Intervention à la séance du 14 mai 2008 du séminaire Politiques néolibérales et action syndicale
La question de la fragmentation du système scolaire est délicate et assez peu étudiée. Le paradigme républicain veut, en effet, que tout soit identique partout, que notre système d’éducation ne connaisse pas ou peu de différences géographiques.

La carte scolaire contre la concurrence entre établissements

La question de la fragmentation du système scolaire est délicate et assez peu étudiée. Le paradigme républicain veut, en effet, que tout soit identique partout, que notre système d’éducation ne connaisse pas ou peu de différences géographiques. De fait, les questions du territoire et du local en matière d’éducation restent des questions marginales encore aujourd’hui, y compris en sociologie. En publiant régulièrement Géographie de l’école, le ministère a anticipé, malgré tout, certaines préoccupations. Mais si la DEP a publié divers travaux où apparaissent certaines fragmentations et disparités des problèmes d’échelle d’analyse subsistent. De manière générale, la première difficulté pour ce type de recherche est en effet de déterminer l’échelle pertinente. Les découpages institutionnels et académiques existant peuvent être repris mais n’épuisent pas, loin de là, le sujet. Pire, ils peuvent même faire disparaître certaines réalités.

Remarques sur des études existantes :

Au départ de notre étude nous disposions de deux grands types de travaux : d’une part, des études statistiques plus ou moins imposantes reprenant les découpages classiques du système éducatif, notamment les académies ; d’autre part, des monographies d’établissements. Le problème est que l’on manque de liens entre les travaux plutôt quantitatifs et les autres travaux plutôt qualitatifs. Ce problème est redoublé quant on est conscient que toutes les fragmentations ne sont pas analysables de la même façon. Enfin, si l’on admet que dans la République, l’égalité n’est pas réelle ou parfaite et qu’il existe des inégalités territoriales justifiées pour des questions topographiques ou démographiques, la question essentielle est de savoir quelles sont les différenciations acceptables ou même légitimes ?
Il est important en effet de ne pas confondre différenciations, fragmentations et inégalités proprement dites, lorsque celles-ci sont comprises comme des injustices.

A l’échelle du département :

Pour étudier les fragmentations spatiales concernant les collèges, notre premier souci était donc de trouver une échelle de différenciation pertinente. A quelle échelle travailler pour que cela ait un sens ?
A l’échelle de l’établissement, le risque était une atomisation des effets de différenciation les établissements étant très différents les uns des autres sur un territoire donné et entre les territoires. « L’effet territoire », risquait alors de se confondre avec l’analyse d’un « effet établissement » .
A l’inverse, l’échelle de la région s’avère trop large et ne fait pas apparaître des différenciations fortes, puisque les différentiations locales risquent dans ce cas de se diluer dans un ensemble trop large par un effet de « moyennisation » des performances. Par ailleurs, nous ne voulions pas travailler à l’échelle de l’académie pour ne pas épouser les découpages institutionnels qui ne sont pas nécessairement les plus pertinents pour étudier les différenciations locales.
Ce n’est qu’après un travail statistique important, que nous avons découvert que l’échelle la plus intéressante est le département. D’une part, parce que l’urbain et le rural s’y mêlent la plupart du temps. D’autre part, parce que c’est au niveau des départements que l’on a les plus fort taux de différenciations. Le département est donc l’échelle pertinente pour cette question.

L’étude a consisté à confronter des taux et des indicateurs de résultats attendus à l’entrée et à la sortie des collèges, en fonction bien entendue des origines sociales des élèves, aux résultats réellement observés. L’évaluation à l’entrée de la classe de sixième, des indicateurs de précarités, des indicateurs de ségrégation à caractère social, économique et ethnique, etc. ont été mobilisés.

De quelques résultats :

Ce dispositif nous a permis, pour la première fois, d’objectiver empiriquement et solidement les effets de la ségrégation et de la différenciation locale des recrutements des établissements.

Le premier résultat, le plus simple, est de constater qu’il existe des départements en sous-réussite et des départements en sur-réussite (toujours, bien entendu, à partir des résultats attendus en fonction des origines sociales des élèves). Autrement dit, le système scolaire français est très fragmenté. Il y a bien une forte différenciation géographique qui n’épouse pas les contours des découpages administratifs.

Le deuxième résultat est que la majorité des départements sont plutôt en sous-réussite. La norme se situe à un niveau de performances relativement faible. Les départements présentant les meilleurs résultats ne sont pas des départements d’excellence scolaire mais simplement des départements ou les dégâts sont limités. C’est là une information importante qui inquiète d’ailleurs le ministère puisqu’elle confirme en partie certaines données internationales. Mais surtout, cela contrarie grandement certaines orientations de la politique éducative actuelle et notamment la rhétorique des pôles d’excellence. Il n’y a pas de territoire d’excellence. Il y a des territoires d’ »in-excellence » et quelques départements qui s’en sortent mieux que les autres.

