Marx en Amérique, par Christian Laval, éditions Champ Vallon
Note de lecture de Guy DREUX
Ça commence à la manière presque d’un jeu d’enfant : « on va faire comme si… ». Un jeu, certes, mais un jeu sérieux puisqu’il s’agit de vie, de mort : « on va faire comme si, comme si j’étais mort… ». Un jeu sérieux et important même puisqu’il s’agit de la vie, de la mort de Marx. Un Marx qui décide en effet de faire le 14 mars 1883 ce qui semble être une dernière farce mais qui rapidement apparaît pour ce qu’elle est : la dernière révolution de Marx.
Avec la complicité de Engels – encore et toujours fidèle compagnon -, il n’y aura donc personne dans le cercueil conduit et inhumé dans le cimetière de Highgate. Cette supercherie n’est toutefois pas une blague de potache. Elle correspond à une dernière ambition, une dernière tentation : « j’ai décidé de mourir pour renaitre » affirme Marx.
Il s’échappe donc, mais pas seulement pour fuir les éloges funèbres ou sa quasi-déification dans laquelle il ne se reconnaitrait probablement pas. Il y a un projet.
Et Marx va loin. Très loin. En Amérique.
Ce voyage, il ne le conçoit pas à la manière d’une tournée, comme il en a tant fait, où il viendrait prêcher la bonne parole pour allumer la mèche de la conscientisation des masses. Non. Si renaissance il doit y avoir, il faut changer radicalement de méthode. « Je désire connaitre la vie des Iroquois et peut-être même vivre l’expérience indienne véritable, au quotidien. […] J’ai été jusqu’à présent un ethnologue de cabinet, j’ai lu mais je n’ai pas vécu, voilà mon drame ».
Cette méthode nouvelle doit servir une intuition, nouvelle elle aussi, très vite exprimée : « Je me suis convaincu que les Iroquois avaient beaucoup à nous apprendre sur les hommes en général, et même, je me fais peut-être des illusions, sur l’organisation sociale non seulement du passé mais de l’avenir. »
On l’aura compris, cette aventure, ultime par bien des aspects, a toutes les apparences d’une dernière épreuve : Marx confronté au nouveau monde. Ce par quoi il faut entendre : Marx et sa philosophie confrontés aux questions les plus urgentes de notre temps, à commencer par celles de la « défense » de l’environnement, des peuples autochtones, des femmes… du vivant.
Cette immersion au sein de la communauté iroquoise ne relève ni de la fuite, ni du refuge. Elle ne se confond pas avec la volonté trop simple et trop brutale, trop naïve aussi, de substituer un modèle à un autre, une culture à une culture à la faveur d’une conversion – par quoi l’on ne ferait que renouveler sa soumission – ou d’un déguisement – subtile manière de rester soi-même. Non, Marx devenu Clever Fox chez les Iroquois, ne fait pas ce long voyage pour se donner des buts si fallacieux : « Clever Fox apprenait à vivre autrement, à penser autrement. […] C’est qu’il faut désapprendre aussi, et ce n’est pas le plus facile. »
*Apprendre à vivre autrement, apprendre autrement ; c’est le pari de ce Marx en Amérique qui accepte le risque de s’éloigner des aspects les plus mécaniques de sa philosophie de l’histoire afin de s’ouvrir au nouveau monde des possibles : « Je croyais autrefois aux processus historiques, je ne compte plus que sur les essais, sur les coups de dés, sur les mutations hypothétiques ». Il ne s’agit donc plus pour lui de renverser le capitalisme en ne s’appuyant que sur des mouvements propres à l’histoire des pays européens ; il s’agit de soutenir l’ambitieux programme d’instituer le commun à partir des multiples expériences de vie et d’organisations sociales de cultures éloignées.
Cette nouvelle et ultime enquête – au sens ancien du terme – se formule progressivement à mesure des épisodes. Et une question les traverse : Quelles formes peuvent prendre les luttes lorsqu’elles ne se donnent pas pour ambition de renverser l’ordre capitaliste mais plus précisément de faire émerger le commun ?
Avec ce roman Christian Laval, universitaire reconnu pour ses travaux sur Marx[1] et sur le Commun[2], imagine avec amusement un Marx plaisamment débarrassé de sa barbe et qui revêt à l’occasion quelque tenue « traditionnelle » ou emprunte de nouvelles manières de faire et de penser. Mais sous sa plume Clever-Fox ne devient jamais un simple personnage de comédie.
Toute la force et l’originalité du roman tiennent dans cet alliage d’une situation audacieuse et burlesque – imaginer un Marx d’un autre temps, d’un autre lieu et qui prête parfois à sourire – avec des réflexions profondes et érudites, finalement au service d’une philosophie. A la manière des contes philosophiques du XVIIIe siècle et fort d’une érudition rare et d’une connaissance puissante et décidée de l’œuvre comme de la vie de Marx, Christian Laval met en scène avec élégance et malice les réflexions renouvelées de ce nouveau Marx.
Mais un nouveau Marx qui n’est pas le fruit d’une imagination trop facilement débridée ; il est au contraire systématiquement et scrupuleusement lié et relié au Marx historique, au Marx du Capital, des Grundrisse, des Manuscrits de 1844 comme de La guerre civile en France. De sorte que ce roman, pédagogique par certains aspects, peut tout à la fois apparaître comme une introduction à l’œuvre de Marx ou sa possible prolongation érudite.
A travers de multiples dialogues et situations, parfois comiques, l’auteur aborde avec profondeur les théories de Proudhon ou l’œuvre de Shakespeare, la question des vertus de la violence ou de la délégation en politique, Rousseau ou les progrès de l’agriculture, la « tragédie de la propriété »… L’amour et l’amitié. Avec toujours une attention particulière pour l’ethnologie et l’anthropologie, sciences qui font finalement le lien entre Marx et Clever-Fox.
Se dessinent alors progressivement une ambition et une conviction, assurément plus propres à l’auteur lui-même. L’ambition est en quelque sorte l’expression du programme philosophique, politique et scientifique auquel nous devrions aujourd’hui urgemment nous confronter : « La science et le mythe, la technique et la réciprocité, l’individu et le groupe, les livres et la Terre, comment concilier tout ça ? Serait-ce un jour possible de croiser les mondes, de les altérer les uns par les autres ? se demandait [Clever Fox], inquiet de la tâche à accomplir pour qu’une nouvelle philosophie puisse un jour naître et se réaliser ».
Tâche ou ambition immenses en effet, incertaine assurément, mais pour laquelle Christian Laval, soucieux de ne pas trop nous en inquiéter, nous livre finalement sa conviction comme une clé pour notre propre avenir : « la patience du commun fera tout ».
[1] Marx, prénom Karl, avec Pierre Dardot, Gallimard, NRF Essais, 2012.
[2] Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, avec Pierre Dardot, La Découverte, 2015 et Instituer les mondes, Pour une cosmopolitique des communs, avec Pierre Dardot, La Découverte, 2025.
