par Louis-Marie BarnierJean-Marie Canu et Francis Vergne

Contribution au Colloque « L’Employabilité et ses usages sociaux », Créteil, 4 septembre 2014

Le point de vue présenté ici reprend une contribution plus complète aux travaux de l’Institut de Recherche la FSU (Barnier et alii 2014). Le chantier concerné, « Politiques néolibérales et action syndicales » s’attache depuis plus de dix ans à procéder à un examen attentif des politiques éducatives promus par de grands organismes internationaux comme l’OCDE, l’OMC ou la Commission européenne. Conformément aux hypothèses émises initialement (Baunay & Clavel 2002, Laval & Weber 2002), partout s’est affirmé le projet de transformer les systèmes éducatifs pour mieux correspondre aux nouvelles exigences du système néolibéral. Partout ont été déclinées les thématiques de ce nouveau paradigme sur fond de recherche effrénée de la performance et de la rentabilité, de basculement des savoirs vers les compétences, de mise en concurrence des établissements et des personnels. Cette logique est au cœur de l’ouvrage collectif : La nouvelle École capitaliste (Laval et alii, 2011).

Notre propre recherche recoupe les interrogations avancées par les syndicats de la FSU et les questions que se posent les différents personnels dans l’exercice de leur activité professionnelle. Elle contribue parallèlement à éclairer les conditions d’émergence et de domination d’un « corpus » de notions où celle d’employabilité joue un rôle fondateur. Ce triple regard, de syndicalistes, de « professionnels » et de chercheurs, signale à la fois une intention et une méthode. Le but poursuivi est de mettre en perspective les mutations qui affectent tout à la fois le monde du travail et celui de la formation tout en éclairant les conditions de l’action syndicale. Mais il ne s’agit pas de délivrer un savoir produit et formalisé en dehors des acteurs impliqués. Les propos et les témoignages recueillis s’intègrent à cette recherche non seulement comme des matériaux mais comme une réflexion qui oriente et préfigure le résultat, co-élaboré au cours de ce processus.
L’inflation de l’usage de la notion d’employabilité a attiré en premier lieu notre attention en même temps que celle des syndicats et des personnels directement ou indirectement concernés. Si cette contribution reste centrée sur la formation professionnelle continue, l’impératif de l’employabilité interfère en bien d’autres domaines avec les pratiques professionnelles : formation générale, orientation, insertion et accompagnement des personnes privées d’emploi, métiers et travail, etc… Au point parfois de déstabiliser les repères et de bouleverser les finalités et l’éthique de ces pratiques. La formation professionnelle a représenté pour ces multiples pratiques le vecteur de la notion d’employabilité, lui assurant sa légitimité en tous domaines. La récente loi de 2004 renvoie au salarié la responsabilité de sa formation, réalisée dans ou hors du temps de travail, pour précisement assurer le maintien de son employabilité gràce à son « compte personnel de formation ».

Omniprésente dans le champ de la Formation professionnelle continue, cette norme centrale du néolibéralisme déplace puis remplace toute la problématique classique de la qualification professionnelle. La trilogie récurrente – savoir, savoir-faire, savoir-être – présente partout désormais, montre à l’évidence que l’acquisistion et l’actualisation de connaissances constitutives d’une culture professionelle et de la construction d’un individu citoyen et salarié, ne sont plus suffisantes. Ou plus exactement une formation ne vaut que pour autant qu’elle va de pair avec une modification comportementale, voire existentielle, du sujet. La formation professionnelle n’a certes jamais été uniquement simple acquisition de connaissances. Elle s’est toujours inscrite dans un double processus : répondre à un besoin individuel et social et trouver des cadres de socialisation et de reconnaissance professionnelle. Mais la reconfiguration de l’ensemble de l’espace social qui s’opère redéfinit chacun des termes de la qualification ainsi que les rapports individuels et collectifs au savoir et au travail.
Soumise à l’impératif d’accroître l’employabilité du sujet, la formation doit alors agir sur la capacité d’être et de demeurer actif voire pro-actif dans des cycles de vie professionnelle fragmentés et imprévisibles. Ce qui est visé concerne moins l’aptitude à occuper un emploi ou un poste de travail que la capacité individuelle à entretenir un « portefeuille de compétence » transférables dans toutes les situations. Grâce aux ressources constitutives du capital humain dont il assure la valorisation permanente, l’individu doit maîtriser un parcours professionnel placé sous le signe le l’activation du marché du travail et des transitions professionnelles. L’employabilité n’est en fin de compte rien moins que l’aptitude à se constituer en tant qu’entrepreneur de sa vie professionnelle. Elle est cet attribut propre que le nouveau sujet entrepreunarial doit s’efforcer d’auto-entretenir, de préserver et de développer. Au final, le salarié est responsable de son éventuelle « inemployabilité » et celui qui est en activité intériorise l’idée qu’il peut toujours être plus employable (Dardot et Laval 2009). Tout autre objectif sera alors subordonné à cette norme. Cette évolution va de pair avec l’abandon de ce qui demeure d’État social, supposé maintenir les individus dans une situation de bénéficiaire passif, au profit d’un état actif qui invite les sujets à mobiliser leur potentiel d’action et à réduire leur dépendances aux aides sociales. Seront ici particulièrement visés les demandeurs d’emploi, sommés d’assumer la responsabilité de leur situation. A eux de modifier en conséquence leurs comportements pour ne pas connaître la stigmatisation infamante de « l’inemployabilité ».

