La continuité pédagogique : l’imposture de Blanquer
Erwan Lehoux
Depuis que les premières écoles ont été fermées en raison de l’épidémie, J.-M. Blanquer répète à l’envi son engagement total dans la mise en œuvre de la continuité pédagogique. Si les difficultés techniques ont été beaucoup commentées, le principe même de la continuité pédagogique s’est imposé comme une évidence. Comme s’il s’agissait d’une priorité à l’heure de crise sanitaire que nous vivons.
Dès l’annonce des premières fermetures d’établissements scolaires en raison de l’épidémie, Jean-Michel Blanquer n’a cessé de répéter que sa priorité serait de garantir la « continuité pédagogique ». Il n’hésitait pas à affirmer que l’Éducation nationale était prête. Un mensonge qui n’a pas dupé grand monde. Il a suffi de quelques jours pour que les nombreux bugs techniques démontrent que rien n’avait été anticipé par le ministère en la matière.
Si ces difficultés techniques ont été beaucoup commentées, le principe même de la continuité pédagogique s’est imposé dans l’opinion comme une évidence peu discutée. Comme s’il s’agissait de l’urgence première alors qu’une crise sanitaire inédite se préparait !
La continuité pédagogique à tout prix
Plutôt que de contribuer à la lutte contre la pandémie, Jean-Michel Blanquer n’a au contraire eu de cesse que de faire diversion et d’alimenter la provocation. Quelques heures avant l’annonce de la fermeture de tous les établissements scolaires par Emmanuel Maron, le jeudi 12 mars au soir, le ministre de l’Éducation nationale, pourtant concerné au premier chef, affirmait encore que cette mesure n’était en aucun cas envisagée. Durant les quelques jours qui ont suivi, les informations et les consignes les plus contradictoires, parfois tout à fait irresponsables, ont circulé au sein du ministère. Il était demandé à certain·e·s enseignant·e·s de se rendre malgré tout dans les écoles et de participer aux réunions prévues. Il a fallu attendre le lundi suivant pour qu’enfin, des consignes un peu plus claires ne soient données. La deuxième intervention du Président de la République, ce même lundi 16 mars, lors de laquelle nous apprenions la mise en œuvre du confinement généralisé, n’a toutefois pas empêché Jean-Michel Blanquer de multiplier les interviews et les annonces les plus improbables. Alors même qu’il intimait aux enseignant·e·s de ne pas cesser de travailler, au nom de la continuité pédagogique, il indiquait le jeudi 19 mars qu’il n’était pas impossible que les vacances scolaires soient décalées cet été, avant d’y renoncer le lendemain, puis d’annoncer dans la soirée que des sessions de rattrapage seraient organisées. Vendredi soir également, il invitait les familles ne bénéficiant pas de connexion à l’Internet à se déplacer dans les établissements scolaires pour y récupérer les devoirs pour leurs enfants, cependant que le recteur de l’Académie de Nantes proposaient des échanges entre enseignant·e·s et familles par le biais des commerces relais. Pendant ce temps, les infirmier·e·s comme les assistant·e·s de service social scolaires restent sans nouvelle de leur hiérarchie, alors même qu’elles et ils pourraient s’avérer particulièrement utile dans la période.
Manifestement, ralentir la progression de la pandémie n’est pas une priorité rue de Grenelle ! Tant pis pour hôpitaux débordés par l’afflux de nouveaux malades, tant pis pour les personnels soignants qui n’en peuvent plus, tant pis pour les morts, déjà trop nombreux… La continuité pédagogique n’a certainement pas de prix !
Une injonction intolérable
Cette priorité absolue n’a pourtant pas manqué d’étonner les acteurs et actrices de la communauté scolaire. Jean-Michel Blanquer n’a en effet pas toujours accordé autant d’importance à la continuité pédagogique, notamment lorsque les enseignant·e·s absent·e·s ne sont pas remplacé·e·s, faute de remplaçants en nombre suffisant. La posture du ministre est d’autant plus hypocrite que, dans la période de confinement que nous connaissons, les élèves sont tous empêchés de se rendre en cours. Ce n’est en revanche pas le cas lorsque les enseignant·e·s ne peuvent être remplacés : en fonction du territoire dans lequel ils résident, certains élèves perdent un nombre d’heures de cours bien plus important que d’autres, renforçant alors les inégalités. Ainsi, on ne s’étonnera pas d’apprendre que les élèves inscrits dans des établissements relevant de l’éducation prioritaire sont ceux qui perdent le plus d’heures d’enseignement. Or, cette situation a un impact avéré sur leurs performances scolaires1.
