La réforme éducative a une dimension mondiale à deux titres. Elle participe de la mondialisation des marchés et elle est impulsée par les organisations internationales qui ont en charge la production du discours dominant sur l’éducation.

La réforme mondiale de l’éducation par Christian Laval

Article paru dans Administration et Éducation, revue de l’Association Française des Administrateurs de l’Éducation, Numéro 1-2006 (109) L’École et l’argent

Introduction

Si l’on suit les catégories de pensée qui nous sont habituelles en France, l’enseignement est considéré d’abord comme une action institutionnalisée sur un plan national ; il est dispensé dans un cadre majoritairement public ; il a une portée au moins autant collective qu’individuelle. Il ne faut pas voir seulement dans ces catégories des mythes, même s’il y a toujours eu loin de l’idéologie scolaire républicaine à une réalité très inégalitaire, écart qui a été au cœur des luttes pour la démocratisation effective de l’enseignement. On sait néanmoins que l’école a joué historiquement un rôle important dans la construction d’une identité culturelle nationale, on sait également que l’œuvre éducative s’est voulue au fondement de la démocratie républicaine et que la dimension intégratrice de la culture scolaire a toujours été officiellement inscrite comme l’un des objectifs du système éducatif.
Actuellement, une mutation fondamentale est en train de se produire. Ce système de valeurs et de principes, articulés aux fondements doctrinaux de la démocratie « à la française », est en voie de déclassement rapide au profit d’une conception de l’éducation en profonde affinité avec les transformations économiques à l’échelle mondiale. Un nouveau modèle d’école se profile sous l’influence de responsables et d’experts de plus en plus insérés dans des réseaux européens et internationaux. Ce nouveau modèle d’école est beaucoup moins national, il est de plus en plus mondial et local ; il est moins public qu’ « hybride » ; il obéit même de moins en moins à une logique d’institution d’Etat et de plus en plus à une logique d’entreprise en situation de concurrence. Il est moins ordonné à l’idéal d’une citoyenneté culturelle et politique qu’à la nécessité économique de fournir les « compétences » ou les « ressources humaines » aux entreprises.
Cette mutation, qui est loin d’être achevée, renvoie à des transformations d’ensemble des sociétés et à la façon dont les individus et les groupes sociaux sont amenés à entrer en compétition les uns avec les autres à travers l’école. Elle tient aussi à la mise en concurrence de plus en plus directe des caractéristiques sociales et institutionnelles des différents pays dans le cadre d’une mondialisation des échanges et de la production et au rôle de plus en plus décisif des systèmes d’enseignement et de recherche dans la compétitivité des économies. Mais elle tient peut-être surtout à ce qu’on peut appeler avec C.Castoriadis la privatisation de la vie collective, de l’action politique, de l’espace public.
Dans le domaine de l’éducation, cela se traduit par le fait qu’on tend à la regarder comme un bien privé qui a un rendement essentiellement individuel. C’est le cœur de ce que l’on appelle la « marchandisation » de l’école. Lorsqu’on considère l’ensemble des phénomènes que désigne cette expression, il ne faut pas seulement se demander comment l’éducation s’achète et se vend de plus en plus ouvertement, comment l’argent des familles et des étudiants devient un facteur de plus en plus direct de différenciation scolaire, comment les marchandises les plus diverses pénètrent progressivement l’espace scolaire (même s’il ne faut évidemment pas négliger ces phénomènes), elle doit porter sur la nature et l’étendue de la transformation culturelle, économique et politique qui les rendent possibles, c’est-à-dire sur le type d’école qui se met en place. Nous avons proposé de parler d’ école néo-libérale pour caractériser ce nouveau modèle . Il n’est pas possible ici d’en décrire, même de façon résumée, tous les aspects. Nous nous contenterons de donner quelques pistes de réflexion sur les évolutions en cours. Nous nous demanderons en particulier comment la mondialisation constitue aujourd’hui un levier de changement de l’école et par quelles voies se détermine une véritable réforme mondiale de l’éducation.

