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Benjamin Lemoine : «Les Etats du Sud global sont désormais confrontés aux pouvoirs étendus des créanciers»
Le sociologue décrypte, dans un entretien au « Monde », comment les hedge funds, ou fonds vautours, procèdent pour contraindre les Etats lourdement endettés à rentrer dans le rang de la finance mondiale.
Le sociologue Benjamin Lemoine, auteur de Chasseurs d’Etats. Les fonds vautours et la loi de New York à la poursuite de la souveraineté (La Découverte, 384 pages, 24 euros), analyse la situation des pays émergents placés en situation de faillite, obligés de privilégier le remboursement de leur dette auprès des fonds vautours qui les harcèlent, au détriment de leurs investissements de développement ou de l’adaptation au réchauffement climatique.
On entend régulièrement les dirigeants politiques expliquer que les Etats doivent, pour défendre leur souveraineté, limiter leur niveau d’endettement afin de pouvoir continuer à emprunter. Qu’en pensez-vous ?
Il n’appartient pas au sociologue de définir la souveraineté, mais il peut en revanche enquêter sur la façon dont ce terme se matérialise dans des rapports sociaux. C’est au nom de la souveraineté que, à partir du milieu des années 1960, les gouvernements ont démantelé les circuits de l’Etat banquier qui finançaient l’investissement public de façon administrée : la mise en marché de la dette devait lutter contre l’inflation, discipliner l’Etat, et attirer des capitaux étrangers.
L’adoption du vocable de « dette souveraine », terme de la finance anglo-saxonne, là où on parlait plus volontiers de « dette publique », signale cette sacralisation des investisseurs, où les engagements financiers tendent à devenir souverains. De fait, ces titres de dette s’échangent sur les marchés internationaux, et les prêteurs sont placés en situation de juger et d’évaluer les politiques publiques des différents émetteurs souverains. Quand des gouvernements expliquent que leurs politiques d’austérité préservent la « souveraineté » du pays, ils font référence à l’objectif de stabiliser l’appétit financier pour les titres publics.
A quoi les Etats qui laissent filer leur dette et se retrouvent en défaut de paiement sont-ils confrontés ?
Il y a une hiérarchie, dans le système financier international. La France peut se contenter de voter une nouvelle loi pour changer les termes de ses emprunts et laisser les prêteurs sans recours, à tel point que les juristes se demandent si on est, dans ce cas, en présence d’un véritable « contrat ». Mais les Etats émergents qui veulent obtenir la confiance de ces détenteurs de capitaux doivent rédiger des contrats qui donnent aux créanciers de véritables droits de propriété, de priorité et de poursuite en cas de crise.
Dans ce schéma, les questions du type « l’Etat peut-il faire faillite et voir ses actifs liquidés comme une entreprise ? » n’ont plus rien de théorique ou de dystopique : elles décrivent une réalité assez banale. Ces Etats du Sud global sont désormais confrontés aux pouvoirs étendus des créanciers. La perspective d’un défaut sur les promesses de remboursement initiales peut se payer au prix de poursuites judiciaires. Au cours des dernières décennies, les créanciers ont harcelé des Etats afin d’obtenir coûte que coûte le recouvrement de leurs créances. Et ces procédures ont parfois abouti à des résultats spectaculaires.
Au début des années 2010, par exemple, des créanciers de l’Argentine, alors présidée par Cristina Kirchner, ont défrayé la chronique en saisissant une frégate militaire et des comptes bancaires de la banque centrale, mais aussi en immobilisant des satellites que SpaceX s’apprêtait à lancer en orbite pour le compte de l’Etat argentin. Ce qui était en jeu, c’était moins la valeur monétaire de ces actifs souverains que la portée symbolique de ces opérations : était visée la dignité souveraine du pays ainsi que sa réputation financière de « bon élève » de la finance globale.
Dans quel cadre juridique de telles actions sont-elles devenues possibles ?
Paradoxalement, il n’existe pas de tribunal international pour encadrer ces faillites : il faut donc se tourner vers les juridictions des grandes capitales financières, à commencer par New York, et vers le droit des contrats privés. Une partie essentielle des phénomènes qui touchent à l’ordre international financier se déroule ainsi dans un tout petit périmètre de Manhattan. On y trouve des cabinets d’avocats qui conseillent tantôt les Etats débiteurs, tantôt les fonds vautours aussi appelés « hedge funds », ces fonds procéduriers qui les attaquent. Ces créanciers investissent en toute connaissance de cause dans la dette des pays émergents, et ils engagent ensuite des procédures dans leur seul intérêt, en refusant les compromis que les autres prêteurs des Etats en faillite (notamment les banques) ont pu consentir.
De ce point de vue, les Etats sont moins bien protégés que les entreprises privées, qui peuvent, elles, bénéficier d’un mandataire judiciaire pour organiser leur faillite et répartir les actifs entre les créanciers. Les fonds vautours se caractérisent en revanche par leur jusqu’au-boutisme contractuel et leur volonté de faire rentrer les Etats dans le rang de la finance globale. Lorsque ces Etats font face à des catastrophes naturelles, ils doivent sacrifier leurs plans d’adaptation au changement climatique pour rembourser leurs créanciers financiers en priorité, au détriment de la population.
Dans Chasseurs d’Etats. Les fonds vautours et la loi de New York à la poursuite de la souveraineté (La Découverte, 384 pages, 24 euros), le sociologue Benjamin Lemoine prolonge un travail entamé voici plus de quinze ans sur les visages sociaux de la dette publique. Dans L’Ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’Etat et la prospérité des marchés (La Découverte, 2016) et La Démocratie disciplinée par la dette (La Découverte, 2022), il décortiquait les rapports de force qui s’exercent sur elle, impliquant des institutions telles que le Trésor, les banques et les agences de notation.
Dans ce nouvel ouvrage, le chercheur au CNRS décrit l’histoire et les activités des « fonds vautours », ces entreprises financières qui rachètent à bas prix, sur le marché secondaire des obligations, la dette des Etats en difficulté pour en réclamer le paiement au prix fort sur le dos des contribuables de ces pays. Pour mieux faire comprendre ce phénomène, le sociologue analyse les pratiques des acteurs sur le terrain (avocats, financiers et hauts fonctionnaires) mais aussi les contrats d’emprunt et les documents de comptabilité publique.
Au fil des pages se dessine un portrait de groupe de ces « chasseurs » des temps modernes, qui sont dotés d’une multiplicité d’armes juridiques. Souvent présentée comme une abstraction technique ou un ensemble de chiffres, la dette souveraine apparaît, dans ce livre dense et novateur, comme une lutte permanente entre différents acteurs sociaux, recouvrant un ensemble de réalités très concrètes qui pèsent directement sur la vie des citoyens.