Du management dans l’éducation par Yves Dutercq
et Vincent Lang

Chacun admet que le modèle français de l’administration centralisée de l’éducation doit abandonner sa forme traditionnelle à tel point que, depuis plus de dix ans, le débat s’est déplacé et porte désormais essentiellement sur l’importance et la teneur des transformations : renouvellement profond des modes de fonctionnement ou évolution progressive de l’existant ?
On se limitera ici à ce que cette mise en question induit en matière de transformations des principes et des modes d’action des personnels d’encadrement et les autres personnels ne seront évoquées que « par voie de conséquence ». Ce propos est encore à resituer dans une conjoncture de déconcentration administrative composite, faite d’autonomie seulement partielle et de responsabilisation largement imposée.
Les personnels d’encadrement de tout niveau sont incités à recourir à des démarches plus rationnelles, le plus souvent inspirées des théories du management, qu’on réunit souvent sous la qualification de nouveau management public ou NMP et qui sont très prisées des organisations intergouvernementales. En France, le mouvement s’est déclenché assez tardivement et n’a pris que très progressivement, se heurtant à de nombreuses résistances. De fait, les références ont été souvent empruntées à d’autres pays, aux traditions administratives parfois très différentes, si bien que pour trouver sens il a fallu qu’elles soient adaptées à une action aux spécificités très nationales. Plus généralement, le nouveau management public peut difficilement s’appliquer tel quel à la gestion du système éducatif.
Cela explique pourquoi les personnels de l’encadrement « intermédiaire » de l’éducation, chefs d’établissement et inspecteurs territoriaux, se trouvent souvent désorientés face au saut culturel qui leur est demandé. Quelques-uns ont emprunté sans état d’âme les nouvelles références proposées, certains préfèrent se réfugier dans la tradition administrative, beaucoup se sentent tiraillés entre des injonctions a priori contradictoires, celles de la modernité internationale d’un côté, celles de l’école républicaine d’un autre côté (Dutercq 2001).

La tentation managériale
Au cours des années quatre-vingt, la référence à l’entreprise a fasciné l’administration française qui a repris ses modèles et ses méthodes de gestion pour répondre aux mises en cause dont elle était l’objet. L’irruption d’un fonctionnement déconcentré et les transferts aux collectivités n’ont fait que rendre plus pressante la nécessité d’inventer de nouvelles formes d’action, avec des problèmes de répartition des rôles et donc de concurrence entre services déconcentrés de l’administration d’État et services des collectivités territoriales, la « déconcentralisation » (Dutercq 2000).
En matière de modernisation de l’administration de l’éducation et d’emprunt de modèles managériaux, la réflexion est assez ancienne dans l’espace francophone, en Belgique, en Suisse, mais surtout au Québec. Ces références ont certainement influencé le point de vue français. Par ailleurs, de nombreux travaux sont parus durant les années quatre-vingt qui étudiaient les établissements scolaires en tant qu’organisations dotées d’une certaine autonomie. Ils ont en général emprunté leurs concepts à la sociologie des organisations. On peut citer Dominique Paty, de l’équipe de Michel Crozier, (Paty 1980) Robert Baillon, François Dubet, Jean-Louis Derouet (Ballion et al.1989, Dubet, Cousin et Guillemet 1989, Derouet 1988). Or la sociologie des organisations, souvent sous l’appellation de sociologie de l’action organisée, a fourni aux sciences du management une grande partie de son cadre d’analyse et de ses outils conceptuels. Mais on sait aussi que la sociologie de l’action organisée s’est principalement construite en France dans une position de dénonciation de l’inefficacité des bureaucraties administratives, qui est une constante de l’œuvre de Crozier (Crozier 1964, 1987).
Ces rappels permettent de mieux comprendre pourquoi l’intérêt pour le management, apparu dès la fin des années quatre-vingt, a surtout trouvé une audience auprès des hauts fonctionnaires et des chefs d’établissement engagés qui étaient à la recherche de l’efficacité et des meilleures modes de mobilisation : recourir à la pensée stratégique leur paraissait la clé pour créer le climat propice à l’obtention de meilleures performances. Que l’influence du néo-management public soit restée confinée à un milieu étroit pose question et révèle les ambiguïtés du recours sans nuance à un modèle hérité à la fois de l’entreprise et de l’univers anglo-saxon (New Public Management), et donc en double rupture avec la culture de la plupart des cadres de l’éducation. Un exemple bien connu illustrera ces hésitations dans le choix des « bonnes » références : les débats sur le recrutement (quel vivier ?) et plus spécialement encore sur les contenus de formation des chefs d’établissements n’ont toujours pas abouti.