Le marché mondial de l’éducation

Les dépenses éducatives annuelles s’élèvent à 2000 milliards dans le monde. Cette somme fait évidemment beaucoup rêver certains groupes transnationaux décidés à investir dans la « révolution de la connaissance ». Par ailleurs, un très grand nombre de gouvernements sous l’effet contagieux des dogmes néolibéraux voudraient réduire la contribution publique à l’enseignement. La situation actuelle est donc marquée par l’écart croissant entre une demande sociale et économique de scolarisation en hausse dans les pays occidentaux et dans les pays émergents et une offre publique soumise à une contrainte budgétaire accrue. A la fin des années 1990, un dirigeant américain d’une industrie du multi média soulignait ainsi que « l’éducation est le plus vaste marché de la planète, celui qui croît le plus vite et où les acteurs actuels ne répondent pas à la demande » . Il y voyait une grande occasion pour tous les acteurs privés d’investir le secteur.
Il n’y a pas encore d’étude globale et précise sur le marché éducatif mondial. On ne dispose que des estimations des services d’études de banques américaines qui sont évidemment sujettes à caution. Elles parient à l’horizon 2010 sur un marché de 200 à 300 milliards de dollars, soit environ 10 % des dépenses éducatives. A la fin des années 1990, on en était à 50 milliards de dollars. Les plus grands vendeurs sont aussi en général les pays dont les exportations de services sont les plus importantes. Les Etats-Unis arrivent en tête, l’exportation des services éducatifs occupant la cinquième place des exportations par secteur et 4 % du total des exportations. A l’heure actuelle, l’essentiel de ce marché est constitué par les études d’étudiants étrangers, dont les droits versés sont assimilés à une exportation de services par le pays d’accueil. A la fin des années 1990, les Etats-Unis ont accueilli 32 % de l’ensemble des étudiants étrangers venant des pays de l’OCDE, le Royaume Uni 16 %, l’Allemagne 13 % et la France 11%.
Ce marché éducatif a pris ces dernières années de nouvelles formes. Plutôt que de faire venir des étudiants dont le séjour coûte cher (30 000 dollars par an à Princeton par exemple), les grands groupes universitaires ainsi que des firmes internationales spécialisées dans l’offre d’enseignement implantent des filiales sur les marchés locaux. On assiste ainsi au début d’une multinationalisation des établissements universitaires et scolaires. L’enseignement à distance, le e-learning, qui par définition transcende les frontières et permet de suivre un cursus complet, se développe parallèlement. Ce marché s’étend également grâce à la vente de matériels et de logiciels éducatifs ou parascolaires de nature très variée. A quoi il faudrait ajouter l’essor des « universités d’entreprises » (au nombre d’environ un millier dans le monde), la plupart du temps lié à des firmes multinationales. Les plus célèbres sont la Microsoft University ou la Mc Donalds Hamburger University.
L’expansion de ce marché a été particulièrement rapide ces dernières années. Il s’appuie sur une croissance très importante des effectifs universitaires. On est passé de 6 millions d’étudiants dans le monde en 1950 à 90 millions aujourd’hui et le mouvement va sans doute aller croissant avec l’émergence de nouvelles puissances industrielles. Les étudiants sont aussi plus mobiles géographiquement : dans la zone OCDE, les inscriptions d’étudiants étrangers ont augmenté à un rythme plus rapide que celles des étudiants nationaux.
Le marché éducatif mondial participe d’un mouvement plus général de croissance des services accompagnant l’internationalisation des entreprises et l’expansion du commerce des biens depuis la Deuxième Guerre mondiale. Le total du commerce des services est de 1500 milliards de dollars, soit le quart des échanges de biens. Cette expansion, qui tient au poids croissant des services dans les économies développées, est soutenue par un travail intense de lobbying des grands groupes réunis dans la Coalition of service industries, CSI et dans son équivalent européen, le Forum européen des services, qui ont milité jusqu’à aujourd’hui très activement pour mettre les services au cœur des négociations commerciales depuis les années 1980. On sait que c’est tout l’enjeu des négociations qui s’opèrent dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Du côté de la demande, le marché éducatif mondial est lié à une mondialisation du marché de l’emploi. Il se développe sur certains créneaux privilégiés, liés à la technologie de pointe, à l’innovation, à la gestion et au commerce. La hiérarchisation des diplômes et la rentabilisation de l’investissement éducatif sont d’ailleurs étroitement liées aux niveaux technologiques des différentes économies en compétition et aux normes dominantes en matière d’organisation des firmes. Du côté de l’offre, la vente de services éducatifs souvent facturés à un prix élevé constitue une source de revenus à l’exportation non négligeables pour les pays développés, elle est potentiellement source de profits importants pour les groupes privés les mieux placés.
L’expansion d’un marché global de l’éducation est également facilitée par l’ensemble des conditions technologiques qui ont permis la libéralisation des échanges, la circulation des capitaux, la mise en place de réseaux de l’information et de la communication. Il faut y ajouter des conditions que l’on peut dire « politiques ». Les acteurs du secteur privé et du secteur public intéressés par cette mondialisation se sont regroupés dans des lobbies puissants comme le GATE (Global Alliance for Transnational Education) ou le NCITE ( National Committee for International Trade in Education). Des organisations internationales ou intergouvernementales comme l’OCDE, l’Union européenne ou la Banque mondiale pour ne pas parler de l’OMC ont été de plus en plus sensibles aux arguments libre-échangistes .