L’usage social du terme et du concept d’employabilité est divers et évolutif. L’expression « employabilité » apparaît au début du siècle dernier dans le monde anglo-saxon. Le sens du mot connaît une profonde mutation, largement parallèle à celle de l’évolution de la relation d’emploi caractérisée aujourd’hui par l’externalisation, la précarisation du statut et la flexibilisation des conditions de travail (Coutrot 2002). Ce terme, loin d’être un concept rigoureux (comme on tente parfois de le présenter) est surtout une construction sociale. A usage descriptif dans sa première acception, il prend rapidement une tournure plus normative et finalement acquiert un fort caractère prescriptif. La situation de dichotomie disparaît avec la fin – recherchée voire programmée par les tenants d’un néolibéralisme radical – de la norme de l’emploi stable. Le concept, aux prétentions originellement scientifiques et opératoires, devient avant tout une norme et une stratégie. Elle vise à assurer le contrôle social non seulement par des procédures institutionnelles, mais par le contrôle de l’individu par lui-même. L’employabilité, à travers l’objectif de liberté et de responsabilité qu’elle affiche, révèle paradoxalement alors sa nature profonde, un outil de contrôle social.

La formation professionnelle a constitué la base de départ pour cette offensive néolibérale. Son histoire est riche de débat d’orientation, d’écoles pédagogiques. Elle a porté longtemps un projet humaniste de transformation de la société. Comment l’emprise de l’employabilité a-t-elle contribué à retourner progressivement la formation au point de rompre pratiquement tous les liens avec les inspirations progressistes et humanistes à se cultiver et à acquérir de nouveaux savoirs ? Comment des aspirations individuelles et sociales à améliorer sa qualification professionnelle, à actualiser et élargir ses connaissances et à les faire reconnaître se sont-elles trouvées prises dans les filets de ce nouveau paradigme ? Quelles sont les conditions de réflexion à une alternative pour la formation professionnelle ? C’est à ces questions que cherche à répondre ce texte, basé sur des entretiens avec avec des responsables de formation de l’automobile ainsi qu’à une longue immersion dans les milieux de la formation professionnelle.

De la production à l’auto-contrôle du nouvel homme économique

L’employabilité est l’un de ces « dispositifs » dont parlait Foucault, visant à enserrer la personne dans une multiplicité de contraintes idéologiques, institutionnelles et construisant ainsi les conditions d’une nouvelle liberté comme nouveau moyen de contrôle (Agamben 2007). Dans ces transformations politiquement pilotées, l’économique se mêle étroitement à l’anthropologique. L’homme devient capital, pourrait-on dire en jouant à peine sur les mots. Il s’agit en effet de produire et façonner de nouvelles subjectivités au travail de telle manière que les connaissances et les facteurs subjectifs mobilisés soient totalement en phase avec les impératifs de la valorisation du capital. En d’autres termes : produire le nouvel homme économique et l’inviter à l’auto contrôle permanent. Le nouvel usage du paradigme de « la formation tout au long de la vie » marque bien cette exigence de recyclage permanent du capital humain qui vient bousculer les finalités et les contenus de l’enseignement tout comme les frontières entre formation et travail. Loin de s’arrêter aux portes des entreprises, elle vise à redéfinir l’ensemble de la relation au savoir des individus, salariés, chômeurs, inactifs, voire même étudiants ou retraités, qui deviennent des variables « employables », et surtout rendus responsables de leur situation. L’idéologie devient ici moyen de contrôle social.

