La réforme Châtel : Du néo-pédagogisme au néo-libéralisme

Par Jean-Yves Mas, professeur de sciences économiques et sociales

« Le néolibéralisme définit une certaine norme de vie dans les sociétés occidentales et bien au-delà,
dans toutes les sociétés qui les suivent sur le chemin de la « modernité ».
Cette norme enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée,
elle somme les populations d’entrer en lutte économique les unes contre les autres,
elle ordonne les rapports sociaux au modèle du marché, elle transforme
jusqu’à l’individu, appelé à se concevoir comme une entreprise ».
Christian Laval et Pierre Dardot,
La nouvelle raison du monde Essai sur la société néolibérale,
La découverte 2009, p. 14.

Autonomie, projet, accompagnement personnalisé, interdisciplinarité, renforcement de la
concertation entre enseignants, rôle renforcé du conseil pédagogique, rééquilibrage des filières et
passerelles entre les séries… Le nouveau ministre de l’éducation, Luc Châtel, a pris garde, sur le
papier, de parer son projet de réforme du lycée, prévu pour la rentrée 2010, de biens beaux atours
pédagogiques, aptes à séduire les syndicats et les associations qui fustigent le modèle de l’élitisme
républicain et le conservatisme du système scolaire français. Tirant un bilan assez moyen de
l’évolution des lycées français depuis 10 ans il en pointe les principaux dysfonctionnement. Ainsi
s’il reconnaît que le lycée permet désormais à 66 % d’une génération d’atteindre le niveau bac,
contre 26% dans les années 19801, le ministre rappelle que 50 000 élèves quittent le lycée avant de
passer le bac et que un étudiant sur deux échoue à l’université. Il s’agit donc de réformer le lycée
« afin de favoriser la réussite de tous ». Réussite, dont les enseignants du secondaire n’ont toutefois
pas à rougir, si on s’en tient aux résultats du bac, de l’ordre de 80% à 90% (et plus si on compte les
candidats qui l’obtiennent en deux ans). Quant au nombre d’élèves qui quittent le lycée sans le bac
on peut trouver ce chiffre trop élevé, mais cela représente à peine 3% des élèves du secondaire – ce
chiffre a par ailleurs beaucoup baissé depuis 20 ans. Quant au taux d’échec à l’université, il aurait
été là aussi intéressant de le comparer, à celui des années 1980, de le comparer aussi à
l’accroissement des effectifs étudiants et de rappeler que les étudiants qui échouent en première
année à l’université ne sortent pas tous des lycées généraux. Mais pour récupérer les décrocheurs et
favoriser le succès des étudiants à l’université, le ministre a trouvé la solution : il ne cherche pas,
comme on aurait pu le penser, à renforcer le niveau des élèves ou à soutenir les élèves en difficulté
mais à améliorer leur orientation. Les élèves qui ne réussissent pas au lycée sont tout simplement

1 Rappelons que sur ces 66%, la moitié est représentée par les bacs technologiques et les bacs
professionnels.
des élèves… mal orientés2.
Le ministre aurait pu aussi souligner que le reproche le plus courant fait au lycée est
effectivement que l’orientation et la réussite au bac y soient encore trop fortement corrélés à
l’origine sociale des élèves, mais le ministre ne le fait pas. A moins que cet objectif soit présent dans
sa volonté de « lutter contre tous les fatalismes », voeu pieu et formule vague qui n’engage à rien ;
la réforme Châtel, contrairement à ce qui est parfois affirmé, ne se fixe à aucun moment comme
prétexte de vouloir lutter contre les inégalités scolaires, reconnaissons lui au moins cette honnêteté.
Bref, si on rajoute son souci de réduire l’emploi du temps des élèves dont on nous répète qu’il est un
des plus lourds d’Europe et de proposer des enseignements d’exploration dans lesquels on n’évaluera
plus, puisque le but de ces enseignements ne sera plus de transmettre des savoirs mais d’aider à
l’orientation des élèves dans les futurs filières, on comprend pourquoi le lycée Châtel semble dans
un premier temps avoir autant séduit les médias, les syndicats lycéens et les fédérations de parents
d’élève. Nous aimerions toutefois revenir sur la philosophie qui anime cette réforme, du moins telle
qu’elle apparaît dans le document explicatif d’accompagnement que propose le MEN.

