Published On: 6 octobre 2020Categories: Editoriaux de la lettre électronique

Le maintien de l’ordre est un choix politique.

Amnesty International publie en cette fin septembre 2020, les résultats d’une enquête [2] sur les arrestations arbitraires et les poursuites en justice de manifestants n’ayant commis aucune infraction, aucun délit. Au-delà des effets dissuasifs des stratégies dures de maintien de l’ordre qui pouvaient déjà nourrir la crainte d’aller manifester, le droit à la manifestation est clairement menacé désormais par une instrumentalisation de supposés délits qui conduit à multiplier les verbalisations, arrestations, gardes à vue et poursuites pénales.
Des rapports récents [3] avaient témoigné d’une évolution des pratiques de maintien de l’ordre en France dont les conséquences les plus aisément visibles sont l’augmentation des violences et la restriction des libertés. L’arsenal dissuasif se renforce désormais d’un recours accru à la pénalisation et cela jusqu’à punir d’avoir participé à un rassemblement susceptible de troubler l’ordre public, sans même que ce trouble à l’ordre public ait été constaté.
La rhétorique gouvernementale tente de nous faire croire qu’il y aurait là des nécessités conjoncturelles mais tout nous pousse à considérer au contraire qu’il s’agit d’une volonté politique délibérée et indépendante de ces circonstances.

Les fondements du maintien de l’ordre
Si le maintien de l’ordre se légitime par le droit à la sûreté affirmé par la déclaration de 1789, il ne peut se soustraire de devoir servir l’ensemble des droits républicains et démocratiques : la liberté, la résistance à l’oppression, la libre expression. La déclaration de 1793 le disait plus fortement encore en définissant la sûreté comme la protection accordée à chacun par la société pour la conservation de ses droits. Au sein d’une démocratie, aucune n’autre finalité à la sûreté ne peut être admise que celle de la garantie des droits.
Il ne peut être question de mettre en doute la légitimité de l’État à intervenir par la force pour garantir cette sûreté. Sans doute chacun d’entre nous s’est-il pris à rêver d’une société où cet usage serait devenu inutile mais nous savons, qu’à défaut de la contrainte légale, d’autres rapports de forces, d’autres exercices de pouvoir et de domination seraient à l’œuvre bien loin d’être motivés par les valeurs d’égalité et de liberté. Pour autant, cette légitimité ne peut être acceptable en démocratie que si elle poursuit conjointement la volonté d’assurer la sûreté et la liberté.

Un choix politique
Le maintien de l’ordre est un choix politique. Il ne peut se justifier dans de prétendues nécessités stratégiques que le néolibéralisme noie dans l’obsession des résultats de surface au mépris de l’interrogation des effets réels. Le management néolibéral des services publics pèse sur le travail des policiers comme sur celui de l’ensemble des fonctionnaires. Il dégrade leurs conditions de travail faute de moyens suffisants, les éloigne des finalités républicaines de leurs missions, les soumet à des pressions éprouvantes et incompatibles avec l’exercice complexe de leur métier.
Il ne peut non plus être considéré à l’aune des comportements individuels des policiers. L’augmentation des violences ne résulte pas de dérapages individuels, non pas qu’ils n’existent pas, mais que l’absence de leur condamnation systématique construit une représentation d’impunité qui laisse la place à ces violences et à leur développement. Qu’elles soient suscitées par le débordement, la peur ou la haine, peu importe. La responsabilité de l’État est justement de les rendre impossibles et de ne permettre qu’aucune faiblesse humaine ne puisse s’immiscer dans la mission de protection. C’est pourquoi nous ne confondrons pas une dénonciation véhémente de la politique de sécurité publique et la haine du policier. Nous savons par exemple, que là comme dans les autres services publics, la gestion induite par le NMP crée des conditions de travail qui génèrent aussi du « travail empêché » que les syndicats de policiers respectueux des valeurs républicaines dénoncent à juste titre.

Donnant donnant ?
L’argument qui voudrait légitimer cette violence par celle des « casseurs » ne résiste pas à l’expérience même des manifestants qui ont pu maintes fois faire le constat d’actes délibérés et aucunement guidés par une nécessité, pas même celle de protéger des biens matériels. Les femmes du 7 mars 2020 en en fait la douloureuse expérience, elles qui, manifestant pour leurs droits, les ont vu violemment et gratuitement bafoués. Le préfet de police n’a pris ce jour-là aucune mesure disciplinaire contre ceux qui ont délibérément agi à l’encontre des règles les plus élémentaires. Au contraire, il a publié un communiqué pour les justifier. Au lieu de développer une formation policière aux valeurs républicaines et à la déontologie, au lieu de combattre les dérapages par l’exigence républicaine, l’institution les légitime en prétextant une nécessité, en réalité infondée, permettant ainsi le renforcement idéologique des comportements injustifiables.

