Bourdieu sur les luttes des femmes se limite à l’attente de la fin du capitalisme grâce à l’action des travailleurs, tout comme dans la tradition marxiste.
Sous le titre « La marque des colonies », Ogien examine ensuite la situation de minorité civique qui affecte les citoyen.nes français.es né.es dans les colonies ou qui en sont issues. Puis il expose les trois voies de l’antiracisme, ou  « projets d’émancipation » qui leur sont proposés : l’intégration, la destruction des structures de domination dont les racines remontent à l’héritage colonial, et enfin, l’intégrisme religieux.

La troisième et originale minorité est d’ordre épistémique. On ne choisit ni d’être femme, ni sa couleur de peau, ni son origine maghrébine. Ce sont les structures hiérarchiques des sociétés humaines qui transforment ces différents états en assujettissement, ce qui caractérise une situation de minorité.
Cette situation de minorité prive de parole, de pensée… Les savoirs des populations minorées ne sont pas reconnus, alors qu’agir, c’est penser. « Toute situation de minorité, sociale ou civique, se double d’une mise en situation de minorité épistémique ». Notons que ce concept est fondamentalement différent de la thèse de l’aliénation (marxisme), tout comme de la domination symbolique (Bourdieu).
A leur différence, la notion de minorité épistémique reconnait aux personnes « qui la subissent [la capacité…] d’échafauder des conceptions fondées et instruites » de la marche du monde […],  mais leur formulation publique est empêchée, discréditée ou disqualifiée […].  Être placé en situation de minorité épistémique fait d’un individu un incapable politique ». Ce qui évoque également la situation des citoyens dans les démocraties représentatives aujourd’hui.
Il faut enfin noter que cette analyse en termes de minorité épistémique rejoint de fait celles des épistémologies féministes, dites « du point de vue ».

La conclusion, attendue, n’en est pas moins magistrale. « La visée d’une lutte d’émancipation est la suppression d’une situation de minorité ». En effet, chacune des luttes présentées poursuit « la réalisation de l’égalité de toutes et tous, et son corollaire, la liberté de chacun de vivre son existence à sa convenance ». C’est en ce sens que « chaque lutte d’émancipation contient une part d’universel ».
Il arrive aussi que la volonté de réaliser une égalité complète « soit annexée à une transformation radicale du monde ». Tels sont les projets d’émancipation qui, « au choix, prônent la destruction du capitalisme, la fin du patriarcat, la fin du racisme, l’indifférence aux orientations sexuelles d’autrui».
Pour Ogien, « il n’existe aucune préséance quant à la valeur d’une lutte d’émancipation : toutes visent à abolir l’arbitraire d’une situation de minorité et à conquérir l’égalité des droits pour celles et ceux qui en sont privés ». Aucune lutte particulière « ne trahit ou retarde la réalisation de l’émancipation universelle ». Bien au contraire, « toute avancée vers l’éradication d’une situation de minorité » contribue à la marche vers l’émancipation. Enfin, « aucune lutte d’émancipation ne peut revendiquer le monopole de l’universalité ».

Les arguments de cet ouvrage, tous à débattre et approfondir, ont l’immense mérite d’ouvrir de nouvelles perspectives et de sortir ainsi des thématiques et des « guerres culturelles » portées par les forces réactionnaires en France et ailleurs, dont on sait qu’elles ne se résument pas à l’extrême droite.
Nul doute de l’intérêt pour le syndicalisme de transformation sociale de se confronter aux idées exposées dans cet ouvrage sur l’émancipation, ou celles des autres livres signalés. Et naturellement de les retravailler collectivement. Il existe aussi bien d’autres initiatives sur ces sujets, et notamment sur l’universel et le particulier, sur le patriarcat, comme par exemple celle de la LDH et son Université d’Automne  (2022) sur le féminisme, dont on peut voir les différentes tables-rondes sur le site de l’association.

Dans le champ académique, cible de nombreuses attaques et autres procès en « wokisme », tout comme au sein du mouvement syndical et social au sens large, les idées avancent vite. Même si elles sont freinées ou bloquées parfois par les « croisés », comme les appelle François Cusset, à savoir ceux qui mettent en œuvre depuis 50 ans ce blacklash, ce retour de bâton, contre toute idée progressiste. Et singulièrement ces dernières années.

Le mouvement actuel en matière de retraites, qui défend par là même aussi la possibilité de l’émancipation des travailleurs et travailleuses retraité.es, car libéré.es de la subordination au travail, mais désirant poursuivre des activités librement choisies, participera-t-il de l’ouverture d’autres possibles ?

Josiane Dragoni, IR-FSU, Chantier Femmes, savoirs et pouvoirs.