Le néo-management à l’assaut de l’école

Si l’analyse sémantique des termes utilisés dans la brochure de présentation de la réforme Châtel
renvoie explicitement comme nous l’avons souligné à la littérature pédagogique, elle évoque aussi
le vocabulaire du néo-management et celui du « nouvel esprit du capitalisme » décrit voilà plus de
dix ans par Luc Boltanski et Ève Chiapello. L’analogie ne s’arrête pas là. Ce qui se passe dans
l’éducation nationale est bien du même ordre que ce qui s’est passé dans la plupart des entreprises
privées ou publiques depuis la révolution managériale des années 1980-1990. Sous le double
prétexte de remettre au travail des personnels démotivés par l’organisation traditionnelle du travail
d’inspiration taylorienne, jugée rigide et aliénante, et d’améliorer la compétitivité des entreprises,
celles-ci ont amorcée une véritable révolution culturelle afin de développer de nouvelles formes
d’organisation du travail en rupture avec les principes tayloriens. Epanouissement des salariés,
encouragement de leur esprit d’initiative, enrichissement des tâches, assouplissement des échelons
hiérarchiques, tels furent, dans les années 1980, les nouveaux mots d’ordre du discours managérial
qui entendait faire de la valorisation du facteur humain un nouveau facteur de compétitivité. Loin
d’être un lieu d’exploitation et d’aliénation, l’entreprise devait devenir un lieu d’épanouissement et de
réalisation d’un projet professionnel et personnel. Le modèle de l’entreprise « flexible » post-

2 La place accordée à l’orientation dans la réforme Châtel est en effet impressionnante et totalement
disproportionnée quant on connaît d’un peu près le fonctionnement de l’orientation dans le
secondaire.
taylorienne est devenu le modèle de référence de toutes les formes d’organisation qu’elles soient
publiques ou privées. Les enquêtes sociologiques sur les nouvelles formes d’organisation du travail
(NFOT) ont montré une réalité bien moins rose que celle contenue dans les ouvrages des gourous
du néo-management : accroissement de la pression psychologique, intériorisation des contraintes de
rentabilité, culpabilité individuelle, perte d’estime de soi des salariés les moins performants. Loin de
permettre aux salariés de se réaliser ou de s’émanciper dans leur travail, les NFOT ont surtout
conduit à une accentuation du stress et de la souffrance au travail. Sous prétexte de favoriser
l’initiative et l’implication des salariés dans l’entreprise, l’idéologie du néo-management a renforcé
les dispositifs de contrôle sur les salariés. C’est sans doute ce qui risque de se passer dans
l’éducation nationale. Ainsi, de même que l’idéologie managériale puise dans le vocabulaire de la
pensée libertaire et de la critique de la division du travail des années 1960-1970, (ce que Luc
Boltanski appelle « la critique artiste ») afin de bâtir un discours visant à remobiliser les salariés et
à les réconcilier avec leur entreprise, le néo-management scolaire s’appuie quant à lui sur les
principaux arguments de la critique pédagogique de l’école traditionnelle afin de justifier son projet
de réforme des établissements scolaires
Au modèle de l’enseignant isolé, adepte du « collectif frontal », qui essaye tant bien que mal
de transmettre des savoirs, et une culture de plus en plus obsolète puisque les savoirs « sont
partout », à un collectif d’élèves passifs, quant ce n’est pas hostiles et de moins en moins motivés
par cette transmission collective, on opposera désormais des équipes enseignantes dynamiques,
mobilisées et innovantes cherchant à remotiver les élèves grâce à des projets personnalisés et
ciblés. A une organisation rigide, cloisonnée, centralisée et uniforme, régie par des règles lourdes
mais qui en réalité était au final assez peu hiérarchisée et laissait une véritable liberté pédagogique
aux enseignant, il convient désormais d’opposer un lycée flexible qui sait s’adapter aux besoins de
ses clients-élèves-usagers. De même que la nouvelle organisation du travail prétendait dès les
années 1980 s’adapter à la différenciation des produits exigée par les consommateurs et fit de cette
capacité à innover et à différencier ses produits le nerf de la nouvelle compétitivité des entreprises,
le lycée Châtel entend lui aussi différencier l’offre scolaire. Finie l’uniformité de l’offre scolaire,
l’égalité de tous devant la formation ! Il faut différencier, segmenter, adapter l’enseignement aux
besoins des élèves. Comme dans toute stratégie marketing, il faudra désormais que les équipes
pédagogiques identifient les besoins, qui varient évidemment en fonction des élèves et des classes,
définissent ensuite des projets, afin de satisfaire ces besoins, et mettent en oeuvre des moyens qui,
on nous l’assure, suivront si les projets sont solides et les besoins correctement identifiés. Ensuite,
en fonction des résultats obtenus, « on » décidera de reconduire ou de réduire les moyens
précédemment alloués. Comment ne pas applaudir des deux mains à un projet aussi innovant apte à
séduire à la fois les tenants de l’expertise pédagogique et ceux du marketing éducatif ? Comment ne
pas être favorable à une réforme qui semble s’engager dans un traitement individuel des difficultés
et des besoins scolaires ? Le lycée Châtel semble sur le papier satisfaire toutes les revendications
des chercheurs en sciences de l’éducation et des sociologues de l’école, et si le concept était encore à
la mode on pourrait même parler de la constitution de lycées « autogérés » !