Ce nouveau contrôle social de la force de travail agit dans le sens d’une subordination active. Le sujet se forme au sens littéral de se conformer à lui-même dans une perspective d’auto-valorisation « tout au long de la vie ». Toute l’évolution récente de la formation professionnelle continue fait ainsi entrer en jeu les subjectivités des acteurs, la part individuelle et collective d’eux-mêmes qui s’implique, fut-ce sous la contrainte, dans des formations. Avec ce contrôle paradoxal se trouvent dissoutes ou du moins largement relativisées toutes les autres appartenances sociales des sujets et toutes les motivations autres à se former : le régime constant et impalpable d’auto-contrôle et de soumission à la contrainte de l’auto-dépassement permanent doit prévaloir sur toute autre considération. Le salarié, en activité ou au chômage, sera l’entrepreneur de sa propre carrière.

Par là également, une dialectique nouvelle du cognitif et du comportemental s’instaure et se diffuse sur l’ensemble du processus de formation. Ce qui est visé touche, ainsi que nous l’avons déjà pointé, à une nouvelle forme de socialisation professionnelle. Celle-ci s’oppose à une culture des métiers historiquement et socialement construite, remettant en cause des identités professionnelles qui avaient un sens collectif pour les salariés et pouvaient faire l’objet d’échanges entre pairs. L’apprentissage de nouveaux savoirs techniques, par l’élargissement et l’approfondissement de connaissances liées à des contextes professionnels précis est toujours présent, mais il s’agit en même temps d’apprendre à modifier ses comportements. Au travers de la formation professionnelle continue, le salarié accroît sa compétence professionnelle et technique. Mais en même temps que celle-ci est rapportée au réel de son travail, il lui est demandé d’acquérir les bons comportements qui lui permettront d’ajuster en permanence sa pratique et ses attitudes pour atteindre et même dépasser ses objectifs. Engagement, dévouement, loyauté, disponibilité, flexibilité, recherche de l’excellence en permanence sont en somme autant de « compétences » qui constituent l’aboutissement de l’individualisation systématique de la gestion de la formation des salariés. Une somme qui constitue l’ethos de la formation-entreprise.
De tels rapprochements plus ou moins formalisés contribuent à construire un ensemble de normes communes qui définissent le « salarié bien formé » souhaité par les entreprises. Ces normes d’employabilité, qui relèvent du « comportement », de la « mentalité », des bonnes dispositions et intentions, permettent de faire désormais explicitement de la formation un lieu de fabrication des subjectivités dociles, souples, adaptables et réactives, requises par les entreprises. De l’autre côté, l’intériorisation de ces normes est donnée comme la condition d’accéder à l’emploi espéré. Ce travail d’imposition d’un nouveau modèle de conduite entièrement ordonné à la logique de l’employabilité, c’est-à-dire à la recherche des conditions les meilleures de la vente de la force de travail sur un marché hautement concurrentiel et à son utilisation maximale par l’entreprise, tend à disqualifier les fonctions traditionnellement dévolues à la formation professionnelle. La bonne mesure de la professionnalisation ne se limite plus au degré d’adéquation d’un ensemble de qualifications à un poste de travail, elle se fait par des « qualités humaines » qui concernent les rapports avec la hiérarchie, le degré de motivation, et surtout la relation entre un certain type de subjectivités (le goût de la « réussite », le besoin de « foncer », la capacité à « se dépasser », etc) et le mode très individualisant de « management de la performance ».

L’employabilité en tant que dispositif contribue ainsi de façon décisive à transformer la formation dans un sens normatif et comportementaliste. Elle vise à faire acquérir au salarié des ressources et des façons de se conduire pour agir avec la plus grande pertinence possible en situation professionnelle. Elle veut développer chez lui une capacité de réactivité et de transfert en le dotant des schémas opératoires les plus en adéquation avec la culture entrepreneuriale. En sorte que les espaces de formation font plus que subir de l’extérieur la pression de formes particulièrement agressives de réorganisation du travail, de management ou de mobilisation de la force de travail : ils se plient désormais de l’intérieur aux exigences générales et aux normes de la concurrence, de la compétition généralisée et de la valorisation du capital humain. Les espaces de formation se transforment ainsi en entreprise de fabrique et d’entretien de l’employabilité et modifient à la fois le sujet de la formation et le sujet en formation. Celui-ci se devrait d’être tout entier occupé à configurer sa future force de travail en conformité avec les règles de l’ordre économico-juridique.

