Helène Gispert

Présentation d’un « enjeu actuel de recherche » du chantier Femmes, Savoirs et Pouvoirs.

Texte collectif du chantier « Femmes, savoirs, pouvoirs »

Notre choix, parmi différents possibles, s’est fixé sur la question de la prise en compte – dans notre travail de chantier, les analyses que nous produisons, nos actions – des épistémologies situées, dîtes aussi épistémologies du point de vue ou encore épistémologies féministes. Je reviendrai sur ces différents qualificatifs qui peuvent faire débat, y compris dans notre chantier.

C’est une question autour de laquelle nous tournons – en partie sans l’avoir su – depuis le premier confinement et nos différentes interventions dans la Lettre de l’Institut et dans notre revue Regards Croisés. Elle nous a semblé pertinente pour cet exercice, dans la mesure où elle devrait intéresser à notre sens tous les chantiers et l’Institut lui-même, comme nous allons nous en expliquer. Nous l’avons explicitée et choisie lors de notre dernière réunion de chantier, il y a deux semaines, où nous somme revenu·es sur la 3e table ronde du colloque de juin et avons travaillé notre article Patriarcat et liberté d’expression pour le Regards Croisés 40.

Nous allons tout d’abord préciser quelques éléments à propos de ces épistémologies situées et caractériser la compréhension que nous en avons, puis, dans un second temps, à partir de situation concrètes ici dans l’Institut, nous reviendrons sur l’intérêt que nous y trouvons et sur l’usage en quelque sorte pragmatique que nous en proposons.

Le principe commun à ces épistémologies au delà de leur diversité (qui n’est pas notre objet ici) est le suivant :

- la vision du monde produite par les personnes dominantes est toujours partielle et partiale

- partir des points de vue des personnes dominées, voire marginalisées, permet de poser d’autres questions, de déplacer les questions – et donc les réponses – avec pertinence.

Ces épistémologies empruntent au courant critique féministe des années 1970 – d’où le qualificatif « épistémologies féministes ». S’il pointe avant tout cette origine, pour notre part nous le trouvons réducteur et préférons parler d’épistémologies situées ou du point de vue. Ces épistémologies se revendiquent également du marxisme (mais ce n’est pas le plan où nous voulons nous placer aujourd’hui).

Pour le chantier et l’usage que nous en avons, le partage dominant/dominé qui nous intéresse prioritairement – mais qui n’est évidemment pas le seul – et dont nous voulons discuter ici, est celui induit par le patriarcat. Un patriarcat qui a produit, construit des savoirs – y compris lorsqu’il s’est agi de savoirs d’émancipation – au neutre « naturellement » masculin. Ce qui est, nous semble t-il, un élément essentiel à prendre en compte pour un institut de recherches, d’autant que cette situation n’appartient pas au passé mais continue de se produire, comme l’ont montré ces temps de pandémie ; nous l’avons pour notre part décrit et analysé dans une contribution à une des Lettres de confinement et au Regards Croisés de septembre 2020.

Tout savoir est produit de façon socialement située : personne ne peut occuper toutes les positions sociales à la fois ni fournir l’ensemble des représentations valides sur le monde. Et la dimension genrée fait, nécessairement, partie de ce « socialement situé ».

Dans la société capitaliste patriarcale, les femmes occupent des positions sociales (dans la sphère privée comme dans la sphère publique) et vivent des expériences sociales qui sont spécifiques. Ainsi, leur mise à l’écart – qui est indéniable et à présent reconnue le plus souvent – ampute de ce qu’elles peuvent apporter de spécifique, à partir de leur expérience, la représentation que l’on peut avoir du monde … et des changements à y apporter.

C’est de cette « amputation épistémologique » que nous voudrions discuter, une amputation qui, elle, est beaucoup moins reconnue. Et pourtant l’enjeu est de se donner les moyens de produire des connaissances plus justes, plus vraies sur ce monde à transformer.

Enfin, dernier point, qui n’est pas le moindre, une position de surplomb et d’extériorité révèle ce que le fait d’occuper une position de dominant autorise à ignorer. Elle procède d’une épistémologie de l’ignorance. Celle-ci se fonde sur l’occultation (et la disqualification) de conceptualisations recelant une dimension insurgée, porteuse de menace pour l’ordre établi et les positions de pouvoir acquises.

Venons en à une des premières façons dont nous sommes entrées dans cette question, à savoir

une attention (critique) à la notion de neutre, une question qui ne recouvre pas celle du féminisme, un féminisme dont certaines d’entre nous ne se revendiquent pas dans leur travail dans le chantier, et je dis bien certaines, nos hommes membres du chantier s’en revendiquant.

Nous avons déjà parlé de Michelle le Dœuff et son ouvrage le Sexe du savoir (1998) où elle développe l’idée que le neutre (du savoir) « est un enracinement qui se nie » et que le seul sens qu’on puisse conférer à la problématique du neutre, ce serait qu’elle ne met pas quelqu’un hors jeu. Mais il y a problème quand un savoir est porté par un seul groupe humain déterminé qui se prétend neutre, un neutre qui traduit alors une volonté de clôture intellectuelle et de maintien de la clôture.

Le groupe humain auquel nous nous intéressons, ici, c’est les « hommes » en regard « des femmes », au sens de la dimension genrée de l’humanité dans le cadre du monde patriarcal actuel – et non au sens d’une différence d’essence entre femmes et hommes, ou entre tel homme et telle femme.

Ajoutons, ce qui nous semble essentiel, qu’il y a deux faces à cette question du neutre : on ne peut pas plus tirer les femmes vers le neutre, enrôler les femmes dans le neutre. Les femmes ne sont pas des hommes comme les autres.

Et c’est très bien ! C’est un atout à partir du moment où on considère que partir de leur point de vue situé socialement (au sens exposé plus haut) permet – parfois en déplaçant les questions, parfois en les complexifiant, parfois en en posant d’autres – d’appréhender de façon plus complexe, plus opératoire, plus pertinente toute réalité sociale. Que la mise en œuvre de cette perspective épistémologique soit le fait de femmes ou d’hommes n’est pas décisif, l’expérience prouve cependant qu’il s’agit le plus souvent de chercheuses que de chercheurs ; il est encore rare que des hommes franchissent les frontières du neutre du savoir en terme d’objets et de problématiques.

Avec le comité de rédaction de Regards Croisés nous pouvons aborder une question qui a à voir, pensons nous, avec cette question d’épistémologie située, celle de la parité dans l’Institut. Quatre femmes sont au comité de rédaction de Regards Croisés, un résultat appréciable du à la politique volontariste que l’Institut a choisi de mener pour avancer sur les questions de parité dans les ses instances.
Mais appréciable à quel égard ? Pour une raison d’égalité, de démocratie, certes. Parce que notre Institut est celui de la FSU qui a la parité des instances dans ses mandats, certes.

Mais est-ce tout ? Nous ne le pensons pas.

C’est la présence dans le Comité de rédaction de membres du chantier Femmes Savoirs Pouvoirs, attentives à la dimension genrée de toute réalité sociale, attentives aux productions théoriques critiques féministes, attentives à la diversité des études et travaux sur les inégalités et discriminations femmes /hommes, qui a, dans le cas de ce dossier sur la liberté d’expression, aboutit à la proposition – et l’écriture – de cet article sur la dimension patriarcale de la question. Le gain est ainsi également appréciable, nous semble t il, du côté de la production des idées, des analyses.
La question n’est donc pas seulement d’ajouter des femmes. Le fait d’en ajouter peut avoir, devrait avoir, des effets puissants sur notre travail.