Tradition hiérarchique et logique managériale
Les limites d’application du nouveau management public aux administrations françaises tiennent effectivement à la prégnance de leur tradition hiérarchique qui pose le problème de l’organisation des actions au-delà de la chaîne verticale : c’est toute la difficulté de passer de l’idée de hiérarchie à celle de coordination étatique. Le management suppose une perméabilité bien plus grande entre les fonctions que celle qu’autorise le fonctionnement hiérarchique, même assoupli.
Dans la tradition hiérarchique, à chaque poste correspond une fonction, réglementée, préalablement définie et peu susceptible de variations. Poste, fonction, position hiérarchique sont en étroite cohérence. L’éducation pousse assez loin cette logique, la position hiérarchique dépendant assez peu de l’efficacité dans l’exercice des fonctions et beaucoup plus des diplômes initiaux, même s’ils n’ont, à de rares exceptions près, que peu de rapport avec les fonctions d’encadrement exercées. Il n’y a pas en effet de formation initiale en la matière, et très peu de formation continue. Le système a certes évolué mais il reste que les chefs d’établissements sont nommés en fonction de leurs antécédents d’enseignants. Le concours de recrutement aux fonctions de chef d’établissement n’a guère d’influence, de même que les qualités manifestées dans l’exercice de la fonction. Il existe une sorte de cursus honorum, avec des règles complexes qui semblent assez bien connues et maîtrisées par les prétendants (Grellier 1998).
Or la logique managériale s’articule autour de projets auxquels sont liées momentanément les personnes, souvent indépendamment de leur poste, la position occupée par les unes ou les autres varie selon le projet, ce qui rend délicate toute référence explicite à une hiérarchie intangible et interdit toute prétention d’emblée à une carrière. C’est la réussite sur tel ou tel projet qui justifie l’ascension et autorise des reclassements continuels, la clé de l’efficacité de la logique reposant sur l’émulation ou, mieux, sur cette « coopétition » que relèvent Boltanski et Chiapello et dont Crozier a défini les formes (Boltanski & Chiapello 1999, Crozier 1989). La permanente irrigation par de nouvelles recrues toujours plus ambitieuses incite les plus anciens à se remettre constamment en question : les jeunes peuvent prendre leur place, la prime est réservée aux plus inventifs, aux plus performants, aux plus engagés.
Les principes traditionnels sont de ce fait sérieusement menacés par l’envahissement du modèle managérial. On trouve des traces évidentes d’un fonctionnement devenu forcément contradictoire des actuelles administrations dans la multiplication des chargés de mission, qui, le temps d’un projet, bousculent le rapport hiérarchique. La légitimité même d’un responsable hiérarchique dépend moins de son appartenance catégorielle que de la mission, que du projet qu’il anime.
Mais les spécificités du domaine de l’éducation sont suffisamment fortes pour que l’administration y ait plus de mal encore à faire valoir les principes managériaux, même revisités. Lise Demailly et Olivier Dembinsky, étudiant la pénétration du modèle managérial dans deux administrations, celle de l’hôpital et celle de l’école, font ressortir des différences importantes dans leur organisation, leur fonctionnement et leur tradition qui les amènent à conclure que son expansion dans l’éducation conduirait à transformer profondément la nature même de l’action publique en la matière (Demailly & Dembinsky 2001). La suite de l’analyse reprend les résultats d’une recherche qui vient de se terminer et a porté de façon concomitante sur l’ensemble des cadres éducatifs locaux généralistes, quelle que soit leur fonction : pour clarifier la présentation des principaux résultats, l’article se limitera à ce que notre enquête nous a appris concernant la pénétration d’une logique managériale d’une part chez les chefs d’établissement, d’autre part chez les inspecteurs d’académie .
Le management chez les chefs d’établissement
L’objectif essentiel déclaré des chefs d’établissement est la mobilisation de tous ceux qui travaillent dans leur établissement. Pour cela, ils disent privilégier la communication et l’écoute : le chef d’établissement est un homme de terrain qui reste proche de ceux qu’il dirige et pour lesquels il manifeste disponibilité et sympathie. Ce que certains signalent, c’est que l’écoute et la transparence peuvent parfois confiner à l’ingérence. Mais il existe une version optimiste de cet effort de communication et qui consiste à dire que l’on prend en charge les problèmes locaux. Dans la mesure où, par ailleurs le conservatisme des personnels, et celui des enseignants en particulier, est régulièrement pointé, il s’agirait de permettre aux « potentiels » de se manifester et de se réaliser d’une façon autrement plus efficace que l’injonction au projet !