L’employabilité vecteur ou négation de la formation pour le plus grand nombre ? Le cas emblématique de l’automobile

La marche forcée à l’employabilité est un fantasme néolibéral qui résiste mal à l’épreuve de la confrontation au réel de la formation, du travail et de l’emploi. C’est ce que montre le cas emblématique de l’industrie automobile.
Dans l’usine étudiée (ici Renault Cléon), quelques chiffres montrent la réalité contrastée de la formation professionnelle. Dans cette usine de 4000 salariés environ , la formation professionnelle se concentre pour les salariés déjà les plus formés : 7,8 % des agents les moins qualifiés (APR) ont reçu une formation en 2013, 29 % des techniciens et agents de maîtrise, 73,2 % des cadres. Cette concentration s’appuie sur une formation des APR largement renvoyée à la formation « sur le tas » : « Les ouvriers nouvellement embauchés n’apprennent les “bons” gestes que dans l’interaction avec leurs collègues d’atelier, qui sont alors leurs vrais formateurs » (Sevilla 2011). Le niveau de compétence professionnelle des salariés (hors ingénieurs et cadres) appréhendé et amélioré au travers de la formation professionnelle continue n’intervient que de façon marginale.
Le président CGT de la commission formation professionnelle de Renault-Cléon aboutit à la conclusion suivante : pour un effectif total de 1990 APR, 10 972 heures de formation ont été dispensées. Quant aux intérimaires, la formation d’adaptation au poste de travail est d’une journée environ. L’un des secrétaires de la section CGT de Renault-Cléon que nous avons pu interroger ne nous dit pas autre chose. Embauché dans l’usine à la fin des années 1970, il est toujours APR et travaille sur un convoyeur. Il confirme tout d’abord la part réduite de la formation nécessaire à l’installation sur un poste de travail : deux jours au côté de celui qui doit quitter le poste suffisent pour que celui-ci explique la tâche à accomplir et transmette « les bons gestes, les trucs, éventuellement son coup de patte ». Ceci étant valable aussi bien dans le cas d’un nouvel arrivant (hypothèse de plus en plus théorique puisque Renault n’embauche pratiquement plus) que dans le cas d’un changement de poste. Embauché comme APR, on le restera toute sa vie professionnelle, les passages du statut APR (ou « main-d’œuvre directe ») au statut ETAM (ou « main-d’œuvre de structure ») étant inexistant. Conséquence de cette absence totale de possibilité de promotion professionnelle, la réalité de la formation professionnelle continue se résume inévitablement et en tout et pour tout à quelques heures de formation d’adaptation au poste de travail au gré des aléas de changement d’affectation. Mais de formation en vue d’une élévation du niveau de qualification de l’APR, il n’en est pas question à Renault-Cléon.
L’employabilité envisage chaque situation professionnelle et chaque qualification à l’aune des critères du marché du travail. Elle annonce ainsi l’envahissement du travail par les logiques d’emploi… version néolibérale.Derrière des discours envahissants sur la nécessaire élévation des compétences des salariés dans le cadre d’une « guerre économique » instituée en principe téléologique, la priorité des employeurs reste l’accroissement sans limite de la flexibilité ainsi que l’intériorisation par tous de cette règle et non la formation, du moins pour le plus grand nombre. Les pratiques réelles de recrutement, de gestion de la main d’oeuvre et d’adaptation au nouvel ordre productif et de formation, au delà des mots, n’homogénéisent pas le salariat mais au contraire le divisent et le fragmentent.
Dés lors, ce qui semble vrai pour un nombre réduit d’activités hautement qualifiées et de la fraction la plus qualifiée de la main d’oeuvre ne l’est pas à l’autre extrémité du spectre de l’emploi où les opérateurs de production ne reçoivent que peu ou pas de formation durant leur vie professionnelle. Le nouveau régime productif qui se met en place dans la période récente, généralement connu sous les noms de « flux tendu » ou « juste à temps » », donne l’impression d’impliquer une complexification des tâches de production. Or tel n’est pas le cas pour une large part du personnel. Certes, nombre de produits « embarquent » plus de technologie et incluent plus de « design », donc a priori impliquent plus de complexité dans la production. Mais il n’en découle aucune recomposition et aucune reconnaissance significative d’une quelconques qualification supérieure à un échelle collective. Sous les terme trompeurs de multivalence, de polycompétence, de multicompétence se cachent un mouvement général d’élargissement des taches (Durand 2004) mais pas d’aprrofondissement et de maitrise collective de l’activité. Le but recherché est surtout de disposer d’une polyvalence peu qualifiée qui favorise les rotations ou le remplacement en cas d’imprévu. Autrement dit des salariés multitâches peu qualifiés et interchangeables. Et cette main-d’œuvre, les firmes n’auront aucun mal à la recruter, quand elles en auront besoin, ce qui est loin, très loin, d’être la règle générale. Tout simplement parce qu’en France aujourd’hui, plus de cinq millions de personnes sont officiellement privées d’emploi. En sorte qu’à la question : « Renault aurait-il des difficultés à recruter des APR ? », notre interlocuteur syndicaliste répond : « Aucune, vu le niveau du chômage régional. De plus, depuis 2005, l’entreprise embauche très peu en CDI ; quelques cadres seulement. » – Question : « Combien d’intérimaires embauchés en CDD peuvent-ils espérer obtenir un CDI ? » Réponse : « Aucun ou presque… Chaque année, Renault embauche environ une centaine d’apprentis (niveau bac pro, bac + 2, master, voire ingénieur) mais ils n’ont aucun espoir d’embauche. » La qualité principale n’est pas la compétence professionnelle mais la capacité à tenir le rythme imposé par le flux tendu et à accepter la soumission à l’ordre industriel.. On comprend mieux ce que rèvélent de façon crue les bilans- formation des principales firmes automobiles : pour les agents de production un temps annuel de formation qui dépasse rarement huit heures.

