Published On: 20 octobre 2025Categories: Interviews

COLLECTIF LANGEVIN-WALLON
L’éducation prioritaire, une politique féconde pour le système éducatif
Éditions du Croquant, avril 2023
24,00€

Cinq questions au Collectif Langevin-Wallon
Propos recueillis par Paul DEVIN

Pouvez-vous, tout d’abord, nous dire quelques mots sur le collectif Langevin-Wallon, ses membres, sa finalité…

Les trois membres du collectif Langevin Wallon (Fabienne Fédérini, Michèle Coulon et Marc Bablet) se sont connus au ministère de l’Éducation nationale lors de la refondation de l’éducation prioritaire. Avec quelques autres, ils animaient le bureau chargé d’élaborer et de mettre en œuvre cette nouvelle orientation politique. Auparavant,chacun d’eux avait travaillé en éducation prioritaire dans divers emplois d’enseignants, de formateurs etd’administrateurs. Ce qui a fondé leur volonté de constituer un collectif de travail pour faire reconnaître la politique d’éducation prioritaire dans toute sa complexité, c’est le tournant pris en 2017 dont on a vu qu’il reposait sur des principes et portait des valeurs contraires à ce que portait la refondation. Le passage de « Plus de Maîtres que de Classes » aux CP à 12 est une expression claire de ce changement idéologique : d’une conception de l’enseignement comme un travail qui appelle du collectif, de la coopération, de la solidarité à une conception qui renferme chacun dans sa classe et développe l’évaluation dans une perspective d’imposition des pratiques. D’autres orientations, comme l’organisation du collège en groupes de niveau qui renforcent compétition et séparatisme scolaire, ont conforté ce besoin de faire connaître l’esprit de la refondation de l’éducation prioritaire. En outre, la valorisation permanente du privé aux dépens du public et un mésusage de la science nous ont été insupportables.
A partir de ces constats, il nous a semblé indispensable de réagir pour restituer le sens de cette politique en la faisant mieux connaître dans toute sa complexité en appui sur les données de recherche et sur tous les travaux d’importance (rapports des inspections générales, de la cour des comptes notamment) qui ont jalonné sa mise en œuvre et qui ont permis de la réorienter au cours du temps sur le cœur de son objectif : la démocratisation des apprentissages et des savoirs. Contrairement à la logique en œuvre depuis 2017 où la science (souvent réduite aux neurosciences) est mobilisée pour dire aux enseignants de manière détaillée comment ils devraient travailler en ne proposant qu’une orientation supposée bonne et universelle, notre approche des données de recherche appelle la réflexion collective sur les pratiques à mettre en œuvre en s’appuyant sur les résultats des travaux très nombreux qui ont jalonné l’élaboration des réponses de l’éducation prioritaire aux difficultés socio-scolaires des élèves des quartiers où elle est implantée.

Le titre l’énonce clairement : l’éducation prioritaire est une politique féconde pour le système éducatif. Pour l’argumenter, vous nous livrez une remarquable somme d’analyses portant sur plus de quarante ans de mises en œuvre. Avez-vous le sentiment que l’existence même de l’éducation prioritaire soit aujourd’hui menacée ?