Qu’il nous soit permis ici de rappeler la façon dont la réforme Châtel entend remédier à certains
dysfonctionnements du lycée.
Le ministère prétend créer des passerelles (grâce à des stages de rattrapage pendant les
vacances) pour permettre aux élèves mal orientés de changer de filières en cours d’année et d’éviter
ainsi de redoubler. Il oublie de préciser que ces passerelles ne pourront fonctionner qu’à sens
unique, à savoir de la série S aux autres séries, puisqu’on ne voit pas comment un élève de première
ES ou L pourra rattraper un enseignement de mathématiques ou de physique de première S en une
semaine, alors même que l’enseignement des maths devient optionnel en première L. Par contre il
sera beaucoup plus facile à un élève de première S de passer en L (et sans doute en ES) puisqu’il
aura reçu le même enseignement de tronc commun (français, H-G, langues). C’est bien connu, un
élève de S réussit partout.
La réforme prétend rééquilibrer les séries au lycée et sauver la série L alors qu’elle semble
avoir surtout pour but de déstabiliser la série ES qui, grande perdante de la réforme – dont même le
rapport Descoings avait énoncé qu’elle avait trouvé son équilibre, mais qui après avoir fait l’objet
d’une campagne de presse haineuse, alimentée notamment par l’Institut de l’Entreprise dont M. 
Pébereau est un membre éminent (en même temps qu’il participe au HSE et au CODICE) – va
perdre 25% de ses horaires actuels et voit son identité fortement menacée par l’introduction d’une
option concurrentielle d’initiation aux « Principes et fondements de l’économie et de la gestion »
(PEFG) en seconde alors que dans le même temps l’enseignement scientifique est renforcé en S et
l’enseignement littéraire en L. Pour un gouvernement qui prétend améliorer l’enseignement de
l’économie au lycée c’est plutôt paradoxal.

