Menaces sur les droits des fonctionnaires
De récentes affaires disciplinaires concernant des enseignant·es, des inspecteur·trices du travail et d’autres fonctionnaires témoignent d’une évolution répressive des conceptions du contrôle des agents publics.
Le déplacement, la rétrogradation, la suspension sont-ils en train de redevenir des pratiques courantes pour soumettre le fonctionnaire et le faire taire ?
Jusqu’en 1946, la conception d’un fonctionnaire exclusivement dévoué au service de l’État avait relégué la question de ses droits citoyens derrière la vision d’un impératif absolu de contrôle. Si, au cours de la Troisième République, quelques avancées réglementaires avaient commencé à limiter l’arbitraire politique, le recours aux sanctions disciplinaires persistait à faire peser sur l’agent public les risques du déplacement ou de la radiation.
Le gouvernement de Vichy ayant instrumentalisé son administration au service d’ordres abjects et criminels, le Conseil national de la Résistance voulut, à la Libération, tout en affirmant la légitimité du contrôle des agents publics que leur relation à la hiérarchie ne puisse plus se résumer par une obligation d’obéissance. Pour la première fois, c’est un texte statutaire qui se résumait à protéger le fonctionnaire contre les velléités politiques. Maurice Thorez, qui en porta les lignes essentielles, posa, devant la représentation nationale, le principe de la nécessité d’une tension dialectique rendant possible à la fois la « démocratisation de l’administration » et « l’autorité du gouvernement et de ses représentants » .
Cette volonté dialectique des droits et obligations sera considérablement renforcée par la loi Le Pors, en juillet 1983 qui affirmera explicitement que le fonctionnaire dispose des droits du citoyen et que sa liberté d’opinion est garantie. Comme le résume Anicet Le Pors lui-même, le fonctionnaire-sujet devenait fonctionnaire citoyen.
Cette longue et lente évolution historique a produit un équilibre précieux, à la fois capable de garantir les droits du fonctionnaire et les finalités de son action au service de l’intérêt général.
Il est menacé par les évolutions néomanagériales des fonctions de direction et d’inspection, la relativisation des fondements réglementaires de la hiérarchie au profit de la personnalisation du pouvoir et la disparition, du fait de la loi de transformation de la fonction publique, du contrôle paritaire du mouvement des personnels et des promotions. Ces transformations constituent autant de vecteurs qui permettent le retour d’un arbitraire du pouvoir administratif et, de ce fait, menacent gravement les droits citoyens du fonctionnaire, ouvrent la voie du clientélisme, de la défense des intérêts particuliers et de l’exercice des pouvoirs personnels.
Les évolutions historiques du statut avaient progressivement construit un équilibre des droits et des obligations qui constitue un bien commun précieux pour une société démocratique, et ce, tant pour les fonctionnaires que pour les usagers. Nous pouvions avoir le sentiment de la pérennité de ces acquis. La multiplication des mesures disciplinaires nous laisse craindre un retour en arrière menaçant la liberté d’expression et le droit de grève. C’est d’autant plus inquiétant que les questions statutaires sont trop souvent ignorées par les agents qui restent, en conséquence, particulièrement vulnérables aux attaques dont ils peu-vent être l’objet. C’est pourquoi nous devons continuer à nourrir, par les discours et les luttes, cette culture dialectique qui, au-delà des visions d’opposition binaire entre droits et obligations, défend la nature consubstantielle de leur existence dans les principes d’administration de la fonction publique en démocratie. Et à ceux qui prétendent réduire les droits au nom la vocation du fonctionnaire à servir, nous devons sans cesse rappeler que c’est justement la responsabilité du fonctionnaire à servir l’intérêt général dans une république démocratique et sociale qui légitime le plein exercice de ses droits citoyens.
Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 16 novembre 2020
Paul Devin, président de l’IR.FSU