Si l’éducation prioritaire est féconde pour tout le système, c ’est que, comme l’a souvent dit Jean-Paul Delahaye, ces écoles et collèges sont un miroir grossissant des difficultés du système dans son ensemble. C’est aussi que ce sont des lieux d’éducation où des équipes souvent soudées élaborent des réponses pertinentes aux difficultés rencontrées. C’est aussi le lieu où, depuis les origines de cette politique, des équipes de recherches solides, en sociologie, en sciences de l’éducation et en psychologie sociale, ont permis de consolider des savoirs utiles à l’action pédagogique dans ces réseaux. Pensons par exemple aux travaux essentiels de l’équipe ESCOL (encore active aujourd’hui) à partir de l’ouvrage de Charlot, Bautier et Rochex « Ecole et savoir dans les banlieues… et ailleurs», ouvrage de 1992 qui reposait déjà sur dix ans d’expérience accumulée dans l’éducation prioritaire.
Mais nous montrons aussi que l’éducation prioritaire est fragile sur le plan institutionnel. Fruit d’un choix politique de la gauche de 1981, elle a connu une histoire en dents de scie, avec des périodes où elle a été soutenue par le politique et d’autres où elle a été ignorée, voire combattue.
Aujourd’hui et depuis 2017, il est clair qu’elle est en danger, non tant en ce qui concerne les moyens alloués dans les écoles et les collèges qu’en ce qui concerne les visées et les pratiques qui y sont encouragées par un pouvoir qui n’a pas une conception convaincue de l’intérêt général, qui défend peu les principes et les valeurs du service public, comme ce serait pourtant exigible dans cette République sociale qu’est la France. Les signes de son affaiblissement sont évidents : le dispositif des CLA (contrats locaux d’accompagnement) consiste à permettre à des pouvoirs locaux, sans considération des données objectives, de rapprocher de l’éducation prioritaire des écoles et collèges qui n’en relèvent pas. Le risque est simple : si on étend sans limite, il n’y a plus de priorités et le signal envoyé est que la réussite des enfants de milieux populaires relève d’une politique particulière et non plus du droit commun. Un autre signe d’affaiblissement est lisible dans les aides apportées à divers dispositifs qui visent non à faire réussir tous les élèves de ces quartiers mais à favoriser les départs de quelques-uns pour les faire réussir ailleurs. C’est ainsi qu’en vertu de cette notion d’égalité des chances, la puissance publique a introduit une concurrence entre les élèves d’un même établissement, certains – les méritants – avaient droit, par exemple, aux “internats d’excellence” ou aux “programmes d’ouverture sociale” des Grandes écoles, et les autres en étaient privés. De même, la puissance publique a ouvert les établissements à des associations ou à des fondations d’entreprises reconnues d’utilité publique, qui prétendent réussir, en quelques séances de travail avec des élèves, ce que le service public peine à réaliser (l’exemple le plus caricatural est « Énergie jeunes »). Elle a aussi soutenu le développement d’écoles privées hors contrat – nous pensons ici à Espérance Banlieue, réseau aujourd’hui contesté mais qui a un temps bénéficié d’un soutien politique de la part d’un ministre en exercice (Jean-Michel Blanquer). On trouve également un signe de cet affaiblissement qui pourrait déboucher sur une suppression de l’éducation prioritaire dans la remise en cause de l’idée même de réseau alors que c’est elle qui justifie la cohérence d’une politique qui suit l’enfant de la maternelle à la fin du collège.
Le sens de notre travail est donc bien d’expliquer que la politique d’éducation prioritaire doit rester limitée aux territoires les plus socialement ségrégués, condition essentielle pour demeurer une priorité claire et forte (appuyée sur une carte revue périodiquement pour rester juste) sans être étendue au risque de devenir l’alibi évitant la nécessaire évolution de notre système scolaire vers davantage de démocratisation. Les enseignements tirés des recherches, travaux et pratiques, que cette politique a inspirés, peuvent et doivent concourir à cette évolution globale .

Qu’est ce qui caractérise la nature particulière de la politique d’éducation prioritaire dont vous dites qu’elle n’est pas une politique territoriale comme les autres ?

Dernièrement encore, un rapport du Sénat (marqué à droite et fortement inscrit dans la ruralité en raison de son mode d’élection) demande que la politique d’éducation prioritaire soit étendue aux campagnes isolées. C’est un contresens sur cette politique : il n’y a pas de commune mesure entre les problématiques de la concentration des difficultés socio économiques des quartiers populaires et les problématiques d’éloignement des campagnes. Rappelons juste que les données de l’INSEE contredisent depuis des années la thèse d’une France rurale socialement défavorisée et abandonnée. Les villes concentrent les trois quarts des personnes pauvres. Plus de 40 % de la population pauvre vit dans les grands centres urbains, 13,3 % en milieu rural isolé. Ce qui ne veut pas dire que le milieu rural ne nécessite pas de politiques éducatives adaptées, mais ce ne peut être la politique d’éducation prioritaire qui répond à d’autres besoins. La politique d’éducation prioritaire a pour vocation de renforcer l’action éducative là où la concentration des difficultés sociales a des effets scolaires importants. Cela existe parfois dans le milieu rural, mais beaucoup plus rarement que dans les banlieues des grandes villes. Il est fondamental de penser la question des apprentissages scolaires lorsqu’il n’y a pas de mixité sociale et peu de mixité scolaire : comment maintenir un bon niveau d’exigence dans ces écoles ou ces établissements – un niveau aussi exigeant qu’ailleurs, dans le reste du territoire national ? La tâche des enseignants y est singulière : comment peuvent-ils comprendre ce que leurs élèves ne comprennent pas, eux dont le bagage culturel et scolaire ne les a pas amenés à comprendre comment les activités scolaires contribuent à permettre leurs apprentissages ? Sur toutes ces questions pédagogiques, les données de recherche sont nombreuses et des équipes accompagnées par des chercheurs ont fait avancer ces questions en éducation prioritaire.
En outre la politique d’éducation prioritaire telle qu’elle s’est construite au cours du temps, avec les apports de la recherche, a permis d’aboutir en 2014 au référentiel qui porte la réelle complexité du réel et le nécessaire travail cohérent et systémique sur toutes les composantes de la réussite scolaire qu’elles soient pédagogiques, scolaires ou non scolaires. Cette politique doit engager fortement tous les acteurs du système éducatif, du ministre à l’assistant d’éducation, si l’on veut espérer avoir un effet notable. Deux d’entre nous ont participé récemment à une rencontre de l’OZP dont le but a été de redire ce qui est important en éducation prioritaire.
Par ailleurs la politique d’éducation prioritaire, telle que nous la concevons, travaille la question sociale et la manière dont elle intervient dans l’interaction entre l’école, les apprentissages et les élèves tels qu’ils sont. Elle encourage, en mettant au cœur de son action la dimension pédagogique, la compréhension de ce qui se joue quotidiennement dans l’ordinaire des classes et comment les gestes et pratiques quotidiennes individuelles et collectives peuvent évoluer pour favoriser la réussite de tous. D’autres politiques territoriales, souvent sur les mêmes territoires, visent davantage à « accompagner » les « habitants/usagers » pour les adapter au système tel qu’il fonctionne alors même que se renforce la dimension ségrégative de ce système (par les groupes de niveau par exemple). C’est pourquoi ces politiques territoriales, telles que les cités éducatives, pour ne citer qu’elles, si elles se substituent ou sont confondues avec la politique d’éducation prioritaire, peuvent être si problématiques.

