Christian Laval est interrogé en 2008 par la revue « L’école émancipée » à propos de sa thèse sur les deux crises de l’éducation, la « crise d’égalité » et la « crise de réciprocité ».

Dans un article récent paru dans la Revue du Mauss, tu parles d’une « double crise de l’éducation ». Qu’entends-tu par là ?

Si l’on s’accorde généralement sur le fait d’une crise de l’éducation caractéristique des sociétés capitalistes occidentales, on tend à en méconnaître la nature composite. On peut distinguer une « crise d’égalité » et une « crise de réciprocité ». La crise d’égalité, c’est celle que connaissent bien les mouvements progressistes. C’est celle qu’ils tentent avec plus ou moins de radicalité et de cohérence de surmonter. Elle tient à une contradiction majeure des sociétés de classes dans lesquelles le « droit à l’éducation » peut être considéré comme un droit universel au même titre que les autres droits subjectifs, du fait même du postulat de l’égalité juridique entre individus. Ces sociétés n’y parviennent pas dans la mesure où le système scolaire joue une fonction de sélection et de reproduction de la division sociale du travail. Marx reste ici la référence décisive.
La crise de réciprocité concerne les rapports entre générations et la relation de dette qu’elles entretiennent entre elles, dimension anthropologique fondamentale de toute vie sociale. Ici Marx n’est guère utile, et l’on peut dire que tout ce qui relève du marxisme et même d’une grande partie du progressisme dont il est le « noyau dur » a peu à dire sur le sujet, à l’exception de Jaurès. C’est plutôt du côté de Marcel Mauss qu’il faut tirer les enseignements indispensables en la matière. Je pense en particulier à sa théorie du don, dont l’un des aspects est précisément la réciprocité entre générations qui les obligent les unes à l’égard des autres selon un mouvement cyclique.
Cette crise est moins bien perçue, on pourrait même dire qu’elle est méconnue, voire déniée par des mouvements qui se disent « progressistes ». Elle est par contre récupérée et exploitée par des courants néoconservateurs qui en attribuent volontiers la cause à « l’égalitarisme » ou au « laxisme » issu des contestations des années 60 et 70.
Cette crise de réciprocité se présente comme une crise générale des institutions de transmission des savoirs et des valeurs entre générations. Elle concerne de près la question du lien généalogique ou de filiation, c’est-à-dire celle des identités. Contrairement à une vue trop rapide, elle n’a pas pour responsables principaux les « jeunes ». C’est la société dans son ensemble qui ne parvient plus à mettre en oeuvre le cycle de la dette.

Quels sont les enjeux de cette distinction ?

Il y a d’abord un enjeu théorique. Concevoir qu’il y a deux crises et non une seule, c’est pouvoir rendre compte de manière plus fine d’un plus grand nombre de symptômes qui affectent les rapports sociaux de classes ou de générations. Lorsqu’on considère les institutions éducatives, et tout spécialement l’école, on ne peut réduire les manifestations de la crise d’éducation à la seule dimension de classe. Le modèle sociologique de la « reproduction » supposait que, à l’intérieur de chaque milieu social, la transmission s’opérât relativement bien. C’est ce qui assurait aux « héritiers » leur avantage et aux « boursiers » leur désavantage relatif dans la concurrence scolaire. De nouveaux facteurs interviennent aujourd’hui qui, sans éliminer le poids des déterminants sociaux, contribuent à mettre en crise le rapport éducatif dans les familles et dans l’école. Certains sociologues font de « l’individualisme » le facteur corrosif fondamental des institutions. Le terme est trop vague. Il conduit à un fatalisme démobilisateur. Il faudrait plus de temps pour montrer comment s’opère une socialisation directe et de plus en plus intensive des nouvelles générations par le biais des technologies de l’image et de la communication. Le fait est là : les valeurs de marché, si l’on peut les appeler ainsi, sont celles qui composent le mieux la pseudo « culture commune  » des jeunes. Un utilitarisme marchand est en train de miner les conditions institutionnelles de la transmission culturelle. Avec pour effet décisif l’isolement des générations.

Veux-tu dire, comme certains courants idéologiquement douteux le font, que l’on assiste à la montée des « sauvageons », à une nouvelle barbarie des jeunes ?

