Yann Verdo

Quand et comment les inégalités entre hommes et femmes préhistoriques ont-elles débuté ? Une question que le projet anthropYXX d’une chercheuse française veut éclaircir…

Au milieu des années 1960 (à une époque où la paléoanthropologie était encore, très majoritairement, une « affaire d’hommes » !), une cinquantaine d’anthropologues américains, dont leur chef de file Sherwood Washburn, se réunissaient à Chicago pour définir ensemble ce qu’ils allaient appeler le modèle de « l’homme chasseur » (« Man the Hunter », dans le texte). Un modèle faisant de la chasse la pratique qui allait à elle seule peu à peu permettre à nos lointains ascendants d’acquérir tous les traits caractéristiques de l’humain et de sortir enfin de leurs cavernes. Ce qui revenait à faire reposer tout le processus d’hominisation ou presque sur les épaules musculeuses du chasseur – lequel, dans l’esprit de ces messieurs, ne pouvait bien sûr être qu’un homme…

Depuis, nombre de travaux – pour beaucoup conduits par des chercheuses – sont venus remettre en cause ce modèle pour souligner au contraire que les femmes préhistoriques ont fait au moins jeu égal avec leurs congénères masculins dans le processus d’hominisation. En montrant que la cueillette contribuait beaucoup plus que la chasse à l’apport alimentaire des groupes (c’est ainsi que la figure de « Woman the Gatherer » a pu être opposée à celle de « Man the Hunter » dans les années 1970), que la fabrication d’outils de pierre requérait bien davantage d’agilité et d’ingéniosité que de force brute (c’est ce qu’ont prouvé des travaux pointus d’archéologie expérimentale), que les hommes n’avaient pas l’apanage de l’art rupestre (les parois de la grotte du Pech Merle, dans le Lot, présente des empreintes de mains vieilles de 25.000 ans, dont on a pu établir avec certitude qu’il s’agissait de mains de femmes), etc.

S’il convient de ne pas tomber dans une vision trop idyllique du Paléolithique – n’allons pas nous imaginer les protagonistes du film « Barbie » revêtus de peaux de bêtes ! -, ce retour de balancier nous laisse aujourd’hui avec une passionnante question sur les bras : quand et comment les inégalités de genre ont-elles commencé à se faire sentir au cours de la longue épopée d’Homo sapiens ?

Le tournant du Néolithique

C’est à répondre à cette question que vise le projet anthropYXX, pour laquelle la chercheuse Andaine Seguin-Orlando vient de décrocher auprès du prestigieux Conseil européen de la recherche (ERC) une bourse Starting grant qui lui assurera un financement de 1,5 million d’euros sur cinq ans. Son angle d’attaque : la paléogénomique, c’est-à-dire tout ce que l’analyse des ADN anciens peut nous apprendre sur la façon dont hommes et femmes ont cohabité sur cette Terre avant que ne soit inventée l’écriture. « L’idée est de combiner ces analyses d’ADN avec les travaux de chercheurs venus d’autres disciplines : archéologues, anthropologues, spécialistes de l’épigénétique ou des isotopes », nous explique la biologiste moléculaire de l’université Toulouse III-Paul Sabatier.

Beaucoup de préhistoriens et de préhistoriennes estiment aujourd’hui que, pour les femmes, les choses ont commencé à mal tourner au moment de la révolution néolithique, quand Homo sapiens, de chasseur-cueilleur qu’il était, s’est mis à domestiquer plantes et animaux pour devenir agriculteur – un processus qui a engendré la sédentarisation et une division accrue du travail. « Est-ce parce que, à partir du moment où l’homme devenu sédentaire s’est mis à accumuler du bien, il a commencé à voir sa congénère féminine moins comme un alter ego que comme une ressource parmi d’autres (elle ‘produit’ des enfants) ? Peut-être… », avance prudemment Andaine Seguin-Orlando.

Cette période charnière a été abondamment étudiée. Toutefois, c’est à une autre transition, plus tardive mais non moins riche en changements culturels comme génétiques, que s’intéresse le projet anthropYXX : celle qui, quelques milliers d’années plus tard, voit le dernier Âge de la pierre (Néolithique) jeter ses derniers feux pour laisser la place à l’Âge du bronze. Nous sommes alors, en France, autour de 2.500 ans avant notre ère. « L’hypothèse la plus probable, à ce stade, est que les inégalités de genre apparues avec la néolithisation se sont alors encore creusées et aggravées », estime la chercheuse.