Dans le discours des chefs d’établissements revient assez souvent l’idée de patron : ils se décrivent en patrons de leur établissement, alors que, curieusement, les inspecteurs d’académie se présentent plutôt comme des chefs d’équipe. La référence au « patron » permet certainement aux chefs d’établissement de décrire leur rôle de manière valorisante : ce n’est pas leur statut qui fonde à leurs yeux leur autorité interne, mais la compétence que veulent bien leur reconnaître collégialement les personnels. D’où, de leur part, la revendication d’un « professionnalisme » authentique, qui ferait de la fonction de chef d’établissement un métier, voire une profession à part entière (Lang 2002).
Souhaitent-ils pour autant aller plus loin dans la « gestion des ressources humaines » ? Cette question est très délicate, et conduit les chefs d’établissement à faire des différences en fonction des catégories de personnels.
La question cruciale, c’est d’abord celle du recrutement.
Pour les personnels composant l’équipe de direction, qui peut être une équipe élargie, avec l’adjoint, éventuellement le conseiller d’éducation, le gestionnaire, il y a hésitation entre composer son équipe sur mesure ou se contenter d’un relatif profilage, pour maintenir une certaine diversité des points de vue. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que les chefs d’établissement souhaitent avoir un droit de regard sur la composition de cette équipe.
Pour les personnels ATOS (personnels administratifs, techniciens, ouvriers et de service), les chefs d’établissement préfèreraient en être les employeurs, au sens plein du terme.
Pour les enseignants, ils ne souhaitent pas procéder à leur recrutement, c’est sûr, mais ils aimeraient en revanche pouvoir récompenser le mérite, différencier les parcours, les profils, moduler les services. Ce serait le premier pas vers une véritable gestion des ressources humaines exigeant alors un assouplissement des règles définissant les statuts et les obligations de service, que réclament ceux qui, nombreux, s’inscrivent clairement dans cette logique.
Le deuxième élément essentiel du développement d’une fonction de direction fondée sur la gestion des ressources humaines, c’est la recherche d’un meilleur chaînage des actions au sein d’un même établissement. Pour cela les chefs d’établissement souhaitent installer des échelons intermédiaires de coordination. C’est là que les termes de management participatif et de collégialité reviennent le plus souvent dans leur discours duquel se dégage une posture dominante, celle du modernisme organisationnel. Est préconisée ainsi une réorganisation managériale, mais dans un cadre public, qui ferait que le chef d’établissement disposerait de davantage de moyens de sanction. Cette aspiration peut se lire comme le refus d’une régulation néo-libérale fondée sur un vrai marché de l’éducation piloté par la demande des parents.
Il faut signaler aussi la présence minoritaire accordée au projet critique et démocratisant, pour reprendre des termes de Lise Demailly (Demailly 2000). Elle définit dans ce cas l’établissement comme une communauté de projets organisée autour de la lutte contre l’échec scolaire. Bien qu’il y soit peu fait référence, ce dernier modèle est sans doute tout à fait intéressant et peut constituer une alternative conciliant efficacité managériale et idéal éducatif.
Enfin, un dernier point est considéré comme important par les chefs d’établissement : c’est le management externe, c’est-à-dire les missions de relations publiques, la communication avec les partenaires extérieurs. Il tient partout une place importante, même si le type d’établissement fait que la nécessité en est très variable. Cette place accordée au réseau tissé autour et à partir de l’établissement suscite aussi des réserves chez une importante minorité de chefs d’établissement qui affirment au contraire chercher à protéger leur établissement contre des partenariats trop intéressés. Notons enfin qu’une difficulté surgit à propos de la construction de réseaux et d’alliances si on veut parler véritablement en termes de management : la plupart des partenariats entretenus par les établissements sont des partenariats obligés, bien moins nombreux sont les partenariats choisis.