Un premier enseignement pour les politiques éducatives :

A partir de ces premiers constats, nous avons plutôt travaillé sur les extrêmes pour percevoir au mieux quelques éventuels éléments explicatifs. Nous avons alors isolé les douze départements en sous-réussite et les douze départements en sur-réussite.

L’impact des morphologies socio résidentielles est assez net. Il y a bien un effet territoire, un effet du territoire. Les trois départements les plus en sous-réussite sont trois départements mitoyens : l’Oise, le Val-d’Oise et la Seine-Saint-Denis. Ils sont donc bien le signe d’une configuration spatiale particulière plutôt que celui d’une configuration administrative propre. Les deux départements les plus en sur-réussite, la Haute Loire et la Loire, sont eux aussi limitrophes. Notre prévention vis-à-vis du découpage institutionnel est justifié puisque ces cinq départements relèvent de cinq académies différentes : Créteil, Amiens, Versailles, Clermont-Ferrand et Lyon. Ce n’est pas là un détail. Cela signifie clairement que les politiques académiques ont leurs limites puisqu’on en mesure aucun effet réel, au delà des rhétoriques foisonnantes actuelles : projets académiques, pilotage stratégique par projet etc… C’est donc là, selon nous, un premier enseignement important pour la définition et la mise en place de politiques éducatives.

Disparités et performances :

L’explication principale de ces différences de réussite tient à la densité urbaine et la densité scolaire : autrement dit, le nombre d’élèves et le nombre d’établissements sur un territoire. Précisément, moins il y a d’établissements sur un territoire donné et plus ils ont de chances de se retrouver en sur-réussite. C’est le cas de la Haute-Loire. Le cas de la Loire est la seule exception à cette constatation. Cet effet de la densité est très nettement observable. Quand la densité est forte, les départements sont en sous-réusssite et quand, inversement, la densité est faible ils sont en sur-réussite.

Plus important encore : là où on a une forte densité scolaire (un nombre d’établissements élevé) on a aussi les écarts sociaux de recrutements les plus élevés. On observe dans ces cas là les plus grands écarts de réussite entre enfants d’ouvriers et enfants de cadres, de même que l’on observe les plus grands écarts en terme de réussite scolaire par établissements. A l’opposé, dans les départements à faible densité scolaire on a une plus grande homogénéité des profils sociaux des élèves.

Dans la mesure où la densité scolaire accroît les possibilités de choix entre les établissements ainsi que les logiques de concurrence entre les familles et entre les établissements, on est fondé de dire que ce n’est pas la carte scolaire en tant que telle qui produit des différences entre les établissements. C’est bien, tout au contraire, les effets de l’évitement scolaire qui génèrent ces fortes différenciations. C’est ici, précisément et pour la première fois, que nous mesurons le lien entre ségrégation et performance du système éducatif.

Autrement dit, là où le coût de l’évitement des établissements peu performants, ou perçus comme tels, est faible, principalement dans les espaces où l’offre scolaire est forte, on constate que les écarts sociaux de recrutement entre établissements sont considérablement augmentés, et que la hiérarchie entre les établissements est renforcée. Mais dans le même temps, on observe que plus les établissements d’un département sont hiérarchisés et plus les résultats scolaires sont tirés à la baisse. Inversement, là où la densité scolaire est faible, où les possibilités d’évitement des « mauvais » établissements sont réduites, où l’évitement peut être très coûteux (parce qu’il suppose par exemple des déplacements de 50 voire de 60 kilomètres), dans ces départements les collèges se ressemblent. Les collèges épousent dans ce cadre les contours de la population telle qu’elle est. Et les performances scolaires observées dans ces collèges ne sont pas extraordinairement bons mais ne sont pas non plus mauvais, ils sont moyens.
En conséquences, un département composé d’une majorité d’établissements moyens obtiendra une moyenne plus élevée qu’un département composé de quelques établissements d’excellence et de nombreux d’établissements en grande difficulté scolaire. C’est ce qui explique les faibles performances observées à Paris, compte tenu de la population scolarisée et les résultats très mauvais de certains départements de la couronne parisienne. De même, les performances moyennes observées dans département du Rhône sont inférieures à celles de la Loire, département pourtant plus populaire mais où les différences entre établissements sont mineures et où les ségrégations scolaires sont plus limitées qu’ailleurs. Dans ce dernier département, les établissements obtiennent des résultats moyens malgré la précarité sociale, justement en l’absence de logique de concurrence entre établissements.
On comprend d’ores et déjà l’enjeu absolument essentiel de la carte scolaire.

