Published On: 9 mai 2025Categories: Interviews

Fabrice DHUME-SONZOGNI
Les discriminations scolaires
Une mise en perspective des connaissances
Presses Universitaires de Rennes, 2025

Pour aller plus loin …

La leçon de discrimination 

documentaire de Lucie Payeur et Pasquale Turbide (Radio-Canada)

Quatre questions à Fabrice DHUME-SONZOGNI
Propos recueillis par Paul DEVIN

Que savons-nous aujourd’hui des discriminations scolaires ?
Si l’on rassemble tous les travaux qui s’intéressent à la manière dont l’institution scolaire traite inégalement ses publics, mais aussi ses agents, je dirais qu’on commence à savoir pas mal de choses. Depuis une cinquantaine d’années, on a en effet accumulé de nombreuses études qui mettent en évidence que les élèves, par exemple, ne sont pas traités tendanciellement de la même manière selon leur statut de « genre », de « classe », de « race », ou encore de « handicap ». De façon cumulée, ces enquêtes ont tendance à montrer que l’ensemble du système scolaire participe de produire des effets qui en bout de chaîne sont massifs, et qui se voient statistiquement : les « garçons » sont globalement plus punis que les « filles », les « descendant·es d’immigré·es » plus orienté·es vers les filières disqualifiées et manuelles, les publics en précarité confrontés à une exigence d’apprentissage souvent moindre, etc. Je ne prends là que les exemples de dimensions parmi les plus connues.
Ceci étant dit, ce cumul de connaissances ne peut pas cacher trois problèmes importants. D’abord, la recherche a peu utilisé le concept de discrimination, il faut donc relire les travaux avec ces « lunettes sociales » singulières. Ensuite, les différents rapports de domination (racisme, validisme, classisme, sexisme, LGBT+phobie, etc.) ont été inégalement considérés par la recherche, et l’on sait bien que les rapports de classe, ou le statut socio-économique des familles, a historiquement été bien plus investigué que d’autres, au point d’apparaître aux yeux de beaucoup comme plus « naturel » et « évident ». En réalité, ces divers rapports de domination fonctionnent souvent de façon étroitement imbriquée, et les statistiques montrent bien par exemple que l’orientation en filière professionnelle ou dans les dispositifs de remédiation articule des effets de « classe », de « genre » et de « race ». Enfin, et en conséquence, si l’on prend par exemple la discrimination ethnoraciale, on a de nombreuses enquêtes, mais qui pour certaines peuvent être de nature exploratoire, d’autres datent des années 1970 et n’ont pas été actualisées, ou encore ce sont beaucoup des enquêtes qualitatives ou micro-statistiques à l’échelle d’un établissement, par exemple. Les données sont donc objectivement parfois fragiles.