Peut-on caractériser les réformes de l’éducation prioritaires menées par la droite, celles portées par les ministres de Robien, Darcos, Chatel, Blanquer, par un dédain de la question centrale de la démocratisation des savoirs ?

La première chose qui est très claire dans l’histoire de la politique d’éducation prioritaire c’est qu’elle a connu des périodes plus ou moins favorables sur le plan politique en fonction d’une part des ministres et d’autre part des Présidents de la République.
Sous les présidences Mitterrand, de 1981 à 1984 la politique est très soutenue par Alain Savary qui en est l’initiateur. A partir de 1984, J.P. Chevènement s’en désintéresse. Avec l’alternance politique et donc la cohabitation de 1986 à 1988, elle reste en sommeil avec R. Monory. En 1988, avec le retour de la gauche, ce sont L. Jospin puis J. Lang quivont la relancer : les principales actions de Jospin seront de la relier à la politique de la ville naissante, d’instaurer des indemnités pour les personnels. De 1993 à 1995, une nouvelle cohabitation amène F. Bayrou à être deux fois ministre ; il s’y intéresse peu et, dans un contexte démographique favorable à cette mesure, propose de ne pas dépasser 25 élèves par classe en maternelle en ZEP. A partir de 1995, J. Chirac devient président et F. Bayrou reste une troisième fois ministre jusqu’en 1997. Mais la gauche revient aux affaires dans une nouvelle cohabitation et C.Allègre et S. Royal vont prendre en main les destinées de l’éducation nationale. C’est la période d’une relance importante avec des assises nationales à Rouen et une circulaire très détaillée en 1999. Le rapport Moisan /Simon qui inspire les orientations prises insiste sur la taille des ZEP, sur le recentrage sur les apprentissages scolaires. Il met en évidence le fait qu’il y a des ZEP qui réussissent mieux que d’autres et permet d’en tirer des enseignements utiles sur ce qu’il convient de faire sur le plan des enseignements. J. Lang, qui reprend l’éducation nationale pour apaiser après une période C. Allègre sans nuances, ne va pas avoir le temps de faire grand-chose puisqu’en 2002 J. Chirac est réélu. Le premier ministre de l’Éducation nationale de ce nouveau quinquennat est L. Ferry qui propose la mesure des CP à 10 élèves dont les évaluations d’alors montreront que cela a peu d’effets. En 2004, F. Fillon est ministre pour un an et ne fait rien pour l’éducation prioritaire. En 2005, c’est G. De Robien qui, jusqu’en 2007, prend la responsabilité de l’éducation nationale. Un certain J.M. Blanquer est membre de son cabinet. Mais le contexte des émeutes de banlieues et le choix de J. Chiracde lutter contre la fracture sociale vont l’amener à relancer l’éducation prioritaire en la concentrant sur les quartiers les plus en difficulté sociale. Et à partir du rapport des inspections générales dit « Armand-Gille », il va développer une orientation politique importante : les RAR (réseaux ambition réussite) avec le développement de postes d’enseignants référents à cheval sur premier et second degré et avec une augmentation du nombre des aides-éducateurs. En 2007, l’inquiétude est grande pour l’éducation prioritaire puisque N. Sarkozy, candidat à la présidentielle, envisage de la supprimer. Élu, il ne le fera pas mais ses ministres successifs X. Darcos pendant deux ans puis L. Chatel pendant 3 ans (avec un DGESCO nommé J.M. Blanquer) n’auront de cesse d’en modifier les orientations dans le sens d’une régression de la dimension sociale de l’action pédagogique. En effet avec CLAIR puis ECLAIR se développe une politique d’établissement qui nie l’intérêt du réseau, qui prétend se concentrer sur la violence (comme si celle-ci n’existait qu’en éducation prioritaire) et qui développe des mesures relatives à la vie scolaire loin de répondre aux besoins avec en outre une conception des ressources humaines qui repose sur les principes du privé avec les indemnités au mérite (appelées « part variable »).
A partir de 2017, avec J.M. Blanquer et ses successeurs qui ont conduit la même politique, sous la responsabilité dumême président, la politique d’éducation prioritaire est réduite aux moyens du premier degré libérés par la démographie et concentrés sur les demi classes d’abord au CP puis au CE1 et en grande section. Ceci appartenait au programme présidentiel. Pour le reste, la continuité est patente, malgré la légère parenthèse du ministre P.Ndiaye, dont l’intéressé lui-même a reconnu les limites. La proposition des « groupes de niveau » du ministre G.Attal est un exemple typique de la continuité de politique ; quant à l’éphémère ministre (A. Oudéa Castéra), elle amis en exergue le peu de considération qu’elle avait envers le service public au regard de la manière dont lesecteur privé était considéré.
Aujourd’hui, la continuité est affichée au point que c’est l’ancien DGESCO de Jean-Michel Blanquer qui devient ministre. On ne peut donc rien attendre de bon. Nous continuerons de réagir aux nouvelles orientations politiques sur notre blog