Une libéralisation du marché éducatif mondial ?

On ne peut comprendre les débats actuels autour de la mondialisation de l’éducation sans évoquer l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), accord qui faisait partie du traité de Marrakech en 1994 en conclusion de l’Uruguay Round (1986-1993). Ce traité a la particularité de fixer le programme de sa mise en œuvre sans besoin d’un « round » supplémentaire (agenda incorporé). Les résultats sont en quelque sorte prédéterminés : il s’agit, selon la philosophie du GATT puis de l’OMC, de faire pour les services ce qui a été fait pour les produits, une libéralisation la plus complète possible, au nom de la croissance et du développement des pays les pauvres. Trois aspects peuvent être retenus.
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, la signature de l’AGCS en 1994 vaut pour un engagement global qui concerne aussi bien le commerce de l’éducation que de l’eau, des télécommunications, ou des services bancaires. L’AGCS est en fait conçu comme un chantier permanent dont l’horizon est illimité mais l’objectif clairement déterminé : la libéralisation la plus complète possible du commerce des services.
Ces derniers, à la différence des biens, ne sont pas tant contraints par des barrières douanières que par des lois et règlements. On l’a bien perçu à l’occasion du projet de la fameuse directive européenne dite « Bolkenstein » prévoyant que les services pourraient être fournis dans les pays de l’Union aux conditions légales du pays d’origine. Libéraliser le commerce des services veut donc dire l’ouverture à la concurrence, la suppression des mesures limitant le nombre d’entreprises susceptibles d’intervenir, l’élimination des normes de toutes natures qui seraient jugées discriminatoires par un opérateur. Cela touche potentiellement toute la législation et toute l’organisation nationale des services considérées comme des « barrières non nécessaires » ou « plus sévères que nécessaires pour assurer la qualité d’un service ».
Les services éducatifs, pour reprendre la formulation en vigueur, n’échappent pas à la liste des 11 secteurs et 160 sous-secteurs d’activités tels qu’ils sont définis dans l’Accord de 1994. L’AGCS dispose dans son article premier que tous les services sont visés à l’exception des « services fournis dans l’exercice de l’autorité gouvernementale », entendant par là « un service qui n’est fourni ni sur une base commerciale ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ». Dès lors qu’il existe un secteur privé d’éducation, l’accord concerne potentiellement le domaine de l’enseignement.

De façon générale, l’accord de 1994 engage les signataires – dont les pays de l’Union européenne- à accorder la clause de la nation la plus favorisée à tous les autres signataires, ce qui revient à empêcher toute préférence commerciale. Cette clause qui vise à traiter également tous les fournisseurs étrangers protège le marché intérieur mais limite à terme les échanges privilégiés entre pays. Ce qui peut se traduire, par exemple, par une remise en question des accords de coopération en matière éducative.
A côté de ce type d’engagement général, un chantier permanent d’engagements spécifiques a été ouvert par sessions dont le nombre est a priori infini. Le mécanisme est celui de l’échange de propositions d’ouverture de son marché contre des ouvertures d’autres pays. Ces engagements spécifiques concernent une autre clause qui est celle du traitement national. Cette clause implique de traiter toute entreprise étrangère de la même façon qu’une entreprise nationale. Ce qui peut remettre en question des subventions au secteur public qui seraient considérées comme des pratiques commerciales déloyales.

En matière d’éducation, les pays les plus demandeurs sont les plus libéraux parmi lesquels on trouve les Etats-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. Leur demande porte sur la liberté d’installation des filiales et sur l’évaluation des formations, condition indispensable d’un véritable marché éducatif qui suppose la liberté de définition des diplômes et leur labellisation par des agences privées pour informer le marché du travail de la valeur des ressources humaines. Les Etats-Unis et la Nouvelle Zélande bataillent ferme dans le domaine du testing et de l’assessment , ce qui permet de contourner l’un des grands obstacles actuels à la marchandisation qui est la collation publique des grades.

