Un compte rendu de lecture dans le cadre du chantier « Socialisme et Education »
Histoire d’un « objet dérisoire »
M. Beaumord est instituteur dans la Haute-Vienne. Le village de Morterolles, au nord de Limoges, compte 643 habitants et la salle de classe est probablement la salle la plus importante du village. C’est là que, durant un hiver, l’instituteur va convier les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux à l’écouter prononcer dix conférences. Le ministre Ferry a encouragé les « conférences populaires » tout en indiquant bien qu’elles ne pourraient être rémunérées. L’inspection académique aura toutefois le souci de récompenser cette initiative personnelle, et originale pour ce département, par une médaille de bronze, le versement de cent francs et un don de quelques livres.
Il faut dire que plus de 1500 personnes se seront déplacées au cours des dix conférences. L’instituteur a choisi de débuter son cycle avec un exposé sur la récente conquête de Madagascar. Le patriotisme, Charlotte Corday, Jeanne d’Arc, les rendements de l’agriculture, les bienfaits de l’union et de l’association, Rossbach et Valmy, l’Algérie, Tunisie, Soudan, la gelée, ses causes et ses effets seront les thèmes des autres conférences. Le cycle s’achève sur les bienfaits du travail.
Que dit ce modeste instituteur ? Avec un ton appliqué et le sérieux que lui reconnait son inspection lorsqu’il tient la classe, Beaumord expose simplement un rapide état des savoirs sur ces questions. L’amour de la patrie revient régulièrement mais sans emphase particulière. C’est un républicain convaincu, laïc qui s’exprime avec mesure et application. Ses connaissances lui viennent de sa formation à l’école normale dans les années 1874-1877 où l’on enseignait encore le catéchisme et l’histoire sainte et où il a nécessairement lu les ouvrages de la Bibliothèque de l’école normale, les manuels classiques de Victor Duruy ou de Edouard-Thomas Charton et a appris à consulter le précieux Dictionnaire universel du XIX siècle de Pierre Larousse. Le contenu de ses conférences ne présente en fait rien d’exceptionnel.
Alors pourquoi tenter de reconstituer ces conférences ? Parce qu’elles marquent « le moment d’un éveil, dans le tréfonds de la société rurale, au cœur même d’une région au retard culturel évident », nous dit Alain Corbin. Cet objet modeste, « dérisoire » selon le mot de l’historien, témoigne précisément d’un vaste projet d’éducation populaire et pour lequel ce type de manifestation, les « conférences », ont été un élément essentiel. Car au-delà de l’initiative de cet instituteur, Alain Corbin s’attache à restituer avec précision ce que fut cet auditoire, principalement masculin (1162 hommes pour 345 femmes), qui décidait dans la nuit de l’hiver de sortir de chez eux, de marcher, plusieurs kilomètres pour certains, pour se réunir dans l’école et écouter ces exposés. Quelques commerçants ou artisans, de petits propriétaires exploitants ou de simples cultivateurs suivent ainsi, pour la première fois ou non, le chemin de l’école et manifestent ainsi un goût, une envie de connaissance dans une société où la lecture progresse, où elle ne doit plus être simplement une capacité mais une pratique.
Guy Dreux (12 avril 2011)