Le management chez les inspecteurs d’académie
La fonction d’inspecteur d’académie comporte deux dimensions professionnelles. A l’interne, les inspecteurs d’académie s’inscrivent dans une ligne hiérarchique qu’ils entretiennent dans une configuration de « modernisation » de l’administration publique. A l’externe, ils sont les représentants de la puissance publique souveraine, ils doivent composer, sans céder, avec les responsabilités accordées aux collectivités territoriales et s’appuient sur ce que la « relation hiérarchique » leur concède pour construire des formes de « relation participative » avec des éléments extérieurs.
La juxtaposition de ces deux dimensions constitue tout le paradoxe d’une fonction qui navigue entre une tradition bureaucratique/hiérarchique que les nouveaux pouvoirs des recteurs ont renforcée et une aspiration moderniste/managériale incarnée dans l’appel au projet et à l’initiative. Elle explique la déclinaison des registres d’action auxquels les inspecteurs d’académie ont recours.
La gestion administrative constitue un premier registre : activité centrale du pôle institutionnel/hiérarchique, elle paraît déterminée de l’extérieur par le statut. Les inspecteurs d’académie, tout comme les chefs d’établissement, ne ménagent pas leurs critiques face à ce registre qui ne leur offre qu’une fonction d’exécution, à remplir dans des conditions parfois très difficiles.
L’animation pédagogique constitue un second registre, particulièrement valorisé, de ces anciens enseignants qui affirment qu’encadrer, c’est amplifier leur intérêt premier pour la pédagogie et les élèves. Cette fonction pédagogique concerne aussi toutes les relations « extérieures » que les inspecteurs d’académie entretiennent avec les autres services de l’Etat ou les structures associatives (contrats éducatifs locaux ou contrats locaux de sécurité, protection de l’enfance, etc.).
Le management constitue le troisième registre, management en tant que gestion d’équipe ou de personnes dans leur activité de travail, avec ses deux terrains d’action : le management interne des services, autour du projet de service, et la relation avec les chefs d’établissement
Le croisement entre ces deux registres est courant. L’articulation entre projet et conduite des hommes y renvoie : la volonté de conduire une politique implique la réalisation d’un projet dont la production pratique dépend de l’existence d’une équipe de personnes concernées par le projet (on retrouve là l’image du « chef d’équipe »). Dans le cas des inspecteurs d’académie, et plus encore de ceux qui sont directeurs des services départementaux (les IA-DSDEN auxquels nous nous sommes plus spécialement intéressés), l’aspiration pédagogique peut difficilement se réaliser autrement que dans le management. Les ressources de la valorisation pédagogique se convertissent facilement en ressources de la valorisation managériale.
Les inspecteurs d’académie présentent avec prolixité la ligne qu’ils pilotent, de nature participative, mêlant leurs convictions, les modèles dont ils souhaitent s’inspirer et la gestion réelle. A cette relation participative renvoient cinq thèmes récurrents dans leur discours : une forme de management centré sur la proximité ; la transparence dans la gestion des moyens, qu’exige la mobilisation des personnels ; la collégialité et le management participatif qui passent par la circulation (horizontale) des informations, ainsi que par la mise en réseau et la mutualisation des ressources et des compétences ; la capacité à déléguer et donc à prendre au sérieux l’autonomie des établissements ; la redevabilité de chaque responsable (accountability) que suppose la logique de contrôle a posteriori voulue par la déconcentration.
Mais la relation participative ne doit pas se comprendre comme la négation de la relation hiérarchique, elle la dépasse dans une logique générale de projet et de partenariat. Il reste que sa mise en pratique est délicate. De plus, certains considèrent que le management par projet n’est qu’une forme perverse de l’emprise hiérarchique. A ce compte-là, l’autonomie devient aussi fausse que le projet qui prétend la construire et la promouvoir.
Après les grandes entreprises, ou en suivant leur exemple, on constate que l’administration publique a décidé de faire du management par le projet un mode de fonctionnement privilégié. La mobilisation et la coordination des personnes dans le travail sont assujetties à une politique de projet qui effectivement privilégie la concertation la plus locale possible et l’autonomie des acteurs.. Mais privilégier cette logique managériale, qui réclame une grande adhésion des acteurs aux objectifs de l’organisation, c’est, de façon paradoxale, faire pénétrer dans un monde construit autour d’une forte contrainte hiérarchique et bureaucratique un espace public centré sur l’engagement de soi.

Les éléments d’une culture cadre spécifique ?