Comment ces discriminations opèrent-elles au quotidien de la classe, dans les apprentissages, les évaluations, l’orientation des élèves ?
Dans le système scolaire français, on peut dire qu’une grande part de ces mécanismes relève de micro-discriminations. Je veux dire par là que les actes en eux-mêmes peuvent n’apparaître pas forcément comme discriminatoires aux yeux des acteurs et actrices concerné·es, car il s’agit de petits gestes qui peuvent être routiniers. Cela peut être des pratiques de différenciation prises dans les jugements et les gestes quotidiens du travail, comme le montrent des travaux en socio-didactique : on n’exige pas toujours des élèves les mêmes tâches, on ne les aide pas toujours de la même manière, etc. selon la façon dont on les voit et dont on présuppose qu’ils ou elles seront plus ou moins « doué·es ». C’est souvent aussi à travers des mécanismes d’attentes, d’anticipation et de projections de la part des professionnel·les… qui fonctionnent comme des prophéties auto-créatrices (effet Pygmalion, etc.). Ces micro-discriminations sont souvent très situées dans les relations scolaires, et incorporées dans les rapports de pouvoir scolaires. Comme l’avait souligné entre autres Pierre Bourdieu, l’institution scolaire naturalise les inégalités en les faisant passer pour une hiérarchisation normalement scolaire : on transforme des processus de tri social en niveaux de note, par exemple, ce qui fait qu’au bout du compte les enseignants ont l’impression que l’orientation ne dépend que des résultats scolaires. On sait cependant que ce n’est pas vrai, et on sait aussi, avec les études en docimologie, que la production même des notes incorpore des jugements normatifs qui ont à voir, souvent à l’insu des évaluateurs et évaluatrices, avec le « genre », la « classe », la « race », etc.
Il faut aussi dire que, contrairement à une idée reçue, la discrimination n’implique pas un traitement systématiquement défavorable pour toute la catégorie concernée : ce n’est pas parce qu’un élève vu comme « handicapé » est objectivement moins bien traité que ses camarades, que tous les élèves de cette catégorie auront la même expérience. Une analyse plus globale montrera par contre des tendances relatives à la manière dont la catégorisation de handicap va de pair avec une scolarité plus souvent dégradée. Cela s’explique notamment par le fait que les catégories de jugement sont articulées (logique intersectionnelle), ce qui génère des configurations qui varient. Par exemple, si l’on analyse les bulletins scolaires, on verra peut-être que selon le niveau de note moyenne le statut des élèves change, et la manière de s’adresser à elles ou eux aussi. Cela veut dire que la manière de voir les élèves est aussi relative à leur statut scolaire : on sait par exemple qu’en matière d’orientation, ce sont les élèves dans des positions moyennes pour qui les critères discriminatoires peuvent apparaître plus saillants, car les préjugés prennent alors le relais d’autres critères pour arbitrer une situation plus incertaine : on préjugera, par exemple, que tel élève aura moins de soutien familial… car son nom de famille active des préjugés sur l’incompétence scolaire des parents.
Une autre chose importante : comme il s’agit en grande partie de micro-discriminations répétées dans le temps, les effets apparaissent cumulés à travers les trajectoires scolaires et de vie des personnes. Si l’on fait par exemple le calcul du temps que les enseignantes et enseignants passent à s’adresser aux « garçons » comparativement aux « filles », on s’apercevra que sur le temps cumulé de la scolarité, le traitement différentiel se comptera en journées de classes. Et si, comme on l’observe, ce temps différent porte sur des interactions ayant un objectif différent, on comprend mieux comment l’école fabrique des statuts et des identités plus ou moins conformes aux attendus scolaires. La segmentation de l’école fait que personne ne prend vraiment conscience de ce qu’un élève peut ainsi subir sur le temps long. Le documentaire « La leçon de discrimination » mérite d’être regardé sous cet angle, notamment : il raconte comment, pour travailler avec ses élèves le thème de la discrimination, une enseignante canadienne a proposé à une classe de « vivre une expérience de discrimination ». Cela ne dure que deux jours, mais après seulement une journée où se sont répétés des processus institutionnalisés de privilèges et de valorisation pour les uns, et des pratiques de micro-humiliations et de déficit de reconnaissance pour les autres, on observe que les élèves ont pris le pli, que les uns doutent d’eux-mêmes et s’effondrent scolairement tandis que d’autres progressent… Imaginez cela en plus subtil mais à l’échelle de dix ans de scolarité… Cela peut permettre de comprendre ce que la sociologue Joëlle Magar-Braeuner appelle, à la suite de Michel Foucault, la « microphysique du pouvoir » qui se joue à l’école.

Au-delà d’une récurrente controverse entre inégalités et discriminations, comment convaincre que le choix d’une approche antidiscriminatoire n’est pas contradictoire avec une prise en compte des rapports sociaux ?