L’analyse de la crise d’éducation est évidemment un terrain glissant. La faute ici consisterait à stigmatiser des groupes d’individus quand il s’agit d’analyser les effets subjectifs de tendances objectives. Les symptômes de cette double crise ne sont pas nouveaux. On pourrait même tenir qu’ils sont consubstantiels aux sociétés capitalistes. Mais le néolibéralisme et la marchandisation qui l’accompagne sont en train de les exacerber à un point inouï. Les institutions éducatives avaient pour tâche dans les nations modernes d’introduire les sujets sociaux dans un espace commun, espace qui n’était pas sans conflit, qui constituait plutôt le terrain commun du conflit. Ce « monde commun » était fait de signes, de valeurs, de connaissances, dont la légitimité était elle aussi l’objet de conflits spécifiques. La communauté en question, idéalisée voire sacralisée par les grands systèmes idéologiques qui se référaient au passé ou à l’avenir selon les cas, était l’objet de soins scrupuleux de la part des spécialistes de la fonction symbolique. Ce n’était pas seulement affaire d’idéologie et de domination de classe. Il en allait aussi de cette transmission entre générations, qui ne peut reposer que sur un fondement qui donne un sens à la vie individuelle et collective : c’est le foyer anthropologique de la culture.
Le capitalisme néolibéral remet doublement en question non seulement la « communauté du monde » mais aussi la « continuité du monde ». Il accroît la séparation des classes et l’isolement des générations. D’une part, la ségrégation sociale désagrège l’institution scolaire. L’éducation n’est plus un droit universel à faire reconnaître par une instance collective, encore moins une condition d’appartenance à une communauté de citoyens, c’est un capital individuel à majorer et à rentabiliser. Sa limite inférieure est un « socle de compétences » défini comme une condition absolue d’employabilité. Le racisme social trouve là son expression la plus moderne.
D’autre part, les jeunes générations sont de plus en plus « prises en charge » par des modes de loisirs et d’échanges qui ne supposent plus, du moins à première vue, ni la famille, ni l’école. Les industries dites culturelles permettent une socialisation directe dans une sorte de grand marché des signes de reconnaissance, des activités ludiques, des « informations ». C’est là où Marx ne doit pas être oublié. Le lien éducatif se dissout à son tour dans les eaux glacées de la monétarisation des rapports sociaux et dans les impératifs d’efficacité et de compétition.
L’ersatz de « monde commun » du nouveau capitalisme n’a plus besoin des ressources culturelles venues d’un autre univers, désormais déclassées, définitivement « obsolètes ». La culture cultivée rejoint la destination de la religion : d’une fonction symbolique dans l’espace public, elle passe à un petit rite privé réservé aux derniers croyants, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne restera pas de façon occulte le principe de sélection des élites. La médiation sociale et symbolique est de plus en plus relayée par le marché, en tant qu’il est supposé capable de fournir les supports identificatoires par le biais des « biens culturels » marchands. Les institutions dites de « formation » sont alors logiquement chargées d’équiper les individus des « instruments » de survie et de réussite sociale, c’est-à-dire des « compétences » fonctionnelles directement utiles dans l’ entreprise. Le fonctionnement capitaliste n’a dès lors plus besoin de la même manière des institutions qui assuraient jusque-là la transmission de la culture légitime. Il est même en train de les modifier sinon de les dissoudre au nom de « l’adaptation à la modernité ». A ceci près , encore une fois, que les élites se réservent pour elles ce qu’elles refusent aux autres. Dans certains établissements, la transmission patrimoniale comme la formation de l’esprit scientifique la plus rigoureuse ne sont pas abandonnées, au contraire. Aux autres, au plus grand nombre, la formation professionnalisante précoce et « l’esprit d’entreprise » ! L’hypocrisie la plus cynique enveloppe l’actuelle fragmentation de l’école fondée sur le racisme social.

Cette description très pessimiste ne risque-t-elle pas d’entraîner une démobilisation générale ?

La « pensée tiède » masque le sens du mouvement, elle retarde la conscience nécessaire de la nature, de l’ampleur et de la vitesse des transformations en cours. De ce point de vue, il est essentiel de réinscrire les changements éducatifs dans les mutations qui affectent la forme du lien social dans les sociétés capitalistes.
Ce n’est pas d’exagération que souffre la résistance, mais de sous-estimation et de retard. Les réformes néo-libérales qui produisent pièce par pièce une véritable société de marché se font de façon hachée, sans liens explicites entre elles. Une fois les processus marchands enclenchés, il suffit de préconiser l’adaptation institutionnelle et normative pour que les changements se produisent de manière « naturelle ». Face à cela, il importe de concevoir la logique d’ensemble et d’anticiper les évolutions. La situation oblige à élargir le champ de l’analyse et le front de la lutte à toutes les relations sociales et elle pose de nouveaux problèmes : comment résister à la servitude marchande de l’enfance et de la jeunesse ?

De cette distinction des deux crises d’éducation, quelles conséquences pourrait-on retirer pour l’action ?

A situation nouvelle, pensée et action nouvelle. Sur le plan pratique le plus immédiat, il importe d’unifier une résistance au néo-libéralisme encore très divisée pour des raisons en partie idéologiques : l’individualisme « libéral-libertaire » , qui sous-tend depuis longtemps une grande partie de la critique de l’institution scolaire, est le frère jumeau du néo-libéralisme. La compréhension de la double crise d’éducation et de la nature hyper-utilitariste des réformes en cours peuvent y aider. Les divergences internes qui correspondent à un autre âge et un autre état du système éducatif doivent être relativisées. La critique de l’école doit être entièrement revisitée, en particulier dans certains de ses fondements individualistes et contractualistes. Il importe de ce point de vue d’accentuer la réflexion sur les concepts et les analyses qui ont cours. N’est-il pas urgent de déconstruire radicalement la notion libérale de « l’égalité des chances » ? La bataille pour redéfinir la « culture commune » que mène la FSU est décisive. Elle a un enjeu social, politique et peut-être surtout anthropologique fondamental : il y a un devoir de ré-idéalisation et de revalorisation de la culture pour tous les jeunes contre sa réduction marchande, instrumentale et techniciste. « Culture commune », « égalité concrète des conditions d’enseignement et d’apprentissage », « reconnaissance de la valeur sociale de l’enseignement et de ses agents » sont des axes complémentaires de la double lutte à mener sur le terrain éducatif.