Marquer une distinction

Quelques indices, de nature non génétique, sont là pour le lui laisser penser. Dans les rites et le mobilier funéraires, notamment. Après la transition Néolithique-Bronze, tant la disposition des corps que les artefacts enterrés avec eux présentent des différences systématiques selon qu’il s’agit d’hommes ou de femmes, « comme si le fait d’appartenir à un sexe ou un autre était devenu plus structurant et qu’il fallait à tout prix marquer cette distinction, même et peut-être surtout dans l’au-delà ».

Ce souci du distinguo contamine jusqu’au choix des animaux sacrifiés et enterrés avec les défunts de prestige. Avant la transition Néolithique-Bronze, ces chevaux psychopompes sont indifféremment mâles ou femelles ; après, ils sont très majoritairement mâles, nous indique encore la chercheuse dont le mari, Ludovic Orlando, est un spécialiste de l’étude des chevaux préhistoriques (c’est lui qui a révélé que le cheval a été domestiqué quelque 2.000 à 2.200 ans avant notre ère dans le nord du Caucase).

Dans cette enquête, la paléogénomique a beaucoup à nous apporter. En mettant en évidence les liens de parenté qui existaient entre les membres d’un groupe dont les fossiles ont été retrouvés sur un même site, l’analyse ADN peut ainsi nous éclairer sur la structure sociale de ces petites communautés humaines. Cela a d’ailleurs commencé à être fait sur le site des Noisats, dans l’Yonne (lire ci-dessous). La paléogénomique est également un puissant outil pour mieux appréhender la réalité des grandes vagues de migration qui ont abouti au peuplement de l’Europe, et notamment la troisième qui a vu, il y a quelque 4.000 à 5.000 ans – à la veille de l’Âge du bronze, donc -, des pasteurs des steppes, inventeurs du chariot à roue et relevant de la culture yamna, déferler en Europe de l’ouest depuis leurs distantes steppes pontiques (au nord de la mer Noire et de la mer Caspienne).

L’étude de la proportion de chromosomes X (que les femmes possèdent par paire, alors que les hommes n’en ont qu’un seul) par rapport aux autosomes (chromosomes non sexuels) a permis d’établir que cette migration yamna avait été essentiellement le fait d’hommes, non de femmes : qui étaient ces migrants majoritairement mâles ? des guerriers ?…

A ces données s’ajoutent celles des isotopes : ainsi, les différents isotopes du carbone, de l’azote et du zinc retrouvés dans les fossiles nous renseignent sur la plus ou moins grande teneur en protéines du régime alimentaire des individus en question, unique manière de savoir si, par exemple, les femmes étaient moins bien nourries que les hommes. Et l’épigénétique n’est pas en reste : grâce à elle, il est possible de reconstituer les différents stress auxquels ont été soumis les organismes de leur vivant. Ce qui, là encore, éclairera les chercheurs et les chercheuses du XXIe siècle sur les plus ou moins mauvais traitements réservés aux femmes qui furent leurs lointaines, très lointaines aïeules…

Dans l’Yonne, un système patrilocal vieux de 7.000 ans

Le site de Noisats, dans l’Yonne, abrite une nécropole contenant les tombes de 130 individus ayant vécu entre 4.850 et 4.500 ans avant notre ère. Une remarquable étude parue en juillet dans « Nature » sous la plume de l’archéogénéticienne Maïté Rivollat a révélé des liens de parenté entre les occupants de la nécropole et permis de reconstituer les arbres généalogiques de deux familles, sur cinq et sept générations respectivement. Les résultats montrent notamment que ces deux familles pratiquaient la résidence patrilocale : les garçons et les hommes vivaient toute leur vie au même endroit, ce sont les filles et les femmes qui quittaient leur communauté d’origine pour aller se trouver un partenaire masculin dans une autre communauté. Dans l’Yonne il y a près de 7.000 ans, la transmission se faisait sur un mode patrilinéaire. Mais depuis quand en était-il ainsi ?

Triple origine

Les Européens actuels sont issus du mélange de trois groupes humains bien distincts :

Des chasseurs-cueilleurs Homo sapiens originaires d’Afrique et ayant colonisé l’Europe (en trois vagues) entre -55.000 et -40.000 ans ;

Des agriculteurs néolithiques anatoliens(Early European Farmers ou EEF, en anglais) arrivant par la Grèce depuis l’actuelle Turquie à partir du VIIe millénaire avant notre ère.

Des Yamnayas, pasteurs nomades venus des steppes pontiques (nord de la mer Noire et de la mer Caspienne) à partir du Ve millénaire avant notre ère.