Enseigner n’est pas coacher

Mais le coeur de la réforme, et là où elle prétend réellement innover, réside dans
l’introduction du tutorat et de l’accompagnement personnalisé. « La mise en place, de la seconde à la
terminale, d’un accompagnement personnalisé de deux heures hebdomadaires est une mesure
essentielle de la réforme. L’accompagnement personnalisé soutient l’élève dans la réussite de sa
scolarité et l’aide à gagner en autonomie. » L’accompagnement personnalisé, terme si séduisant
pour les familles qui ne manqueront pas d’y voir, dans un premier temps, des sortes de cours
particuliers adaptés aux besoins des élèves, apparaît comme la grande innovation de cette réforme3.
Enfin un temps pédagogique distinct des traditionnelles heures de cours, un espace de liberté
pédagogique que vont pouvoir s’approprier des équipes dynamiques et innovantes, enfin un espace
pour exercer une véritable pédagogie adaptée aux besoins réels des élèves, qui c’est bien connu ont
tous des aspirations, des besoins, différents. Traitement individualisé des besoins, accompagnement
personnalisé, le répertoire sémantique utilisé est très proche de celui d’un site consacré à la
formation au coaching : « Coach. Je suis coach. Je suis un(e) professionnel(le) de
l’accompagnement de la personne. Ce qui veut dire que, pour le temps de la relation de coaching,
je deviens le partenaire de mon client pour l’aider à atteindre le ou les objectifs qu’il s’est fixés. Je
pratique l’écoute active et je maîtrise un art du questionnement qui permet à mon client de trouver
ses propres réponses et solutions aux problèmes qu’il se pose. Je lui renvoie un feed-back objectif et
toujours constructif. Et puis je le soutiens dans la réalisation de ses projets, dans sa réussite et
l’épanouissement de lui-même ». Transformer les enseignants en véritables « coach scolaires », telle
nous semble bien être, conformément à l’idéologie du moment, l’essence de la réforme. Les
enseignants devront désormais encadrer, accompagner, guider, informer leurs élèves mais de moins
en moins les instruire, car l’épanouissement de l’élève semble désormais se substituer à
l’émancipation ou à la formation du citoyen dans les objectifs fixés à l’institution scolaire. Que
l’école contribue à l’épanouissement des élèves apparaît sans doute comme un objectif louable pour
certains, mais rappelons qu’il n’est pas besoin d’être instruit pour être épanoui (!) car enseigner n’est
pas coacher (!)4. Enseigner c’est avant tout transmettre des savoirs et éduquer la raison à la réflexion
et à l’esprit critique afin de mener l’élève à l’autonomie intellectuelle et non répondre à une demande
individuelle d’épanouissement5. Par ailleurs, à aucun moment la plaquette sur la réforme du lycée
n’évoque la formation du citoyen, l’émancipation par les savoirs ou la diffusion de l’esprit critique ;
le soucis de l’efficacité, si présent dans de nombreux autres projets ou rapports sur les lycées, est
même étrangement absente des préoccupations du ministère. A moins de se rappeler les propos de J-
F Coppé qui semble sous-entendre que le modèle du lycée américain est supérieur au nôtre, même

3 Rappelons que cet accompagnement n’aura rien de « personnalisé , et que l’on se trouve ici à la
limite de la publicité mensongère puisqu’il peut très bien recouvrir un enseignement en classe
entière ou en demi-groupe. Alors que les enseignements d’aide individualisée sont supprimés
4 Cf les récents propos de J.-F. Coppé dans Le Monde : « Ce qu’il faudrait enseigner, c’est la
confiance en soi. Au collège, il faudrait qu’on donne aux professeurs les moyens d’un suivi plus
individuel. Le modèle américain fonctionne souvent à tort comme un repoussoir pour nous. Le
niveau des élèves y est moins bon que le nôtre, certes, mais les adolescents ont plus confiance en
eux ». Même s’il rajoute « Il faut changer notre regard collectif sur la note, dédramatiser l’échec
pour inciter à la deuxième chance. En clair, il faut en finir avec la souffrance au travail des
élèves en échec. » Agir donc sur le ressenti des élèves et non sur leur niveau en tant que tel.
5 Qu’il y ait une part de coaching dans toute relation pédagogique, c’est une évidence, notamment
quand l’enseignant conseille ses élèves lors de la préparation d’un examen, mais cette réussite à
l’examen n’est qu’un des aspects du métier d’enseignant.
si le niveau d’enseignement y est mois élevé, car les lycéens américains ont davantage confiance en
eux que les lycéens français. La société cognitive, malgré son nom, ne semble plus avoir besoin de
salariés instruits mais de salariés épanouis et entreprenants. De même l’enseignant compétent n’est
décidément plus celui qui instruit ses élèves, ni celui qui se pose la question de la façon dont il va
pouvoir transmettre certains savoirs mais celui qui élabore des projets pédagogique ou qui s’investit
dans le projet d’établissement… et qui le montre !

