Une analyse « en temps réel » du processus
en cours de libéralisation du système éducatif.

Où va l’école publique et laïque ?

par Yves Careil
Maître de conférences en sociologie
IUFM de Bretagne

Je commencerai ce court exposé en me référant à D. Schnapper qui parle pour notre pays d’une « crise » du système à intégrer…
C. Delacampagne, récemment disparu, parle du développement en France d’un « apartheid invisible »…
E. Maurin évoque pour sa part les « tensions séparatistes » qui traversent la société française dans son ensemble…
P. Merle parle de « démocratisation ségrégative »… G. Félouzis parle d’« apartheid scolaire » sur l’Académie de Bordeaux, mais qui n’est
évidemment pas la seule concernée…

La question se pose dès lors de savoir comment on a pu en arriver là ?

C’est une question à laquelle je m’efforce de répondre à travers mes propres recherches et depuis maintenant une bonne quinzaine d’années, en essayant d’analyser « en temps réel » le processus en cours de libéralisation du système éducatif, les effets du laisser-faire « à la française » ou,
autrement dit, les « mécanismes » (au sens de P. Bourdieu) sous-jacents à la transformation progressive de l’école publique et laïque en une école d’inspiration néolibérale appelée à fonctionner (fonctionnant déjà) pour le plus grand profit des parents « les mieux placés et les mieux informés », ceux qu’on appelle en sociologie les « parents d’élèves professionnels », les
mieux dotés dans les différentes espèces de capital (économique, culturel, social, symbolique, informationnel, temps « libre ou libéré »), ceux qui sont par là-même les plus susceptibles de posséder à un haut degré le « sens du placement (scolaire) », pour reprendre le titre d’un livre à paraître ces jours-ci .

Le capitalisme, comme l’a très bien montré D. Plihon, se transforme en profondeur depuis la fin des années 70 et la question clé, au fondement de toute compréhension du changement scolaire tel qu’il s’effectue dans un contexte historique marqué fondamentalement par l’effritement de la
société salariale, est bel et bien celle du « désengagement » progressif de l’Etat, à ne pas confondre avec sa « démission » pure et simple.
Il faut en effet se garder des amalgames et bien distinguer les deux grandes options, « néolibérale – néoconservatrice » ou « sociale-démocrate », qui président à la « rénovation » des systèmes éducatifs, sommés de s’adapter d’une manière ou d’une autre à la nouvelle donne mondialisée dès lors que le « capital humain » (comme le disent les décideurs) est considéré
comme la variable décisive des succès économiques et financiers.
● D’un côté, la « rénovation par le marché, par la demande » telle qu’elle a été mise en œuvre aux Etats Unis sous Reagan, en Australie sous Hovard ou encore en Grande-Bretagne sous Thatcher à partir de 1979… C’est là l’exemple que je prendrai, sans doute très instructif pour comprendre ce qui est actuellement en train de se jouer en France… Pour les « néolibéraux conservateurs » thatchériens alors au pouvoir, qui considéraient l’inégalité
comme une donnée « naturelle » et qui faisaient preuve d’une foi inébranlable dans les principes qui font le succès dans le monde des affaires, l’Etat représentait le problème et non pas la solution. Le marché était perçu comme le mécanisme le plus efficace pour la distribution des biens et des services, et leur action a consisté à créer les conditions requises pour le voir
prospérer dans l’ensemble des champs politiques. Ce fut le cas de l’éducation que ces « réformateurs conservateurs » entreprirent de « redynamiser » via un vaste programme de législation qui visait (je cite) « à rompre les monopoles détenus par l’Etat et par les professionnels de l’enseignement afin d’offrir un « choix » aux « consommateurs » d’éducation
et d’introduire une compétition parmi les fournisseurs de services éducatifs. La législation changea également les modes de financement et retira aux établissements fournisseurs de services une part importante du soutien de l’Etat afin d’encourager une forme plus naturelle de
concurrence et de permettre aux plus performants de réussir ».
Affaiblissement des organisations professionnelles, effondrement des formes anciennes de solidarité, subordination des financements aux résultats obtenus, introduction d’un degré considérable de complexité qui autoriserait et entretiendrait le développement de l’esprit managérial, autant d’objectifs qui furent également recherchés et atteints, dans l’éducation et les
autres services. La transformation en profondeur du sens donné au service public s’est ainsi opérée, à la grande satisfaction des décideurs qui présentèrent ces processus comme ayant amélioré l’économie et l’efficacité du service public. L’école publique, réservée tendanciellement aux pauvres, à ceux qui n’ont pas le « choix », en est ressortie sinistrée.