Ces enjeux commerciaux appliqués au domaine éducatif posent la question du devenir et des missions du service public d’enseignement. Que devient–il quand la logique dominante tend à ne retenir comme critères pertinents pour juger des effets de l’éducation que le volume des exportations, la croissance économique et la compétitivité ? Cet économisme marchand appliqué à l’enseignement ne risque-t-il pas de conduire à un appauvrissement de la mission culturelle des systèmes éducatifs ?

Une mondialisation du modèle éducatif

Les différents mouvements altermondialistes, les forums sociaux mondiaux ou régionaux, les syndicats de l’enseignement se sont mobilisés sur ces questions. Ils ont obtenu des premiers reculs verbaux, en particulier de la part de la Commission européenne. Si l’on peut comprendre la mobilisation contre les risques qu’enferme la doctrine du libre-échange total en matières de services, elle ne doit pas faire oublier des mutations moins palpables issues d’un long travail symbolique et politique qui s’est opéré dans les grandes institutions internationales comme dans les multiples lieux (forums, revues, colloques) où se rencontrent responsables nationaux des systèmes éducatifs et experts. Ces mutations dont nous parlons ont forgé progressivement une nouvelle représentation des objectifs, des missions, des modes d’organisation des systèmes éducatifs au point de définir un nouveau modèle éducatif en rupture avec l’idée classique de l’enseignement public contemporain de l’Etat-nation. Remarquons d’abord que ce sont des organisations à vocation économique, commerciale et financière qui ont pris en charge cette redéfinition du modèle scolaire : l’OCDE, la Banque mondiale, la Commission européenne donnent le la, tandis que l’UNESCO ou le Conseil de l’Europe s’alignent ou se marginalisent. Soulignons ensuite que les gouvernements nationaux, pourtant actifs dans ces institutions, tendent à s’abriter derrière elles pour mener des réformes sur un mode de plus en plus ouvertement mimétique. Constatons enfin que les réformes préconisées par ces organismes finissent par obéir à une logique commune qui permet de parler d’une véritable réforme mondiale de l’éducation, contemporaine de la redistribution des pouvoirs politiques et économiques à l’échelle de la planète.
Ce nouveau modèle tend à relativiser deux dimensions qui apparaissaient constitutives de l’ancienne école : sa fonction historique d’intégration culturelle et sa fonction politique de formation du citoyen. Il affirme en revanche le rôle économique de l’école consacrée comme lieu essentiel de formation des ressources humaines au service de l’efficacité économique. Martin Carnoy a justement parlé, pour désigner cet aspect central, de « réformes centrées sur la compétitivité » . La doctrine de l’économiste américain ultralibéral Gary Becker, fondée sur le concept de « capital humain », domine cette nouvelle façon de penser. Ce concept stratégique donne une interprétation très individualiste du rapport aux études conçu comme un investissement personnel consenti en vue de bénéfices appropriables par l’investisseur. Cette représentation de nature économique voire économiciste de la fonction de l’école se décline sous de multiples aspects qui finissent par imprégner les discours les plus ordinaires. La logique des « compétences » issue de l’univers productif a largement gagné le domaine éducatif ; « l’efficacité » des systèmes éducatifs est prétendument mesurée par des critères quantifiés souvent réducteurs ; le modèle de l’entreprise, qui se traduit par un vocabulaire importé et par des pratiques de management imitées du secteur privé, se répand dans l’institution scolaire. Cette nouvelle représentation est un phénomène mondial et il s’impose aux « élites » (décideurs politiques, fonctionnaires et experts) avec d’autant plus de force qu’elle a le poids d’une vulgate quasi-universelle, qu’elle participe d’une sorte de lingua franca dans tous les espaces de rencontre et de débat. Tout un dispositif d’apprentissage des outils de gestion supposés neutres et d’inculcation des valeurs managériales s’est mis en place au niveau national, lequel accélère la conversion des esprits parmi les responsables et les administrateurs. Plus globalement, il s’agit de recomposer les identités professionnelles, spécialement celles des enseignants, à partir de nouvelles problématiques d’évaluation, de productivité et d’efficacité tirées avec plus ou moins de rigueur des univers de l’organisation du travail et de la gestion des ressources humaines.
L’Union européenne joue un rôle de plus en plus important dans cette redéfinition des missions des systèmes éducatifs et des catégories intellectuelles et politiques qui permettent de les appréhender. Depuis mars 2000, la Stratégie de Lisbonne, en dépit de ses ratés, a placé de façon explicite les transformations éducatives sous la dépendance des impératifs de compétitivité et de flexibilisation des marchés du travail. La « méthode ouverte de coordination » qui est censée, comme son nom l’indique, « coordonner » les réformes éducatives nationales devient peu à peu un lieu de comparaison et de sélection des « bonnes pratiques » et, de facto, une instance de prescription des mesures à prendre, en contravention avec les textes des traités européens.