Le ministre est néanmoins resté fidèle à lui-même sur la forme. L’école de la confiance si souvent invoquée a une fois de plus laissé place à un autoritarisme intolérable. La continuité pédagogique s’est imposée comme une injonction de plus faite aux enseignant·e·s, sommés de poursuivre les cours à distance, grâce aux supposées vertus du numérique. Jean-Michel Blanquer manque-t-il à ce point de confiance envers les enseignants qu’ils pensaient que ces derniers laisseraient leurs élèves sans nouvelle ? Le lendemain des annonces du Président de la République, les enseignant·e·s ont d’abord, comme c’est le cas en toute circonstance difficile, essayé de répondre aux interrogations et aux angoisses de leurs élèves, qui se demandaient, pêle-mêle, à quel point la situation sanitaire était grave, combien de temps le confinement allait durer, quelles seraient les conséquences économiques et sociales de cette crise ou encore comment la fin de l’année serait aménagée, notamment en cas d’examens à passer. Ils n’ont ensuite pas tardé à se mettre au travail pour adapter, tant bien que mal, leurs pratiques et leur progression à la situation. Beaucoup rapportent d’ailleurs travailler bien davantage que d’ordinaire.
Intolérable pour les enseignant·e·s, l’injonction à la continuité pédagogique l’a été tout autant pour les élèves et pour leurs parents ? Si les élèves ne se rendent pas toujours à l’école avec une passion débordante, ils y bénéficient cependant d’un encadrement autrement plus favorable au travail. Il n’est pas si facile, pour un enfant ou un adolescent, de s’auto-contraindre à travailler, surtout lorsque la compréhension du cours exige de lui des efforts de concentration important et qu’il n’a pas d’interlocuteur direct pour répondre à ses interrogations. Il n’est pas plus aisé pour les parents de se substituer aux enseignant·e·s et d’assurer eux-mêmes l’encadrement dont leur enfant a besoin. Ce d’autant plus pour les parents qui continuent à travailler, à l’hôpital, au supermarché à l’usine, ou par télétravail. Nombreux sont les témoignages d’élèves e de parents débordés par le travail à effectuer à la maison…
Continuité pédagogique et inégalités scolaires
Or, face à ce travail, tous les élèves ne sont pas égaux. D’une part, les inégalités matérielles restent nombreuses. On pense évidemment à la fracture numérique qui, même si elle tend à se réduire, concerne encore de nombreux enfants notamment parmi ceux issus des couches populaires. Au-delà de l’accès à internet, qui est quasiment généralisé, le fait de disposer ou non de plusieurs ordinateurs, pour permettre aux enfants comme aux parents de travailler en même temps, ou encore le fait de bénéficier ou non d’une imprimante, pour lire les documents sur un support papier, plus confortable pour la vue, constituent autant de différences particulièrement discriminatoires. À cela, il conviendrait d’ajouter également d’autres sources matérielles d’inégalités, notamment en matière d’espace à la maison : ainsi, tous les enfants ne bénéficient pas d’une pièce pour s’isoler et travailler au calme.
D’autre part, les inégalités face à l’apprentissage lui-même sont plus nombreuses encore. De même que les devoirs à la maison, ou plus encore des dispositifs tels que la classe inversée, contribuent à accentuer les inégalités scolaires entre les enfants, le travail demandé durant cette période de confinement risque d’avoir le même effet. Alors qu’il sera très profitable aux élèves qui ont le plus de facilités à l’école, qui sont capables de faire preuve d’autonomie, il sera nettement moins bénéfique pour les autres, quand il ne sera pas contre-productif. On connaît en effet le risque pour les enfants qui rencontrent le plus de difficultés, qui sont le plus souvent également ceux qui sont issus des couches populaires, d’un brouillage des repères didactiques patiemment construits dans la classe2.