Les méfaits de la concurrence :

Ce que permet de mettre en évidence cette étude c’est bien le coût réel de la création d’établissements d’élite ; ce coût est supporté par l’ensemble du territoire. Dans les territoires « élitistes », pour construire quelques établissements d’élite on déstabilise tout le département. Trois ou quatre établissements prisés suffisent à déstabiliser tous les autres établissements d’un département. Dans un environnement compétitif, la réussite de quelques établissements se fait sur les décombres du reste du département. Le plus absurde est que la logique de l’évitement est un puit sans fond, de plus en plus coûteux. Lorsque la pompe de l’évitement s’active, c’est une activité à temps plein. On a, par exemple, pu établir que Neuilly-sur-Seine est la ville où les taux d’évitement sont les plus élevés ! Puisqu’il y a toujours plus performant que soi, il semble qu’il n’y ait aucune limite en la matière.

La concurrence en tant que pratique sociale ne perturbe pas seulement les élèves. Les familles, les chefs d’établissements comme les équipes d’enseignants sont « embarqués » par ces logiques. A partir de nos premiers résultats nous avons été surpris par la sur-réussite de la Loire. L’explication est apparue peu à peu assez simple : à Saint-Étienne il n’y a pas de « bahut de bourges » ! La mixité sociale y est forcée, normale. Et il n’est pas hasardeux que ce soit aussi ce département qui connaisse la stabilité des équipes pédagogiques la plus forte. En l’absence de hiérarchisation des établissements, le nivellement ne se fait pas par le haut, ni par le bas, mais par la moyenne.

L’analyse de ces méfaits de la concurrence peut encore être affinée. On peut distinguer les résultats au brevet des collèges (les résultats aux épreuves de mathématiques et de français de 2004) des départements en sous-réussite et des départements en sur-réussite selon les classes sociales. On observe alors que l’effet de la concurrence locale concerne tout le monde, c’est-à-dire nuit à tout le monde. Les enfants de cadres réussissent mieux dans les départements en sur-réussite que dans les départements en sous-réussite ! Les résultats des d’ouvriers des départements en sur-réussite sont tout à fait comparables aux résultats des enfants de cadres des départements en sous-résussite ! Ces résultats sont extrêmement importants. Ils ouvrent un champ d’action possible puisque l’effet local vient contrarier l’effet même de l’appartenance sociale !

Contrôler et limiter la concurrence entre les établissements :

On doit admettre que la mixité sociale, plus précisément, le fait de contrôler les écarts sociaux de recrutement et les écarts scolaires de recrutement dans les établissements, le fait d’éviter de faire des classes d’élites et des classes disqualifiées, tout cela produit un effet bénéfique sur les résultats scolaires. C’est bien dans les départements où la carte scolaire est la plus respectée que les taux de sur-réussite sont le plus souvent observés. L’institution a donc la responsabilité de contrôler les effets des recrutements différenciés. Quand on contrôle le contexte pédagogique (ici par le recrutement) on facilite, on améliore les résultats du travail pédagogique. Fort logiquement, on ne peut être que très inquiet de l’abandon de la carte scolaire. Cette question de la carte scolaire est d’autant plus sensible qu’elle est un des seuls outils institutionnels de contrôle des recrutement et donc potentiellement, de démocratisation du système.

Mais ce sont d’ores et déjà 50 % des collèges qui sont désectorisés ! Les chiffres ici ne sont jamais trop sûrs ; la DEP elle-même ne connaît pas précisément le nombre exact d’établissements désectorisés.
La décentralisation et la déconcentration de la désectoralisation pose des problèmes locaux. Le discours aussi massif que récurrent selon lequel notre système est beaucoup trop centralisé est largement démenti.
La première mesure de déconcentration de la carte scolaire date de 1979 ; elle n’a jamais été remise en cause, bien au contraire. Si Savary crée les ZEP il assouplit au même moment la carte scolaire.
Claude Allègre, lorsqu’il était ministre de l’Education nationale, écrit pour la rentrée 1999 : « L’objectif doit être de préserver et d’instaurer une mixité sociale autant qu’il est possible. Cet objectif peut appliquer là où il y a nécessité une révision du découpage de la carte scolaire et en tout cas un examen des demandes de dérogation, une interdiction absolue de toute concurrence entre établissement. A cet égard, vous prendrez langue avec les responsables des établissements d’enseignement privé sous contrat pour que eux aussi agissent dans le sens des principes fondamentaux du service public auquel ils sont associés. » Le problème de ces circulaires qui se veulent bien intentionnées est qu’elles sont adressées à des services qui n’ont aucun outil institutionnel pour véritablement les appliquer. Ce sont donc des discours vides. Le même ministre maintiendra la publication des palmarès des établissements scolaires, mesure tout à fait contraire à la volonté de limiter les effets de hiérarchisation entre établissements.
Dans le cadre de la relance des ZEP en 1997-1998 dix propositions ressortent. A ce moment là, Ségolène Royal doit publier une circulaire censée rappeler le caractère ferme de la carte scolaire. Or, on peut lire : « La prévention de l’échec scolaire passe par une lutte contre la ségrégation sociale, ceci nécessite en amont une volonté politique des collectivités territoriales en matière d’urbanisme et de logement. Dans cet esprit la création de ZEP doit permettre d’articuler la logique de l’enseignement prioritaire et celle d’une intégration. »