L’exemple de l’industrie automobile le montre donc : la formation professionnelle existe évidemment dans les entreprises. Mais en l’état actuel des rapports de force, elle est prioritairement un instrument dont les employeurs font usage en fonction de leurs besoins. Ceux-ci coïncident fort peu avec ceux des salariés les moins formés et qualifiés. Dans le même temps pourtant, la nouvelle donne managériale s’accompagne de l’émergence du discours sur la Formation Tout au Long de la Vie et de l’injonction faite aux salariés de se former en vue d’assurer leur propre employabilité. Voir dans cette assertion une contradiction serait une erreur. Loin d’être contradictoire, ces deux problématiques s’additionnent :il s’agit d’inciter (de contraindre) le salarié a toujours chercher à améliorer son niveau de compétence (par le recours à la formation tout au long de la vie) mais d’autre part, le déséquilibre dorénavant structurel (et pour une période indéterminée) entre offre et demande d’emplois aboutit au fait que de toute façon le nombre de salariés disponibles – et dotés d’un niveau de compétences suffisant – permet aux firmes de trouver la main-d’œuvre nécessaire là où elles en ont besoin, aux conditions de salaires qui leur convient.
Cette injonction permanente à l’auto contrôle et à l’évaluation de soi pénètre et instrumentalise les consciences et les conduites des salariés. Il ressort de beaucoup de nos entretiens que l’attitude des salariés à l’égard de ces injonctions à accroître leur employabilité par la formation est à la fois diverse, évolutive… et ambivalente. Une grande partie de l’explication tient au contexte : objet d’attentes considérables mais aussi de doutes, de méfiance, de crainte d’être manipulé et en tous cas d’interrogations majeures. A quoi cela va-t-il servir et pourquoi y avoir recours ? S’agit-il d’éviter l’exclusion, d’accroître la compétitivité, de participer de la nouvelle normalité salariale, d’améliorer une trajectoire professionnelle dont on serait désormais seul responsable ? Mais quelles institutions peuvent en garantir la pertinence ? Que peut et que vaut en somme la formation à l’employabilité ? De fait une telle formation sous influence ne peut être dissociée des rapports sociaux dans lesquels elle s’insère et qu’elle tend également à constituer. Même si elle ne se réduit pas à cela, la formation professionnelle contribue à l’insertion dans les rapports sociaux de travail existants. Et ceux-ci restent – en tant que rapport d’exploitation et de domination – soumis à des contradictions majeures en même temps qu’à des remises en cause et des résistances. Comment pourrait-il en être autrement dans les nombreuses situations où les « plans de formation » ne sont que de simples alibis plus ou moins décoratifs accompagnant les plans dits sociaux qui mettent à la rue les salariés par voie de fermetures d’entreprise et de délocalisation. Mais plus largement, y compris parmi les couches de salariés comme les cadres soumis au recours intensif à toutes sortes de « coaching », le doute et la perplexité gagnent du terrain.
Ce mouvement ne se fait cependant pas de façon homogène et linéaire : dans un rapport de force dégradé et avec des collectifs de travail déstabilisés, il n’est guère surprenant qu’un salariat fragmenté et précarisé peine à reprendre la main. Mais chacun ressent en même temps plus ou moins confusément que les ressources de la formation professionnelle peuvent excéder dans leur contenu et leur finalité l’horizon de rapports sociaux précisément encadrés et bridés par le carcan de l’employabilité. L’employabilité devient ici outil de contrôle social des salariés, qu’ils soient à un bout de la chaîne de qualification, sommés à travers la négation de leur propre qualification de devenir responsable de leur destin sur le ma rché de l’emploi, ou bien au contraire, participant à la couche la plus qualifiée du salariat et largement bénéficiaire de formations, contraints d’assumer la remise à niveau de leurs « compétences » malgré et contre les autres salariés.