Aider les enseignant·e·s à prendre du recul
Dans la période, Il n’est évidemment pas question de ne rien faire. Il est évidemment utile de proposer aux enfants des activités pédagogiques complémentaires. Cela dit, il convient de garder à l’esprit les limites de cet apprentissage à la maison, en commençant par alléger la charge de travail habituelle des élèves. Plus fondamentalement, il faut éviter autant que faire se peut de poursuivre la progression habituelle et préférer revenir sur les contenus précédents ou, éventuellement, proposer des activités en décalage avec le programme.
Sans doute cet événement inédit est-il l’occasion d’encourager la lecture chez les élèves et plus généralement l’apprentissage guidé non pas par la seule optique des examens à venir mais davantage par la curiosité intellectuelle dont chacune et chacun fait preuve. C’est aussi une occasion de vivre le temps autrement, loin de la course effrénée imposée par un système capitaliste qui happe chacun de nos instants. Dans cette perspective, proposer aux familles de nouvelles émissions culturelles et scientifiques, spécifiquement destinées aux enfants, est une initiative bienvenue, qui interroge sur la disparition tendancielle de telles émissions ces dernières années.
Cependant, pour laisser ouvert le champ des possibles en la matière, le ministère devrait commencer par rassurer les élèves et leurs parents, notamment au sujet des examens à venir en fin d’année et plus généralement des évaluations, ce qui permettrait de libérer les élèves de la pression habituelle qui contrait leur rapport à l’école. Il devrait également en finir avec les injonctions faites aux enseignant·e·s. Faisons confiance aux enseignant·e·s pour s’adapter à la situation et inventer, dans la période, des pratiques nouvelles et émancipatrices. Invitons-les plutôt à prendre le temps, du temps pour mettre au point ces pratiques nouvelles, pour faire des essais, pour échanger avec leurs collègues, pour prendre connaissances des travaux de chercheurs et de chercheuses qui leur permettront d’éviter certains écueils… Rappelons en outre qu’il n’y a en la matière, comme toujours lorsqu’il est question d’enseignement, aucune recette miracle et que chaque enseignant·e fera aussi en fonction des possibilités qui s’offrent à elle ou à lui. Le rôle du ministère, dans le contexte, devrait être d’aider les enseignant·e·s à prendre du recul, de les accompagner au mieux et de rester à leur écoute.
Les motivations de Blanquer
En définitive, on pourra une fois encore s’interroger sur les motivations réelles de Jean-Michel Blanquer, répétant les mêmes mots-clés d’une station de radio à l’autre, d’une chaîne de télévision à l’autre et d’un tweet à l’autre jusqu’à l’écœurement. S’agit-il d’un simple coup de com’, le ministre profitant de la situation pour faire parler de lui et montrer aux yeux de tous et de toutes que lui, ministre de l’éducation nationale, les enseignant·e·s sont enfin sommé·e·s de mettre au travail ?
À moins que, plus calculateur encore, il ne voie dans la gravité de la situation l’occasion de faire avancer plus vite qu’il ne le pensait son plan numérique pour l’école, en laissant encourageant l’utilisation de logiciels privés par les enseignant·e·s et en testant ce qui pourrait devenir de nouvelles modalités d’enseignement… Dans ce dernier cas, espérons que les difficultés auxquelles sont actuellement confrontées les enseignant·e·s mais aussi les élèves et leurs parents rappelleront au contraire qu’enseigner est un métier qui s’apprend et qui n’a de sens que dans le cadre même de la classe3.
[1] C’était encore ce que montrait un rapport commandé par la Cour des comptes : Asma Benhenda, « Gestion des enseignants et inégalités scolaires dans les collèges de l’éducation prioritaire », Institut des politiques publiques, mai 2018. <https://www.ccomptes.fr/system/file…>
[2] Voir à ce sujet les nombreux travaux du laboratoire ESCOL. Notamment : Séverine Kakpo et Patrick Rayou, « Contrats didactiques et contrats sociaux du travail hors la classe », Éducation et didactique, Vol.4-n°2 | 2010, 57-74. <https://journals.openedition.org/ed…>
[3] À ce sujet, voir l’article de Paul Devin sur son blog Médiapart, « Quand le marché s’intéresse à la continuité pédagogique… » <https://blogs.mediapart.fr/paul-dev…>
Erwan Lehoux est membre de l’Institut de recherches de la FSU.