Toutes ces formules révèlent au moins de la désinvolture, au pire un laisser-aller et une certaine complicité. Une désinvolture d’autant plus coupable que le rapport Ballion & Oeuvrad va jusqu’à dire que l’assouplissement de la carte scolaire n’a eu que des « effets entièrement négatifs » ! D’ailleurs, il existe de nombreuses communes qui ont restauré la carte scolaire après qu’on leur a donné le droit de l’assouplir. Elles se rendaient compte que cela devenait ingérable.

L’idéologie du choix et de la liberté :

En grande majorité en France, il y a très peu de territoires urbains à polarisation sociale ou ethnique unique. Il n’y a pas de ghettos à l’américaine en France, si ce n’est quelques quartiers où villes particulièrement riches. Dans la majorité des cas, les secteurs scolaires sont obligés de brasser, mêler population de centre ville avec celle de la périphérie. Les secteurs scolaires sont dans l’ensemble suffisamment étendus pour remplir convenablement leur rôle dans la mixité sociale. Les problèmes réels et aigus se posent dans les secteurs de très grands ensembles ou dans quelques quartiers très enclavés (Chateloup-les-Vignes, par exemple) qui peuvent constituer parfois le recrutement unique d’un établissement.
Il serait donc préférable de réfléchir sur ces cas particuliers, très minoritaires, plutôt que favoriser partout les pratiques et stratégies d’évitement. Pour des raisons purement idéologiques, puisque aucun effet positif n’est encore démontrable, on impose à tous le jeu pervers de l’évitement et de la course au bon établissement, au nom de la liberté de choix.

On doit rappeler par ailleurs que les résultats du privé s’explique par l’écrémage. Or quelques calculs permettent d’établir que si le privé devait garder ses élèves ses résultats seraient nettement plus faibles.

En France, on utilise souvent l’argument de l’existence du secteur privé pour présenter comme fatal et inéluctable l’évolution du système vers un plus grand choix de l’établissement. Cela repose la plupart du temps sur l’idée que ce choix ne peut être contrarié par des règles administratives. Or, la comparaison internationale fait apparaître la France comme le seul pays à ne s’être pas doter d’outils coercitifs en matière de recrutement des établissements scolaires !

Aux Etats-Unis, dès les années 1950, on instaure de nombreuses procédures concernant les recrutements des établissements scolaires : tirage au sort pour les établissements très prisés, quotas, diversification du corps enseignant, obligations de formation au multiculturalisme… Il existe même dans certains établissements des postes de responsable de la diversité culturelle qui doivent veiller aux respects des règles. Bien entendu, aux Etats-Unis, tout cela vise essentiellement une mixité définie ethniquement plutôt que socialement. Et tout cela ne fonctionne pas toujours. Mais, et c’est là l’essentiel pour nous, cela prouve à l’évidence que des outils existent et qu’ils peuvent exister y compris dans des pays ayant une tradition libérale évidente. Plus généralement, la coercition en la matière est très souvent le cas des pays « libéraux ».
On ne doit donc pas croire, on doit arrêter de croire que l’Etat ne peut pas contraindre les établissements, publics comme privés. D’ailleurs, des contraintes comparables existent dans d’autres domaines et sont acceptées. Dans le code de l’urbanisme il existe une cinquantaine de dispositions en faveur de la mixité sociale dans le logement. Le premier article du code de l’urbanisme érige la mixité sociale au titre d’ »intérêt général ». Le droit de préemption des communes ou la loi SRU par exemple font partie de ces dispositions. Or, dans le code de l’éducation, l’objectif de mixité sociale ne figure même pas !

Pourquoi continue-t-on à nous faire croire que la France est rigide et que d’autres pays sont plus souples en ayant accepté des règles du libre marché ? Cela est d’autant plus étrange qu’une enquête rapide permet de comprendre qu’il n’en ait rien. Il ne s’agit pas de dire que les outils des pays « libéraux » sont efficaces ; il s’agit d’affirmer simplement qu’ils se sont dotés d’outils. Ce qui nous parait acceptable en matière d’urbanisme pourrait peut-être nous paraître acceptable, et même souhaitable, en matière d’éducation.