Déconstruire l’employabilité pour construire un usage commun de la formation

L’employabilité devient système de pensée et de gouvernement des conduites. Elle recouvre un système hégémonique qui vise à éliminer les conditions d’une réflexion critique. Contribuer à penser l’alternative suppose d’identifier clairement ces formes de contrôles et de « gouvernement » de la formation professionnelle continue. Le marché de la formation professionnelle continue, produit de la loi de 1971, a inscrit l’ensemble de ce domaine dans celui de l’utilité immédiate et de la concurrence, marquant le contrôle patronal sur ce champ et permettant l’assimilation de cette logique de l’employabilité. L’entreprise, mise en avant dans les années 1980 comme forme sociale devant « sauver » la société, a suivi le même processus, comme nous l’avons vu à propos de l’automobile. Les régions enfin, de par leur mission particulière dans le domaine de l’emploi et le manque de regard critique de la société, ont été particulièrement perméables à la pression idéologique visant à assimiler emploi et employabilité. Ces formes structurantes de la formation professionnelle continue se sont donc révélées tour à tour ou ensemble les vecteurs de cette employabilité comme nouvelle norme de pensée qui s’approprie le champ du pouvoir. Le retour critique sur ces formes institutionnelles est d’autant plus nécessaire pour avancer des pistes nouvelles.

L’approche que nous proposons se donne pour objectif de co-produire une compréhension pour l’action. L’usage social dominant du paradigme de l’employabilité a pour effet de cadenasser, de laisser en friche et de méconnaître le potentiel de transformation de la formation professionnelle continue sous tous ses aspects – techniques, culturels, sociaux – et de déboucher sur des formes nouvelles d’assujettissement. Les synergies entre intelligence collective et travail collectif sont fréquemment freinées voire empêchées. Les modes de commandement et de management par l’employabilité enferment les sujets au travail dans les oxymores connus : autonomie contrôlée, initiative limitée, créativité soumise aux impératifs de rentabilité. Et les formes de reconnaissance s’appuient sur une individualisation des rapports salariaux et une acceptation de la concurrence comme mode de régulation unique, ce qui ne va pas sans dégâts humains et moraux et sans faire davantage de perdants que de gagnants.

Collectivement et individuellement nous sommes confrontés à la question de savoir ce qu’il est possible de faire d’un accroissement global de savoir et de qualifications. Le contrôle par l’employabilité alimente une dialectique conflictuelle avec les situations de travail. Le changement démocratique auquel l’on peut aspirer repose sur une toute autre implication des salariés et des citoyens. L’appel fait à leur initiative et à leurs propositions répond alors à un besoin de maîtrise qui va au delà du domaine de la formation professionnelle continue. C’est une inspiration qui a traversé l’éducation populaire et de l’éducation permanente : élargir la citoyenneté grâce à l’invention démocratique de la formation au travers d’institutions gérées par les salariés et les citoyens eux-mêmes.
La question du rapport au travail est ici essentielle. On peut rappeler la spécificité de la formation professionnelle en France depuis 1971 : la définition, au sein du temps de travail, d’un temps spécifique lié à la formation. La prise en compte du salarié constitue une attention particulière à l’individu qui s’oppose à une lecture du contrat de travail comme une simple mise à disposition de temps. La formation professionnelle continue représente par ailleurs un apport d’informations et de connaissances extérieures à l’entreprise. Elle représente par ces éléments un facteur contradictoire au sein du contrat de travail.

