Sylvain Pattieu
Gilets jaunes, contestations des réformes des retraites, émeute actuelle : depuis son élection en 2017, Emmanuel Macron a dû faire face à trois mouvements sociaux dont les modalités d’action reposent sur ce que le grand historien britannique E. P. Thompson appelait une « économie morale de la foule ».
« Ils ont pillé, ils ont volé surtout de l’alcool, des shampooings, et sur les vidéos de surveillance on les voit défoncer des paquets de chips et les manger en même temps qu’ils détruisent. » Ainsi parle l’employé de la supérette de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), juste à côté de l’école de mes enfants, aux habitants du quartier qui tentent de le réconforter. Cette indéniable dimension prédatrice de la révolte est mise en avant par le gouvernement pour privilégier une résolution répressive de la crise.
L’émeute est un « désastre social », écrivait l’historien Edward P. Thompson dans un texte devenu classique sur « l’économie morale de la foule anglaise au
XVIIIe siècle »[1]. On en veut pour preuve les destructions d’équipements publics et privés dans des quartiers déjà démunis, les violences diverses, les lourdes condamnations qui s’abattent déjà et auront des effets à long terme sur le parcours des jeunes concernés. Mais à rebours d’une « vision convulsive de l’histoire populaire », Thompson essayait de comprendre la rationalité de tels mouvements. Il est sans doute utile, même à chaud, et malgré la façon dont ces événements touchent notre vie quotidienne, de prendre de la distance en recourant à cette idée
d’une économie morale de la foule. Thompson démontre comment de telles révoltes bénéficiaient d’une légitimité et d’un consensus populaire quand la chaîne traditionnelle de production et de circulation du pain était remise en cause, d’une façon jugée illégitime, par de nouvelles pratiques du marché, conduisant à des hausses des prix. Le sentiment d’injustice pouvait conduire à diverses violences, atteintes aux biens ou aux personnes, mises en demeure de pratiquer un « juste prix », pillages et vols.
Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, on peut considérer trois mouvements sociaux dont les modalités d’action reposent sur une économie morale populaire.
Le mouvement des Gilets jaunes, quand l’augmentation, par une taxe, du prix de l’essence a débouché sur des actions et des revendications très diverses, dont
beaucoup tournaient néanmoins autour de l’idée de justice sociale, de retour des services publics et d’opposition entre les « petits » et les « gros »[2]. Les mouvements contre la réforme des retraites, ensuite, en 2019 et 2023, dont le dernier a vu la conjonction d’une unité syndicale inédite et d’un très fort rejet populaire de la réforme, considérée comme profondément inique.
Le meurtre du jeune Nahel par un policier, pour un simple délit routier, constitue ce troisième moment de consensus de la révolte, plus limité, autour du rejet de certains pratiques policières brutales et racistes, non exempt de contradictions. En effet, l’émotion suscitée par la mort de Nahel a provoqué, sous forme d’émeutes, les vives réactions d’une tranche d’âge très jeune, très masculine. Plus qu’une simple révolte des banlieues, comme elle est présentée, elle semble
concerner plus largement les jeunesses populaires, puisqu’on a vu des mouvements bien au-delà de la ceinture parisienne et des périphéries des plus grandes
agglomérations. Comme durant les Gilets jaunes ou le mouvement contre les retraites de 2023, les territoires concernés sont bien plus divers qu’attendu.
Toutefois, au-delà de la jeune frange engagée dans le mouvement, les réactions sont plus ambivalentes, entre consensus large (jusqu’à la majorité) pour déplorer le comportement du policier qui a tué le jeune homme, et rejet des destructions. Les pratiques prédatrices qui marquent certaines franges du mouvement reflètent néanmoins dans une certaine mesure les frustrations liées au modèle de consommation, à l’inflation de ces derniers mois, à la pauvreté. Elles témoignent aussi d’une volonté d’ « intimidation populaire » que notait déjà Thompson en décrivant les émeutes de l’époque moderne.
Quoi de commun entre des mouvements qui recourent à des modalités d’action aussi différentes et ne mobilisent, sauf exception, pas exactement le même type de population ? Edward P. Thompson voyait dans les fondements des révoltes la remise en cause des normes et obligations sociales habituellement reconnues. Le macronisme, confirmant un mouvement entamé dès les années 1980, a remis en
cause comme jamais certains fondements de la démocratie sociale établie à partir de 1945. Cette démocratie reposait sur la société salariale, mise en évidence par le sociologue Robert Castel, dans laquelle une majorité de la population travaillait selon ce statut, y gagnant une relative stabilité, des perspectives de promotion et d’ascension sociale[3]. Elle allait de pair avec un Etat social relativement redistributif, même si elle n’empêchait pas la persistance d’inégalités, et un développement du secteur public. Dans ce cadre, les mouvements sociaux et syndicaux étaient partie prenante de la vie démocratique et portaient des
revendications entendues et discutées par les responsables politiques.