Un refus des institutions républicaines ?
Quant à considérer que l’indignation contre les violences et les restrictions de liberté ne pourrait émaner que de quelques minorités acquises à la déstabilisation de l’État et de ses institutions … rappelons, pour ne donner qu’un seul exemple, que c’est un rapport du Haut-commissariat des droits de l’homme de l’ONU qui en février 2019 dénonçait, pour la France, une restriction abusive du droit de manifester et l’usage disproportionné d’armes ayant causé des blessures graves. La liste serait longue des personnalités et organisations qui ont exprimé de telles dénonciations et qu’on ne peut pourtant pas suspecter de projets visant à promouvoir l’anarchie. Et nous savons distinguer la critique d’une politique gouvernementale de l’expression d’un rejet des institutions républicaines.

Radicalisation policière
L’opinion politique des policiers s’est radicalisée. Les enquêtes d’opinion en témoignent, le vote d’extrême-droite n’a cessé de croître. La conjonction de cette évolution idéologique, d’une absence de formation professionnelle suffisante et d’une impunité quant à certaines pratiques déontologiquement inacceptables, produit les effets de nous constatons : le ciblage d’une population présumée délinquante de par son origine ou son lieu d’habitat. Des policiers eux-mêmes témoignent de comportements discriminatoires envers des citoyens ou des collègues [4]. Bien des reportages en ont témoigné, par exemple celui de Violaine Jaussent et Guillemette Jeannot [5] montrant comment se mêlent des attitudes racistes délibérées, des comportements nourris de stéréotypes et une grande difficulté d’expression pour ceux des policiers qui refusent les discriminations. L’enquête du Défenseur des droits de 2017 [6] constatait les caractéristiques majeures de cette discrimination : des hommes jeunes, perçus comme noirs ou arabes et habitant la banlieue.

L’urgence d’une autre politique
Ce n’est pas une fatalité des temps qui conduit à la multiplication des violences. C’est l’obstination d’une politique. Michel Forst, rapporteur de l’ONU en France, affirmait [7] le déni permanent du gouvernement « sur la brutalité de la réponse policière ». Cette surdité aux alertes multiples témoigne d’une volonté assumée.
Déjà en janvier 2018, le Défenseur des droits constatant la multiplication des tensions et des incidents entre forces de l’ordre et manifestants s’interrogeait sur les conséquences de la doctrine française du maintien de l’ordre et préconisait des changements dans sa mise en œuvre [8]. Force est de constater que la stratégie de « désescalade » qu’il proposait alors n’a nullement été entendue.
Au-delà de l’inacceptable privation du droit à manifester, la dégradation de la situation est un véritable facteur de rupture sociale. Le rapport du défenseur des droits estimait que « ces expériences déclarées de comportements contraires à la déontologie des forces de l’ordre n’ont pas seulement des conséquences sur les perceptions individuelles de la police  » mais « qu’elles semblent contribuer à alimenter un sentiment de défiance envers les institutions de protection des citoyens et de leurs droits. ».
Alors que le gouvernement manifeste son inquiétude vis-à-vis de ce qu’il considère comme des risques « séparatistes », continuera-t-il par ailleurs à laisser s’installer le risque discriminatoire, celui qui contribue à nourrir chez bon nombre de nos concitoyens le sentiment d’être exclu des principes républicains.

[1Arrêté·es pour avoir manifesté, Amnesty international (septembre 2020)
[2Arrêté·es pour avoir manifesté, Amnesty international (septembre 2020)
[3ACAT, Maintien de l’ordre : à quel prix ? (mars 2020)
Reporterre, Rapport d’information sur les actions de maintien de l’ordre (juin 2016)
[4Libération, 29 juillet 2020
[5France Info, 13 juin 2020
[6Défenseur des droits, Enquête sur l’accès aux droits, vol.1, Relations police-population : le cas des contrôles d’identité, 2017
[7Libération, 13 juin 2019
[8Communiqué de presse du Défenseur des droits, 10 janvier 2018.

Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 6 octobre 2020
Paul Devin, président de l’IR.FSU