Ce temps contradictoire de la formation ne peut trouver sens que dans la relation de travail prise dans sa plénitude, dans sa double dimension d’aliénation et d’émancipation. Le temps de formation est émancipateur, quand il soustrait au travail un temps non contraint à la production. Émancipateur quand il participe à la création d’espaces d’autonomie autour de la constitution des collectifs de travail. Émancipateur enfin, par l’affirmation de l’individu comme être social au travail. Mais facteur d’aliénation, quand il étend le contrôle de l’employeur à toute la personne. Les approches traditionnelles, qui envisagent la formation comme seul apport de connaissances et l’extraient du rapport social de travail, ne peuvent saisir cette contradiction.
De ce lien avec le travail et les rapports sociaux de travail émergent quelques idées que nous proposons de reprendre successivement. C’est d’abord la proximité avec le travail qui nous semble importante dans cette approche. L’éducation nationale et les enseignants, font de cette distance un atout. Le Medef met au contraire tout son poids pour prouver que seul le travail est facteur d’enseignement, défendant ainsi la légitimité de l’entreprise, puis de l’employeur pour représenter ce travail et assurer son pouvoir sur la formation. C’est dans la tension entre ces deux postures que nous voulons nous situer : être à la fois dans le rapport de travail, tout en se situant en extériorité du rapport de subordination.

Le principal argument avancé pour maintenir la formation professionnelle dans le cadre de l’entreprise est son lien intrinsèque avec le travail. « C’est dans les ateliers du peintre comme de l’artisan ou du manufacturier que l’art proprement dit doit être enseigné par l’exercice même de l’art », disait déjà Condorcet en 1792. Un dirigeant CGT rencontré résume ainsi l’approche de sa confédération : « La formation professionnelle est du domaine du travail ». Le lien avec l’entreprise est aussi une garantie de son élévation au niveau d’un droit, comme l’explique N. Maggi-Germain : « La formation professionnelle, quand elle se présente comme un lien avec l’exercice de son métier, doit s’intégrer dans le temps de travail. A cet égard il est intéressant de noter que l’implantation de la formation professionnelle continue est indissociable, au plan historique, de l’émergence d’un droit à la formation professionnelle » (1999).
Une seconde dimension peu étudiée dans un droit très individualisé relève de la construction du collectif à travers la formation professionnelle. Le mouvement syndical a longtemps porté l’objectif d’une « promotion collective », accompagnant dans les années 1960 la hausse simultanée des qualifications des plus anciens (par la promotion sociale dans les entreprises) et des niveaux scolaires de la jeunesse. La loi de 1971 a fait pièce de cette logique collective, en privilégiant une approche très largement individualisée. Pourtant l’énoncé et la pratique du travail permettent son appropriation collective et participe de l’élaboration de cette qualification collective. Celle-ci, acquise à travers l’art de travailler ensemble, rassemble la connaissance des processus de production et des repères sociaux dans l’entreprise, et la capacité sociale de s’appuyer sur le collectif. Elle comprend la capacité de comprendre le travail de l’autre, les exigences collectives (souvent managériales) auxquelles il répond, les normes professionnelles structurant chaque métier, mais aussi les propres capacités de chacun à répondre à la demande sociale permanente que représente le travail collectif. C’est cette capacité collective qui porte le « sentiment de détenir collectivement une véritable compétence » que note D. Linhart (2005).
C’est ce lien avec le collectif de travail que nous voulons souligner. L’émancipation ne peut s’entendre que comme un projet collectif intégrant l’ensemble des composantes d’un groupe social, le réunifiant autour d’un objectif commun. La lutte contre les inégalités internes au groupe, qu’elles relèvent du genre, de la qualification de départ ou de la taille de l’entreprise, participe de la construction d’un sujet unifié et capable d’intervenir. La réponse à l’inégalité sociale est une des attentes sociales fortes, aussi bien dans le domaine de la formation initiale que continue. L’émancipation doit aussi s’appuyer sur l’esprit critique, questionnant « l’idéologie dominante » régnant dans l’entreprise. L’apport de connaissances et d’un savoir conceptualisé contribue aussi à ces objectifs dans des activités productives où les idées font rarement l’objet d’échanges entre les salariés… Mais cette émancipation n’est pas contradictoire avec la reconnaissance de la place de l’individu au sein du collectif de travail et son apport au sein de la division du travail. Cette reconnaissance de la qualification individuelle dans ses multiples dimensions, intégrant les itinéraires de chacun dans une histoire commune, ouvre à une construction plurielle du collectif.