Or, depuis les années 1980, et encore plus depuis le début du XXIe siècle, ce consensus social a été vivement attaqué par l’offensive néo-libérale. Chômage,
crise (aggravée par celle de 2008, puis des conséquences de la guerre en Ukraine), ont conduit à une fragilisation du salariat, des classes populaires, aggravant lesdiscriminations et les divisions en leur sein. Les phénomènes d’altérisation, de stigmatisation et de racialisation de certaines catégories de la population, s’ils existent depuis longtemps, hérités notamment de l’histoire coloniale, peuvent passer plus inaperçus en période de prospérité et de redistribution. Dans une période de crise et alors que les attaques contre le système social sont violentes, ils apparaissent crûment et sont même agités par les gouvernants comme dérivatifs de la colère.
L’économie morale de la révolte permet de comprendre que les mouvements de ces dernières années dépassent le simple fait qui les a déclenchés.
Le durcissement économique est un jeu de billard à plusieurs bandes. Il entraîne un durcissement politique : « ce n’est pas la rue qui gouverne », disait un Premier ministre en 2003. Vingt ans plus tard, cette logique a trouvé son acmé dans le passage en force du gouvernement Borne pour la réforme des retraites de 2023. Les syndicats et les mouvements sociaux ne sont plus des interlocuteurs mais des perturbateurs qu’il s’agit de contenir, de décrédibiliser, de réprimer, même quand l’opinion soutient largement leurs revendications. Il en découle un usage de la force publique disproportionné et violent qui a entraîné la condamnation de la situation française par des institutions internationales.
Ce durcissement concerne également les habitants des quartiers populaires. Les années 1980 sont aussi celles du début de la stigmatisation des banlieues et des jeunes qui y habitent, décrits comme des « sauvageons » à la fin des années 1990, qualifiés aujourd’hui de « nuisibles » dans le tract d’un syndicat policier. Les années 2000 et 2010 ont vu ce phénomène s’aggraver et les attentats islamistes ont entraîné des amalgames et une stigmatisation de l’islam. Les habitants des quartiers populaires ont été les premiers à subir le durcissement de l’activité policière, avec l’abandon de la police de proximité et un privilège donné à l’action immédiate et à un virilisme guerrier sur un travail de long terme.
Les instances de discussion et de régulation, associatives ou autres, qui existaient dans ces quartiers ont été fragilisées par la mise au régime sec de la politique de la ville (en témoigne le sort réservé au plan Borloo en 2018) et par les difficultés des municipalités des villes les plus pauvres, durement touchées par la crise et la baisse de leurs ressources. De même, le désengagement de l’Etat des services publics et d’institutions aussi diverses que l’Education nationale, la Justice, la Santé, et même la police, ne permettent plus de tempérer ou de canaliser le ressentiment social.
L’économie morale de la révolte permet de comprendre que les mouvements de ces dernières années dépassent le simple fait qui les a déclenchés : une situation d’injustice devient insupportable et justifie la rupture, met en mouvement les foules. Une taxe devient le symbole des inégalités grandissantes, du déclin des services publics ; une nouvelle réforme menace l’acquis social constitué par l’espérance d’un temps pour soi, la retraite, tandis que le passage en force de l’exécutif fragilise la démocratie ; la mort d’un adolescent le ras-le-bol des violences policières, du racisme et d’une conception brutale du maintien de l’ordre et du rapport aux populations.
On pourrait ajouter les mouvements féministes nés de l’ère #metoo et les mouvements écologistes, certes apparus de façon moins massive, mais qui touchent
aussi à une économie morale de l’urgence face à des situations jugées inacceptables. Chacun de ces mouvements est un conflit de légitimité, oppose l’économie morale de la foule à une dimension de la rationalité gouvernante néo-libérale. Ils ne recoupent cependant pas toujours une même vision du monde et témoignent, aussi, des difficultés à trouver une issue.
Le mouvement pour les retraites, s’il a fait payer chèrement à Emmanuel Macron sa réforme, n’a pas été en mesure de l’empêcher. Malgré une mobilisation historique et une nouvelle dynamique syndicale, cet échec correspond à la faiblesse relative, depuis 1995, des mouvements sociaux traditionnels et du mouvement syndical, qui peinent à remporter des victoires[4]. Les conflits sociaux classiques, qui reposent sur la possibilité d’un dialogue, sont affaiblis au niveau national. Il est difficile de mesurer les effets sur les révoltes actuelles de l’intransigeance du gouvernement à propos les retraites, ou de sa non-prise en compte des mouvements pacifiques suite à la mort de George Floyd, en 2020.
En découle l’idée que « si on ne casse pas, on n’est pas écoutés ». Le mouvement des Gilets jaunes a subi une forte répression judiciaire et on peut craindre qu’il en soit de même pour le mouvement actuel. Il manque sans doute, pour le moment, un débouché politique qui permette d’unifier les aspirations portées par ces différents mouvements et ces différentes franges de la population, capable de remettre en cause l’hégémonie néolibérale sous tous ses aspects.
Un programme minimal pourrait articuler nécessité de redistribution sociale, politiques de l’égalité, exigences écologiques, renforcement démocratique et
réforme de la police. Il n’est pas simple de trouver les formules, les alliances, les forces politiques capables d’articuler toutes ces dimensions. Dans ce contexte, et si une telle volonté politique n’est pas mise en œuvre, on peut craindre que l’observation par Edward P. Thompson pour les révoltes du XVIIIe siècle ne se vérifie aujourd’hui : « L’émeute était une calamité. L’« ordre » qui succédait à l’émeute pouvait être une calamité plus grande encore ».