Le management par projet

Projet d’accompagnement, projet pédagogique, projet d’orientation, projet d’établissement, le terme
de projet est en effet omniprésent dans le vocabulaire de la réforme Châtel. Les proviseurs
l’assènent aux enseignants lors des entretiens individuels, précédant la signature de leur note
administrative, « Avez vous des projets pour cette année ? Si vous voulez des moyens, il faut faire
des projets ». Alors que la logique précédente visait plutôt à obtenir des moyens pour bâtir un
projet, la logique actuelle inverse le processus, il faut désormais bâtir un projet pour obtenir des
moyens. De fait, le projet devient le moyen, le prétexte à l’obtention des moyens puisque
l’attribution des heures d’accompagnement sera fonction des projets élaborés par les équipes
enseignantes6. « Les équipes pédagogiques, au contact des élèves, sont les mieux à même de
structurer une offre pédagogique qui prend en compte les besoins de chacun. Le projet
d’accompagnement personnalisé est élaboré en lien avec le conseil pédagogique, avant d’être
présenté par le proviseur au conseil d’administration ». La sélection finale se fera au sein du
conseil pédagogique qui désignera les projets les plus intéressants ou les plus séduisants, et sans
doute aussi les plus ostentatoires, les plus « brillants ». Sous couvert d’incitation à l’initiative, le
management « par projet » consiste à mettre en concurrence les projets pédagogiques, et à travers
cette pseudo-émulation, ce sont les équipes disciplinaires, les équipes pédagogiques et les
professeurs eux-mêmes qu’il s’agit de mettre en concurrence les uns contre les autres. Le dispositif
de « pilotage » par le conseil pédagogique s’apparente à une véritable caporalisation des personnels
enseignants et à un dispositif de contrôle hiérarchique des équipes pédagogiques. Dans le lycée
Châtel, il faudra se montrer motivé, flexible et polyvalent. Il faudra avant tout se mobiliser et
s’activer afin d’être reconnu comme un professeur compétent. A travers son projet, l’enseignant
devra prouver son implication et manifester son souci de la réussite de ses élèves. Mais ce qui se
met surtout en place à travers cette injonction permanente à réaliser des projets, c’est avant tout une
gestion des personnels qui consistent désormais à reconnaître que désormais « enseigner ne suffit
plus ». Il faut désormais conseiller, guider, orienter, encadrer, accompagner, et éventuellement

6 En réalité il semblerait que ces heures soient attribuées en complément de service.
enseigner de temps en temps. Ces nouvelles missions marque une étape supplémentaire dans la
dénaturation, et la dévalorisation, de l’acte même d’enseigner. Car désormais chaque enseignant va
devoir faire ses preuves et justifier les moyens dont il dispose, comme l’a rappelé le recteur de
l’académie de Rennes à une journaliste de Ouest-France, à propos des professeurs de SES inquiets
de la diminution de leurs horaires disciplinaires :  » Plutôt que d’enseigner à des élèves qui n’avaient
pas choisi cette discipline, aux enseignants de montrer l’intérêt de leur matière. Faites vos preuves,
et vous aurez des élèves. » Dans un autre établissement, apprenant que les professeurs de sciences
ont réussi à sauvegarder leur dédoublement, un IPR s’exclame : « Vous avez de la chance, ce n’est
pas le cas dans tous les établissements de l’académie. Je reviendrai donc pour vérifier que les
activités lors de ces dédoublements justifient leur maintien ! ». Dans le lycée Châtel, plus rien ne
sera dû ou n’ira de soi en matière de service ou d’emploi du temps et toutes les formes de flexibilité,
externe, horaire, salariale et fonctionnelle7 pourront y être expérimentées. Derrière la façade de
l’autonomie des établissements, c’est bien à un renforcement des formes les plus traditionnelles de
contrôle qu’il s’agit. Mais le projet Châtel va plus loin, et s’il vise à renforcer le contrôle et la
contrainte sur le travail enseignant, il s’agit aussi de les « gouverner » justement pour ne plus avoir à
les diriger.

La gouvernance des établissements par les projets

Derrière cette mise en concurrence des enseignants entre eux, s’amorce une nouvelle forme de
gouvernance qui vise à obtenir l’auto-gouvernement de l’individu, conformément à la définition de
Michel Foucault pour qui la gouvernementalité se définit par « la rencontre entre les technique de
domination exercée sur les autres et les techniques de soi ». « Gouverner, rajoutent Christian Laval
et Pierre Dardot, c’est donc bien conduire la conduite des hommes à condition de préciser que cette
conduite est tout autant celle que l’on a vis à vis de soi-même que vis à vis des autre. C’est en quoi
le gouvernement requiert la liberté comme sa condition de possibilité : gouverner ce n’est pas
gouverner contre la liberté ou malgré elle, c’est gouverner par la liberté, c’est à dire jouer
activement sur l’espace de liberté laissé aux individus pour qu’ils en viennent à se conformer d’eux-
mêmes à certaines normes »8. Laisser aux enseignants la liberté de bâtir des projets afin de les
mettre en concurrences les uns avec les autres, c’est bien laisser aux acteurs eux-mêmes la liberté