Quelles seraient les priorités à donner à la formation des enseignantes et enseignants exerçant en éducationprioritaire ?

Sur ce point encore, la refondation avait fait des propositions qui ont été supprimées par les ministères depuis.Malheureusement le développement des actions de formation locales en appui sur des remplaçants dédiés, dans le premier degré, ou sur la pondération, dans le second, n’ont pas été soutenues par l’institution au point que dans certains réseaux elles ont pratiquement disparu.
En matière de formation il faut commencer par aider sérieusement les aspirants enseignants ou les enseignants débutants à ne pas avoir peur d’enseigner en éducation prioritaire. Pour cela il convient de prendre le temps de les accompagner dans la compréhension des problématiques spécifiques des élèves concernés dans une logique de coopération au sein des équipes, tout le contraire des compétitions qu’encouragent les primes au mérite.

Il faut accompagner les personnels à résoudre les problèmes professionnels qu’ils rencontrent. Cela nécessite :
– un cadre bienveillant de formations qui ne prétendent pas leur dire que faire mais visent à les aider à constituer un collectif « adulte » de « réflexion sur ».
– un enrichissement des analyses menées sur les difficultés rencontrées ou les réussites observées, par l’apport des acquis des recherches utiles dans le sens où ces recherches s’intéressent spécifiquement à l’apprentissage des élèves issus des milieux populaires, aux obstacles qu’ils rencontrent et à la manière de les dépasser.
– une alternance de temps de formation/ travail collectif/ pratique de classe qui encourage la synergie entre les apports, l’analyse, l’observation des élèves au travail, la mise en pratique.

Lors de la refondation avait été développé dans chaque académie un réseau de formateurs éducation prioritaire qui existe toujours dans certaines d’entre elles. Ce réseau avait pour mission d’aider les équipes à bien situer leurs besoins de formation vis à vis de leurs tâches quotidiennes et à leur proposer des formations adaptées en appui sur des ressources de recherche pertinentes.
Dans notre ouvrage, nous consacrons un chapitre à cette question dont l’intitulé est : « Comment dans toute l’institution, passer du discours aux actes en matière de formation, d’accompagnement et de développement professionnel ? ». Nous y développons ces idées pour réorienter la formation vers un véritable développement professionnel en insistant sur le rapport social aux savoirs loin des neurosciences qui ne disent rien de cela, en discutant la focalisation sur les fondamentaux qui porte une réduction des ambitions pour les enfants des milieux populaires, en discutant la prétendue mutualisation de « bonnes pratiques » alors qu’il faut analyser ce qui sous- tend leur efficacité, en remettant en cause la logique prescriptive et activiste en appui sur des dispositifs, là où est nécessaire un travail approfondi qui permette la maturation, l’expérimentation et l’analyse des choix pédagogiques.