Cette nouvelle configuration du système éducatif français, où le réseau d’État n’est plus le seul, mais continue à prévaloir, place les personnels d’encadrement de l’éducation dans une situation à laquelle ils répondent et dont ils profitent de manière très inégale. C’est ce qui explique les principales conclusion de la recherche qui sous-tend cet article et qui sont très articulées les unes aux autres.
Premièrement, les personnels d’encadrement de l’Éducation nationale, désormais obligés de travailler presque systématiquement à une action de type partenarial, établissent à cette occasion des liens avec des mondes et des acteurs divers, ce qui les installe dans une situation stratégique. D’une part, ils peuvent plus facilement s’affranchir d’une hiérarchie verticale rigide en s’appuyant sur le réseau horizontal local ou territorial de leurs partenaires. D’autre part, ils conservent le bénéfice des ressources ou des instruments de cette même organisation verticale qui leur fournit encore des points de repère forts en période d’incertitude. Cet avantage est sans doute plus réel pour les chefs d’établissement que pour les inspecteurs d’académie.
Deuxièmement, tous ces « cadres fonctionnaires ». dont doivent faire preuve de nouvelles compétences de type composite. A l’intérieur comme à l’extérieur de l’établissement et des services, ils travaillent à la fois avec des personnels issus d’horizons divers et avec des partenaires dont les attentes, les références et les modes d’action sont très éloignés de la tradition de l’Éducation nationale. Les personnels d’encadrement doivent passer d’une logique à l’autre, d’un réseau à l’autre, d’un monde à l’autre, selon le problème traité, sans négliger les principes du service public en général (Colloque de Cerisy 1995) et du service public d’éducation en particulier (Derouet & Dutercq 1997, Pair 1998). Pour prendre pleinement en compte cet état des choses, ils ont désormais recours à des savoirs stratégiques (Pelletier 1996), qui leur permettent par exemple d’user de modes variés de coordination de l’action et même de gérer des situations sans qu’il y ait accord entre les personnes (Affichard 1997). Cette évolution de la manière de diriger pose le problème de la maîtrise de telles compétences, auxquelles les personnels d’encadrement éducatif n’ont été que faiblement formés, et plus généralement de l’évolution de leur recrutement et de leur formation.
Troisièmement, les liens que les personnels d’encadrement sont amenés à construire, les réseaux dans lesquels ils circulent, les savoirs auxquels ils ont recours, les compétences qu’ils acquièrent participent à un profond changement de références qui les éloigne de plus en plus de la culture commune propre à l’Éducation nationale. Beaucoup évoquent plutôt l’idée d’un référentiel d’action composite (Muller 2000), où se mêlent des savoirs de type administratif, managérial, politique, pédagogique, résultante de « transferts » des différents univers dans lesquels ils travaillent.
Ces conclusions posent deux ensembles de questions essentielles, certes iconoclastes, mais dont les réponses sont autant de fils conducteurs pour dessiner la future administration de l’éducation…
D’abord, qu’en est-il de cette culture de service public de laquelle la plupart se réclament ? Assiste-t-on à l’émergence d’une culture cadre de l’éducation, essentiellement managériale et en fait peu distincte d’un nouveau management public lui-même directement inspiré du management des grandes entreprises (Boltanski & Chiapello 1999) ? Peut-on au contraire apercevoir les éléments d’un management propre au service public, de type coopératif, et dont l’ambition d’efficacité serait guidée par le souci d’ajuster au mieux la politique éducative locale aux besoins des élèves ? Ou tout cela n’est-il que prospective hasardeuse et sera emporté par la prégnance du fonctionnement hiérarchique traditionnel ?
Ensuite, qu’en est-il de la carrière de ces responsables, à qui on demande d’être capables de passer d’un monde à l’autre, de développer des compétences remarquables, sans pour autant leur proposer des débouchés en rapport avec leurs ambitions ? N’y a-t-il pas risque de les voir soit quitter l’Education nationale, soit perdre toute illusion et tout dynamisme ? Certes, il semble que les personnels d’encadrement aient trouvé une reconnaissance financière convenable de la lourdeur de leur travail, mais la carrière qui leur est offerte reste peu en rapport avec les responsabilités qui leur incombent et surtout avec les compétences qu’elles supposent, et qui demandent des remises en question rapides et constantes : une telle charge ne peut être confiée qu’à des personnes motivées et mobilisées mais ayant aussi bénéficié d’une formation initiale de haut niveau et pouvant s’appuyer sur une formation continue incitative et un accompagnement de qualité.

2002

Références bibliographiques
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