Ce sont ces missions que la formation professionnelle continue s’était vu confier dès son origine, confirmant l’étroite relation que l’éducation entretient avec la perspective de l’émancipation dans l’imaginaire ouvrier. Tout en reprenant à son compte l’édification des Lumières, le mouvement ouvrier peut s’ouvrir à d’autres problématiques : la possession du savoir sur la matière, la connaissance des rapports sociaux « dévoilés » pour mieux les faire évoluer. Toutes propositions qui relèvent il est vrai d’une logique de service public… Nous croyons aujourd’hui possible de relier des expérimentations et un certain nombre d’idées historiquement avancées pour envisager leur utilisation dans la situation actuelle. L’intégration par le néolibéralisme de ces formes de résistance dans son propre projet signale une difficulté particulière. Les signatures d’accords interprofessionnels par les syndicats, négociés à partir de bases le plus souvent définies par le patronat à l’image de ce nouveau monde économique sans espace critique, montrent une fois de plus que le néolibéralisme est en capacité de produire les conditions d’une certaine adhésion. Certes, la construction de sa « base sociale » n’est pas exempte de contradictions. Mais il est peu contestable aujourd’hui qu’au contrôle de la conscience des salariés s’est joint le contrôle d’une partie au moins des collectifs de représentants de ces salariés.
La réflexion autour d’une alternative doit donc se débarrasser de cette « idéologie dominante » et réfléchir aux conditions de sa propre autonomie, dans un contexte où l’injonction à l’employabilité devient la norme de pensée.

Conclusion

Notre démarche, s’appuyant sur un aspect de la configuration sociale, confirme la capacité d’engendrement de contraintes et de détournement des aspirations émancipatrices. La réflexion sur les pistes alternatives n’est pas nouvelle. Mais pour nous situer dans la continuité des analyses précédentes, c’est la question suivante que nous voulons expliciter : qu’est-ce que la reconfiguration opérée par le néolibéralisme oblige à repenser dans notre approche de la formation professionnelle continue ? Sur la base de quelles ruptures et de quels principes la concevoir ?
Trois pré-recquis pourraient être suggérés : un droit effectif d’accès à la formation continue pour toutes et tous implique qu’il soit dégagé des contraintes financières, salariales et politiquesIl s’agit donc d’une triple rupture : rupture à l’égard du marché par la création d’un espace non-marchand, dépassement des rapports salariaux par l’affirmation d’un espace non soumis au pouvoir patronal, affirmation d’une approche démocratique s’opposant à la gouvernance politique par l’imagination de nouvelles formes sociales de gestion démocratique dans ce domaine qui concerne l’individu et ses choix sociaux.

Car si, comme nous le pensons, la formation professionnelle continue est un terrain de lutte et un enjeu social et institutionnel, la question centrale qui se pose est celle de la place que peuvent prendre salariés, demandeurs d’emploi et citoyens en faveur d’une culture émancipatrice ouverte à toutes et tous. Aux modèles dominants il s’agit d’opposer et de faire connaître et reconnaître ceux qui, dans l’histoire sociale ancienne et plus récente, ont relayé les attentes et la volonté de changement et d’émancipation pour étendre l’horizon de la formation bien au delà du simple entretien et perfectionnement de la force de travail. Qu’il soit permis de rappeler les promesses (pas toujours tenues) de l’éducation populaire, les espoirs (déçus ou parfois ambivalents) de l’éducation permanente, le projet (difficile à réaliser) d’un grand service public et laïc de la formation initiale et continue, ou encore la prise en main (partielle sinon balbutiante) d’institutions dédiées à la formation et démocratiquement gérées par les salariés eux mêmes. Chacune à leur façon, ces tentatives concourent à un même objectif : celui d’un élargissement raisonné des possibles et de réfléchir en terme de perspective à ce que pourrait recouvrir l’institution d’un « commun » (Dardot et Laval 2014) de la formation.
Il s’agirait alors de mettre l’accent sur l’action possible de mise en commun qui mobilise des réflexions et des pratiques sociales pour délibérer et décider ensemble de ce qu’il convient d’apprendre et de l’usage pluriel qui peut en être fait. Ce qui ne saurait être détaché du mouvement social qui peut les faire advenir. Comment en somme dégager un espace émancipateur, au sein du travail comme à travers la formation continue. De quelles propositions et de quelles initiatives les organisations de salariés peuvent-elles être porteuses ? Comment le salariat et la population dans son ensemble et sa diversité – y compris dans sa composante des privés d’emploi – peuvent-ils collectivement reprendre la main en matière de formation ? L’enjeu ainsi formulé relève de la capacité des salariés et salariées, des citoyens et citoyennes, des structures sociales dont ils se dotent, à s’approprier et à se construire des modalités et des contenus de formation qui relèvent non plus de l’entretien de l’employabilité asservie à l’économie mais d’une « logique du commun » ouverte à l’ensemble de la société et des savoirs.

Bibliographie

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