● La seconde option consiste en la « rénovation du système éducatif par un service public modernisé essayant de concilier équité et efficacité ». Cette seconde option peut être qualifiée de « social-démocrate », mais on peut l’appeler aussi « social-libérale » dans la mesure où la social- démocratie est elle-même engagée dans un processus de néolibéralisation et prend de fait ses distances avec son double noyau historique : l’attribution d’un rôle important à l’Etat, d’une part ; la promotion des intérêts des couches défavorisées, d’autre part.
Cette seconde option est celle qui a prévalu en France sur ces 25 dernières années. A cela deux grandes raisons :
- L’école publique et laïque, en tant qu’institution constitutive de la société française républicaine à l ‘origine, bénéficie (ou plus exactement a longtemps bénéficié) d’un poids symbolique considérable dans la mémoire collective. Elle représente par là-même un terrain miné politiquement et le processus de « privatisation » la concernant ne peut être que rampant,
insidieux….
- La gauche a accédé au pouvoir en mai 81, largement aidée en cela par le vote enseignant, et il ne lui était guère possible de trop jouer contre son propre camp…

Cette seconde option prend position pour le service public (mais « modernisé », avec toutes les ambiguïtés de ce vocable) et contre le marché ; le mot « contre » devant être entendu ici en son double sens, à la fois en termes d’appui, de support obligé, eu égard à ce que représentent désormais ses forces, et en termes d’opposition à l’« autorégulation par le marché, par la demande » telle qu’elle est prônée par les néolibéraux.
L’Etat, qui conserve ici sa structure pyramidale et pour partie également ses règles autonomes, pratique par touches successives et parfois très discrètes la « délégation de compétences » vers les échelons locaux de l’Education nationale, impulsant ainsi une politique de territorialisation des politiques éducatives. Désormais, l’administration, loin de « tout gérer, tout contrôler », impulse, anime, met en cohérence, contracte, évalue (selon les propres termes du Plan de modernisation du service public de l’Education nationale de 1991). Après le temps de l’Etat « instituteur » (période de la IIIème république), puis de l’Etat « développeur » (période des « Trente Glorieuses »), est venu celui de l’Etat « régulateur », en théorie du moins…

Ce changement du rôle de l’Etat a été accompagné par l’émergence d’une nouvelle doxa scolaire à philosophie puérocentrée : l’élève est placé « au centre du système éducatif », les enseignants se doivent de respecter son « rythme propre », l’« ouverture » de l’école aux parents (définis
comme « partenaires » à part entière de la « communauté éducative » par la loi d’orientation Jospin de 1989) est prônée « au nom de la réussite scolaire de tous les élèves », les notions de « projet » et de « contrat » font leur entrée en force… Cette nouvelle doxa scolaire va a priori « de soi », mais on sait bien en sociologie qu’il existe toujours une face cachée quand les choses paraissent de prime abord « aller de soi » : je l’ai donc soumis à la critique dans un article intitulé « l’école publique à l’encan », publié par le Monde Diplomatique en novembre 1998. Le temps me manque et je n’y reviendrai pas ici, sauf peut être pour souligner la perspicacité première du
philosophe Lucien Sève. Il a été en effet le premier à comprendre que la notion de « rythme » de l’élève (modelé socialement, bien loin de lui être « propre ») allait devenir l’adjuvant idéologique d’une stratégie d’éclatement dans un marché éducatif à plusieurs vitesses, ce que l’idéologie « des dons » était à l’école ancienne dualisée.

Ce laisser-faire « à la française » n’a pas été aussi brutal que le laisser-faire anglo-saxon, mais il n’en a pas moins engendré une montée en puissance de la logique civile au détriment de la logique civique, se traduisant notamment par le plein développement d’un « marché noir
scolaire ». Les relations de concurrence entre établissements se sont autrement dit accrues, autour de cet enjeu central que représente leur réputation…

Changement de période désormais, en une sorte de continuité-rupture avec le déjà-là : on assiste depuis la dernière élection présidentielle à une forte accélération du processus de libéralisation du système éducatif ou, autrement dit, à un déplacement brutal du curseur de l’offre
d’éducation (historiquement privilégiée par l’école républicaine « à la française ») vers la demande, qu’il s’agisse de la demande des entreprises (cf. la loi LRU) ou de celle des parents (suppression ou, plus exactement, assouplissement en cours de la carte scolaire…).
D’où une accentuation prévisible des phénomènes de ghettoïsation ; d’où des relations de concurrence entre établissements très certainement appelées à se durcir encore, au nom officiellement de « l’émulation » et de « l’innovation »… mais qui risquent aussi d’accroître fortement l’écart entre les gagnants et les perdants de la compétition scolaire. C’est du moins ce
que je pressens sur la base des constats effectués lors de ma dernière recherche.