7 L’interview de J-F Coppé donne ici aussi des pistes claires lorsqu’il déclare : « Il me paraît normal
qu’un chef d’établissement puisse constituer son équipe avec des gens qui partagent son projet.
C’est à expérimenter, bien sûr, mais le chef d’établissement devrait avoir plus d’autonomie. On
doit lui accorder les moyens de développer les projets qu’il défend ».
8 Cf. C. Laval et P. Dardot, La nouvelle raison du monde Essai sur la société néolibérale, La
découverte, 2009, p. 14.
qu’autorisent la rivalité et la compétition. Pour cela nul besoin de les contraindre directement, ni de
leur imposer de façon autoritaire des objectifs à atteindre, il suffit d’instaurer « la gouvernance des
projets » pour que d’eux-mêmes les enseignants et les équipes disciplinaires rentrent dans la course
aux moyens et se battent entre eux pour obtenir des heures supplémentaires ou des dédoublements,
dont on aura eu soin auparavant de réduire l’offre. Ce management par les projets semble
parfaitement conforme aux objectifs du néolibéralisme, qui vise non à diriger de façon autoritaire
des salariés soumis, mais à instaurer des normes de gouvernance, de façon à orienter les conduites
dans le sens souhaité. Dans le projet Châtel, l’enseignant ou les équipes pédagogiques devront
d’elle-même construire des projets et se fixer des objectifs à atteindre et donc se fixer eux-mêmes
les normes auxquelles ils devront se soumettre.
Le concept de projet a tout pour séduire les adeptes du pédagogisme. Dans un cours magistral, un
enseignant inculque des savoirs, qu’il n’a pas lui-même produit, à des élèves passifs, qui devront
reproduire ces savoirs sans se les être réellement appropriés. Le cours traditionnel est donc
doublement aliénant, alors que le projet est forcément actif et créatif puisque l’enseignant le
construit en fonction des besoins de ses élèves et qu’ils le réalisent ensemble. Ils vont entreprendre
une démarche qui pourra être sanctionnée par un résultat dont l’enseignant sera seul responsable.
Les précédents rapports proposaient d’évaluer les enseignants en fonction des résultats de leurs
élèves, ce type d’évaluation ne semble plus d’actualité puisque, outre sa complexité et sa lourdeur, il
supposait l’enseignant seul responsable des résultats de ses élèves, ce qui pouvait toujours être
contesté. Or dans la démarche de projet, l’enseignant devra justifier et prouver que les moyens qui
lui auront été attribués ont été utilisés de façon optimale, il sera comptable et responsable des
ressources qui lui ont été alloués et ne pourra évoquer des facteurs exogènes (niveau des élèves,
milieu social) pour expliquer son éventuel échec.
Il se peut même que l’efficacité d’un établissement ne soit plus mesuré par les résultats scolaires de
ses élèves, ni par sa capacité à amener le plus grand nombre d’élève à la réussite, au sens scolaire du
terme, mais par sa capacité à les orienter correctement et à diminuer ainsi leur sentiment d’échec ou
de frustration. Pour cela, nul besoin de cours de soutien ou d’enseignants supplémentaires, il faut
juste optimiser les procédures d’orientation de façon à réduire le gaspillage (échecs, redoublements)
que représente une orientation mal maîtrisée. L’important est de rendre l’élève « acteur de son
orientation ». Comme l’enseignant qui construit son projet pédagogique, ou s’investit dans le projet
d’établissement, l’élève doit construire son projet d’orientation. Tous les acteurs du système scolaire,
enseignants, parents, élève, proviseur, tous doivent s’investir dans un projet, ils doivent devenir
actifs et s’investir dans une démarche, en d’autres termes ils doivent « entreprendre », car telle sera
sans doute le nouvel objectif de l’école moderne : diffuser l’esprit d’entreprise et exercer les futurs
sujets de la société néolibérale à se comporter comme de futurs entrepreneurs, ce qui n’implique
pas que chaque élève crée son entreprise, mais qu’il se comporte en entrepreneur dans toutes les
dimensions de sa vie qu’elle soit privée, ou professionnelle, y compris s’il est salarié. Son salaire ne
devant lui apparaître que comme le résultat de son activité et de son investissement personnel, et
non comme un dû que l’entreprise s’engage à lui remettre en l’échange de sa contribution une
production collective. Devenir un individu capable de se projeter dans un avenir, de se fixer des
objectifs, d’évaluer les ressources, et de se juger seul responsable de la réussite ou de l’échec de son
projet, et d’en subir les conséquences. Un individu calculateur et rationnel qui devienne réellement
« un entrepreneur de soi-même »9, telle semble être en réalité la fin poursuivie par cette « idéologie
du projet »10.