Il y a un malentendu dans cette affaire, qui à mon sens a entre autres pour objet une concurrence entre rapports sociaux, pour maintenir la primauté de la classe sociale… et ce faisant peut-être aussi maintenir des hiérarchies au sein de l’espace académique. Il n’y a aucune contradiction foncière entre « discrimination » et « inégalités ». Par contre, l’approche antidiscriminatoire pose une option interprétative claire sur la hiérarchie des mécanismes produisant ce que l’on constate comme étant des inégalités. En effet, parler de discriminations, c’est s’intéresser à comment les inégalités se fabriquent matériellement au quotidien, et en raisonnant à partir de ce que l’institution scolaire produit : comment ses politiques, son fonctionnement, son organisation et les pratiques de ses agents reviennent à traiter inégalement des publics, et ainsi à fabriquer et entériner des hiérarchies et des frontières socio-scolaires. L’argument selon lequel l’approche par les inégalités pointerait vers les questions de redistribution (inégalités matérielles), tandis que la discrimination traiterait des questions de reconnaissance (identités) est fallacieux. Tous les rapports sociaux, classisme inclus, recouvrent à la fois des enjeux d’inégalités matérielles et de production de statuts hiérarchisés (plus ou moins dominants ou au contraire subalternes), comme le montre par exemple la philosophe américaine Nancy Fraser. Être discriminé·e à l’école, c’est simultanément se voir priver d’un droit et d’une ressource, et se voir subjectivement produit comme une « autre » (selon ses systèmes catégoriels que le droit cherche à interdire) ; le mécanisme de violence est double, et étroitement articulé.

Comment aider les enseignantes et les enseignants à prendre conscience que, malgré la sincérité de leur engagement égalitaire, la construction d’une détermination collective reste nécessaire pour agir contre les discriminations ?
Il y a ici une question de fond, qui dépasse la seule problématique des discriminations. L’espace scolaire est fondé sur la division ― c’est une puissante logique du pouvoir disciplinaire, comme l’a montré Michel Foucault. Le fonctionnement du système scolaire, avec sa pression aux « résultats » par les programmes, les évaluations, etc., ne fait qu’augmenter les divisions et les isolements, les découragements et épuisements professionnels. Cette institution est largement mortifère. Il y a bien sûr des dynamiques de coopération aussi, mais dans les établissements elles sont principalement liés à des affinités, elles-mêmes largement organisées avec les clivages disciplinaires et/ou statutaires : combien d’établissements voient par exemple se multiplier des salles de profs, plus ou moins institutionnalisées ? Ceci, indépendamment du fait qu’une salle des profs ne fait évidemment pas en soi communauté professionnelle ! Les syndicats représentent des espaces de collectivisation possibles, j’en suis convaincu : mais il faut reconnaître que pour le moment, peu se sont réellement saisis des problématiques de discrimination. Il y a là un enjeu politique fondamental : construire des espaces, notamment syndicaux, de formation, d’élaboration politique et de lutte sur ces enjeux.
En matière de discrimination, se rajoute une autre logique : l’absence de reconnaissance politique, au sein de l’Education nationale, de ces enjeux. Cela contraint les professionnel·les à des expérimentations volontaires, par définition précaires, dans des cadres de projets souvent montés depuis l’extérieur de l’école (par une municipalité ou une association, par exemple). Ces expériences ne durent alors que le temps d’un petit financement sur projet, et de la mobilisation des personnes concernées. Ces projets fabriquent souvent du collectif, à des échelles locales, mais le simple jeu des mutations fait qu’en l’espace de quelques années, ces collectifs sont disloqués et les professionnel·les impliqué·es se retrouvent isolé·es. Et surtout, ces projets reposent sur des engagements individuels, au mieux avec quelques heures prises sur le temps de service, et donc souvent une part importante de bénévolat, ce qui est proprement scandaleux du point de vue du droit du travail. Pour répondre à ces difficultés, nous avions initié, il y a une quinzaine d’années, un Réseau national de lutte contre les discriminations à l’école, que l’on est arrivé à adosser à l’Institut français de l’éducation, permettant d’avoir quelques ressources, telles que la prise en charge des frais pour que les agents de l’institution scolaire puissent venir se former. Mais pour des raisons politiques, l’institution a fini par couper les pauvres ressources (humaines, particulièrement) sur lequel cette initiative inédite reposait, et aujourd’hui n’existe plus que le site Internet d’un « Réseau » devenu fantomatique. Il y a donc là aussi un enjeu pour les syndicats, entre autres acteurs collectifs, de se battre pour la reconnaissance du problème des inégalités et des discriminations.