Connaissance et capitalisme

La réforme mondiale de l’éducation joue sur des leviers différents : on a parlé de la libéralisation de l’échange des services éducatifs, des processus politiques mimétiques, de la diffusion des mêmes façons de parler et de penser. L’un des leviers les plus puissants aujourd’hui est la démarche de comparaison internationale des résultats de systèmes éducatifs dont la plus connue est l’enquête PISA menée par l’OCDE. Cet effort d’évaluation et la littérature qui l’accompagne (Google recense plus de 250 000 textes et articles parlant de l’évaluation dans le domaine de l’éducation) sont parmi les révélateurs les plus intéressants de la mutation en cours.
Quel est le sens de cette expansion considérable ? Ce phénomène est lié au développement concomitant du marché de l’éducation et du marché de l’emploi à l’échelle mondiale.
Il s’agit par ces procédures d’évaluation et de labellisation de pouvoir mesurer la valeur d’un produit éducatif, information essentielle pour les individus et les entreprises qui veulent pour les uns rentabiliser leurs investissements et pour les autres acheter le « capital humain » dont elles estiment avoir besoin. Ce qui est en jeu, on le voit, c’est la détermination rationalisée de la valeur d’échange des savoirs et des savoirs faire incorporés dans les individus. S’il y a marchandisation de l’éducation, au sens le plus large où nous l’entendons, c’est bien sûr parce qu’il y a au préalable une marchandisation de la force de travail qualifiée. Mais ceci renvoie de façon plus directement déterminante au rôle croissant de la connaissance et du savoir dans le processus de production lui-même et dans les luttes concurrentielles que se livrent les économies et les entreprises à l’échelle internationale. Il est devenu banal aujourd’hui de soutenir que l’hégémonie mondiale se joue désormais sur la capacité d’un pays à maîtriser la connaissance stratégique, à innover, à attirer les meilleurs chercheurs et les cadres dirigeants les plus performants. Cette « révolution de la connaissance » est la raison première mise en avant pour considérer la qualité et le niveau de l’éducation comme un élément de plus en plus décisif de la « compétitivité globale » d’une économie et d’une société. C’est elle aussi qui est invoquée pour accroître « l’efficacité » des systèmes éducatifs tout en cherchant à limiter ou à réduire les dépenses éducatives publiques.

Conclusion

Au total, on le voit, la question de la marchandisation de l’éducation est loin d’être anecdotique. Ce nouveau modèle d’école, soumis à des logiques concurrentielles et conçu comme un service prioritairement économique, n’est pas le produit d’une idéologie tombée du ciel. Elle constitue plutôt un aspect majeur des transformations des sociétés et des économies. Il est insuffisant de ne voir dans les réformes néo-libérales de l’école que la réduction de l’éducation à une marchandise « comme les autres ». En vérité, ces politiques regardent surtout la connaissance comme un facteur de production de plus en plus essentiel et c’est à ce titre qu’elles cherchent à réorienter et à transformer les systèmes éducatifs, en commençant par les secteurs les plus directement en prise avec l’appareil de production. Mais l’enjeu n’est pas moindre pour autant. C’est le capitalisme qui a changé en devenant de plus en plus « cognitif » et c’est le néo-libéralisme dans le domaine éducatif qui a a essayé d’en formuler le plus explicitement les conséquences. Encore que ce ne soit pas sans contradiction : comment accroître les dépenses de recherche et d’enseignement en diminuant parallèlement le niveau d’intervention de l’Etat ? Voilà qui n’est pas une équation simple à résoudre, comme le montrent les embarras de certains gouvernements, dont celui de la France aujourd’hui.
La question à la fois culturelle, sociale et politique est de savoir jusqu’où ira la subordination des systèmes et des institutions d’éducation, de recherche, de culture aux logiques économiques dominantes et ce qu’il adviendra de l’éducation elle-même si elle ne trouve plus sa raison d’être que dans la production du « capital humain » réclamé par les économies contemporaines. La question sur le plan pratique sera largement déterminée par les rapports entre les forces diverses qui soutiennent une telle évolution et les forces qui s’y opposent. Mais de cela, personne ne peut encore rien dire.