L’évaluation collective

Quant à l’évaluation collective des établissements qu’on nous promet11, elle est aussi un des ressorts
favoris bien connu des techniques de management. Plutôt qu’une évaluation individualisée, qui
risque d’être jugée infantilisante et de nature autoritaire, puisqu’elle met en rapport un supérieur
hiérarchique et un subordonné (et peu donc parfois provoquer des élans de contestation voir de
solidarité avec le collègue sanctionné), l’évaluation collective des équipes a l’immense avantage de
provoquer le rappel à l’ordre des éléments les moins efficaces par les membres du collectifs eux-
mêmes, s’ils ne veulent pas éventuellement être collectivement sanctionnés (dans l’octroi d’une
prime par exemple). Comment refuser de participer à des projets qui auront sur le papier d’aussi
nobles objectifs que celui d’améliorer l’orientation ou la réussite de tous les élèves ? Il s’agit bien à
travers l’organisation de la concurrence entre les établissements qui se développe à grands pas via la
suppression de la carte scolaire et le renforcement du rôle du projet d’établissement d’un
renforcement des identités d’établissement12 afin de mieux casser les identités professionnelles et de
favoriser l’atomisation d’un corps enseignant qui a le défaut de vouloir encore (pour combien de
temps ?), résister au rouleau compresseur de la logique néolibérale. Une logique qui considère

9 Selon l’expression de Michel Foucault
10 Rappelons que les enseignants n’ont pas attendu Luc Châtel pour bâtir des projets, et que nombre
d’enseignants animent souvent bénévolement des activités. Si les projets ont souvent permis de
remobiliser des élèves dans des établissements difficiles, cette démarche a parfois atteint
certaines limites, ces projets mordant sur les temps d’apprentissage, les élèves dans certaines ZEP
avaient au final, moins de cours que ceux des élèves scolarisés dans d’autres établissements.
11 Selon certains IPR, leur rôle serait désormais d’inspecter et d’évaluer des établissements et non
plus des enseignants disciplinaires.
12 J-F Coppé : « Il faut reconstruire une culture de la fierté de l’établissement. Parvenir à ce que
chacun soit fier de son collège, de son lycée. Chaque établissement a des atouts à mettre en valeur.
Il doit se construire une image autour. Pour cela, il faut que chaque lycée, chaque collège se
développe autour d’un projet et évidemment d’une équipe ».
désormais toute forme de solidarité collective comme une forme de corporatisme ne pouvant que
retarder le triomphe définitif de la société de marché. Une logique qui entend museler le contre
pouvoir intellectuel que représente toute forme d’association ou de corps qui aurait pour objectif la
défense et la diffusion de savoirs qui ne soient pas purement utilitaires.
La réforme Châtel n’est donc pas une réforme « de plus », c’est bien le versant consacré à
l’organisation scolaire de la mise en oeuvre d’un projet de société néolibérale qui vise à organiser la
concurrence de tous contre tous, comme en témoigne le projet de programme des SES en seconde
rédigé par le MEN. Si cette réforme vise à rendre compatible l’organisation du lycée de demain avec
les suppressions de postes massives d’aujourd’hui, elle a aussi pour objectif d’introduire les
méthodes du néo-management afin d’individualiser toujours davantage le travail et la carrière des
enseignants, et de les contraindre, eux aussi à concevoir leurs pratiques pédagogiques sur le modèle
de l’entreprise privée. On peut regretter à cet égard que l’habillage néo-pédagogique de cette
réforme ait pu en abuser certains.

Jean-Yves Mas,
Professeur de Sciences Economiques et Sociales au lycée de Deuil la Barre (95)