Sylviane Agacinski sur le procès de Mazan : « Repenser une virilité civilisée et décente, capable de maîtrise de soi »
Lire en ligne dans le Monde, le 30 septembre 2024
Le procès des viols immondes commis à Mazan (Vaucluse), crimes conçus, organisés et filmés par Dominique Pelicot, s’est transformé depuis quelques jours en un « grand procès fait à la masculinité ». Il n’est pas question ici de minimiser l’ampleur des violences sexuelles presque toujours commises par des hommes, que leurs victimes soient féminines ou masculines. Dans ce contexte, et depuis le mouvement #metoo, la voix des hommes est importante : elle compte, et il est souhaitable qu’elle se joigne à l’indignation commune devant les violences sexuelles, en particulier les viols.
Intenté tantôt par des hommes féministes, animés des meilleures intentions, tantôt par des théoriciennes de la« domination » et du « patriarcat », le procès fait à la masculinité se trompe pourtant de cible. On soutient par exemple que le principal accusé des crimes de Mazan et les autres représentent la « société française en miniature », une société encore installée dans le patriarcat et la culture du viol.
Pourtant, le patriarcat est fondé avant tout sur une institution familiale désormais révolue, dans laquelle le père avait tout pouvoir sur sa femme et ses enfants. Quant à la culture du viol, la formule est ambiguë dans un pays où, depuis un demi-siècle, cet acte constitue un crime passible de peines sévères, grâce au courage de Gisèle Halimi.
On dit à juste titre que « la honte doit changer de camp », autrement dit que la honte qui frappait la victime doit retomber exclusivement sur le violeur : c’est bien la moindre des choses. Mais certains soutiennent que les hommes « en général » se sentent solidaires des violeurs et qu’ils devraient « avoir honte de leur genre ».
Cette lecture d’un événement médusant conduit à placer face-à-face, comme deux armées en guerre, d’un côté le « camp » des femmes, et de l’autre celui des hommes, suspects d’appartenir à la tribu masculine des violeurs potentiels, par conséquent invités à faire publiquement leur mea culpa.
Mais les crimes de Mazan auraient-ils pu réellement avoir été commis par « n’importe quel homme » ? On en doute.
Industrie pornographique et réseaux de prostitution
En l’espèce, incriminer la « masculinité », c’est noyer le poisson d’une violence sexuelle sans nom dans les eaux troubles des rapports sexuels non consentis, parfois difficiles à prouver, comme le viol intraconjugal.
Le principal accusé du procès en cours cherche d’ailleurs à réduire sa responsabilité lorsqu’il déclare que, parfois, sa femme « cédait » à ses assauts sans jamais se plaindre… Entendons qu’elle aurait tacitement consenti à sa soumission. De façon contradictoire, il reconnaît pourtant que celle-ci refusait absolument de se soumettre à des rapports sexuels avec des tiers, et c’est pour lui imposer ces pratiques qu’il l’a droguée et livrée à d’autres hommes.
Pelicot est un violeur obsessionnel, organisé et manipulateur, qui assume son addiction à sa « perversion grandissante ». Mais laquelle ?
Son plaisir, c’est de « voir » des hommes violer sa femme – « deux ou trois fois par semaine » – et d’en garder les images, au prix du sacrifice de l’intégrité physique et de l’humiliation de cette femme qu’il prétend avoir aimée. Cette conduite compulsive qui ne recule pas devant la profonde souffrance imposée à sa femme n’a rien de banal. Je doute qu’elle fasse rêver M. Tout-le-Monde. L’idée de perversion évoque une dimension psycho-pathologique, mais aussi une dimension morale, mieux rendue par le mot « perversité ».
A cet égard, mieux vaudrait renoncer à faire de la sexualité un no man’s land où tout est légitime et où les conduites les plus violentes sont mises sur le compte du libertinage et des jeux sexuels. Et lutter beaucoup plus rigoureusement contre les viols réels filmés par une industrie pornographique qui banalise le viol, et contre les réseaux de prostitution qui enrôlent les garçons et les filles les plus fragiles.
La fragilité du concept de genre
Enfin, cette lutte implique-t-elle l’incrimination de la masculinité, c’est-à-dire du « genre masculin », comme s’il était la cause première des viols en général ?
Oui, répond l’essayiste Morgan N. Lucas dans une tribune adressée aux hommes, le 21 septembre, dans Libération. Il voit juste lorsqu’il conteste que la masculinité soit « naturellement » dominante et dominatrice, comme nous contestons que la féminité soit « naturellement » soumise. Il a raison de refuser que le corps des femmes reste un corps « à disposition ». La conséquence de ce refus implique alors une critique radicale de l’idéologie du « marché total », selon les termes du juriste Alain Supiot, marché qui fait du corps humain un bien aliénable, légitime les marchés du corps humain en général et bafoue le principal fondamental de notre droit : la distinction entre les personnes et les biens.
En revanche, cette feuille de route s’égare en concluant qu’il est « fort probable que d’autres hommes vous reprochent de mettre à mal votre virilité. Si tel est le cas, c’est un signe que vous êtes sur la bonne voie ». Car la virilité est autre chose qu’un genre.
La fragilité du concept sociologique de genre est en effet qu’il réduit les êtres humains, hommes ou femmes, à des constructions sociales, alors qu’ils sont aussi des êtres vivants sexués. La virilité masculine, c’est sans doute une puissance physique et sexuelle spécifique sur laquelle repose la possibilité du viol : mais la question est de repenser une virilité civilisée et décente, c’est-à-dire une puissance capable de retenue et de maîtrise de soi. Elle n’est pas dans l’usage irrépressible que peut en faire la brute (le violeur impulsif). Elle n’est pas non plus dans l’abandon au plaisir pervers de l’homme muré dans ses fantasmes et voué à les assouvir indépendamment des limites que lui impose le désir de l’autre. Le viol n’est pas l’effet de la virilité, mais sa honteuse perversion.
Sylviane Agacinski est philosophe et académicienne, autrice de « Femmes entre sexe et genre » (Seuil, 2012).