Cette recherche m’a mobilisé pendant 8 années au total. Elle porte sur la « genèse du rapport au savoir au regard des nouvelles formes de la reproduction sociale et scolaire » et a été réalisée sur deux collèges socialement contrastés de l’agglomération nantaise : l’un de « centre ville » ;
l’autre en ZEP, recrutant à la fois en quartier de relégation et dans les zones pavillonnaires environnantes. Deux collèges socialement contrastés, mais qui ont au moins comme point commun d’être soumis l’un et l’autre à une forte pression concurrentielle, du fait notamment de la concurrence déloyale telle qu’elle est exercée par l’enseignement privé-catholique dans l’Ouest de la France. Ces deux collèges n’ont donc pas d’autre « choix », structurellement, que de s’adapter chacun à leur manière à la nouvelle donne concurrentielle et force est de constater qu’ils en arrivent ainsi, chacun dans leur catégorie, à posséder leur public d’élèves et de parents
« attitrés », au détriment des « non-attitrés ». Il existe au sein de ces deux établissements une certaine mixité sociale (relative pour le collège « centre ville » surtout fréquenté par les « bobos », très réel pour le collège ZEP à recrutement mixte), mais les bénéfices que les élèves de milieu populaire pourraient retirer de cette mixité sociale se voient en fait annihilés par cette
adaptation contrainte et forcée à la nouvelle donne concurrentielle, conduisant notamment (mais pas seulement) à la fabrication de classes « bonnes » ou « mauvaises »…

On assiste aujourd’hui à une avalanche de « réformes », qui font système comme l’expliquent Eddy Khaldi et Muriel Fitoussi dans leur livre Main basse sur l’école publique , et qui
pourraient bien aboutir à terme à la disparition pure et simple de l’école publique et laïque, au profit d’écoles crées par tel ou tel, plus ou moins « sous contrat », tout en étant financées par des « chèques éducation ».

L’air du temps est aujourd’hui à la morosité, à l’écœurement, au repli sur soi, aux stratégies de double jeu les plus diverses… mais les choses pourraient bien changer, et peut être très vite du fait notamment de la crise financière qui vient fragiliser les évangélistes du tout marché, ceux qui
s’emploient depuis des décennies à livrer aux multinationales les secteurs lucratifs des services publics, ceux qui se font les complices plus ou moins conscients de ces basses œuvres.…
Comment croire un seul instant en la récente repentance télévisuelle de certains, affichant jusque là leur amitié indéfectible pour les riches, pour les grands patrons, pour les puissants de la planète… ?

J’en arrive à ma conclusion…
C’est le privilège de l’âge que d’avoir quelques souvenirs…
Un exemple : on nous a annoncé la semaine dernière la création des EPEP (établissements publics de l’enseignement primaire), en une sorte de retour, 20 ans après, du statut des maîtres- directeurs. Nous étions là en 1987 et Jacques Chirac avait décidé de doter les directeurs d’école d’un véritable statut de chef d’établissement comme dans le second degré, sans doute pour mieux les transformer en managers par la suite. Tout était calme et nul ne l’avait prévu, mais la « caporalisation » ainsi décrétée a donné naissance aux toutes premières coordinations d’enseignants et 70.000 instituteurs se sont immédiatement déplacés à Paris pour y défiler…
Je me souviens aussi du 16 janvier 1994, du temps où François Bayrou était ministre de l’Education nationale. C’est cette fois un million de personnes qui ont manifesté à Paris contre la révision de la loi Falloux, qui aurait abouti, comme l’écrit l’historien A. Prost, à faire financer
par les contribuables la concurrence déloyale exercée par l’école privée sur l’école publique… L’air du temps est aujourd’hui à la promotion d’une laïcité s’autoproclamant « positive », comme si la vraie laïcité, celle de séparation des Eglises et de l’Etat ne l’était pas… J’avoue pour ma part préférer l’instituteur, le professeur, au curé, au rabbin ou à l’imam !

Une grande manifestation est prévue à Paris le 19 octobre prochain. Il faut y être. Ce retour du « tous ensemble » aidera sans doute à nous redonner le moral et il contribuera peut être à l’inversion du rapport des forces…

Yves Careil
Octobre 2008