Les entrées dans l’œuvre de Pierre Naville sont multiples. Mais l’une des constantes dans sa réflexion est de relier exigence scientifique et exigence politique sans jamais céder à la tentation de l’instrumentalisation de l’une par l’autre.
Une critique de l’adéquationisme
et de l’instrumentalisation des illusions scientistes.
Les entrées dans l’œuvre de Pierre Naville sont multiples. Mais l’une des constantes dans sa réflexion est de relier exigence scientifique et exigence politique sans jamais céder à la tentation de l’instrumentalisation de l’une par l’autre. Ce positionnement original lui permet à un moment charnière du développement du progressisme social et scolaire propre aux années qui suivent la seconde guerre mondiale d’en éclairer les principaux ressorts. Et il ne manque pas non plus d’en pointer de façon aussi pertinente que prémonitoire les limites et les illusions qui, au delà de la seule période de la « libération », vont marquer voire structurer durant plusieurs décennies l’imaginaire dominant.
Le contexte est connu. L’heure est alors à la reconstruction dans toutes ses dimensions : scolaire, économique, sociale, culturelle avec en arrière plan les références au vaste programme du conseil national de la résistance. Ce dernier se caractérise par un cours politique qui permet, par des choix opérés en faveur de l’intérêt général, des avancées sociales et la conquêtes de droits nouveaux considérables – c’est le cas avec la généralisation de la sécurité sociale – tout en restant délibérément dans le cadre du système capitaliste. En cohérence avec ces postulats il est fait appel à l’unité nationale et à tous les progressistes de bonne volonté ( des gaullistes aux communistes ) pour conduire cette politique. Ce changement par en haut s’accompagne, au moins jusqu’en 1947, date à laquelle les ministres communistes sont invités à quitter le gouvernement, de consignes syndicales et politiques d’extrême modération de l’action revendicative et de méfiance à l’égard des initiatives incontrôlées. Les paroles fortes du camarade ministre Thorez en témoignent : « Produire d’abord, revendiquer ensuite » ou encore « La grève c’est l’arme des trusts. »
L’illusion d’une distribution sociale plus juste
grâce à l’application des techniques psychométriques.
C’est avec un double regard que Pierre Naville situe les enjeux de transformation du système éducatif en lien avec une élévation générale recherchée des qualifications. Dans l’esprit de l’époque ce mouvement est censé favoriser l’avènement de relations sociales nouvelles. Mieux régulées, plus justes et plus ouvertes au dialogue social elles seraient aussi un outil plus efficace pour la reconstruction nationale car scientifiquement fondées. Par là un ordre juste devrait en somme s’imposer au capital. Naville aborde ces questions sous plusieurs angles dont celui de l’orientation. Dans la mouvance du célèbre plan Langevin Vallon se développe en effet l’idée selon laquelle il serait désormais possible grâce aux progrès de la psychométrie et de la psychologie différentielle – avec des batteries de tests de plus en plus complètes et sophistiquées – de définir et de mesurer de façon précise les aptitudes des individus. Il reste ensuite à mettre en adéquation ces aptitudes individuelles avec les qualifications requises pour l’exercice des différents métiers. La mise en évidence « scientifique » des différences d’aptitude entre les individus contribuerait ainsi à une distribution sociale moins dépendante des facteurs sociaux et davantage sensible aux « talents » et aux mérites individuels.
Le projet général est de pouvoir orienter au plus tôt les individus vers les métiers pour lesquels ils sont faits et de renouveler ainsi en fonction de leurs aptitudes et du niveau scolaire atteint la hiérarchie du travail. Naville combat l’illusion scientiste d’une psychométrie censée mesurer les aptitudes individuelles. Critique à l’égard de la notion même d’aptitude Naville voit surtout des dispositions socialement construites et en même temps largement évolutives en fonction des contextes et des circonstances. Les « aptitudes » si l’on veut absolument user de ce terme se caractérisent surtout par leur plasticité et par leur faculté d’adaptation. Naville risque en ce sens le néologisme d’adaptitude. C’est essentiellement dans la Théorie de l’orientation professionnelle que se trouve développée cette critique qui heurte de front l’autorité d’Henri Pierron qui préside aux destinées de l’Institut national de l’Orientation professionnel ( INOP) institution qui formera des générations de conseillers d’orientation. Pour lui le postulat de la primauté de dispositions naturelles et d’aptitudes individuelles mesurables grâce à des techniques psychométriques éprouvées ne saurait être remis en cause. Naville renverse la perspective : c’est seulement le coup de force de la raison psychométrique qui fait exister des aptitudes qui n’ont aucune consistance véritable en dehors de… ce que mesurent les tests. Les conséquences tant théoriques que pratiques ne sont pas minces. Le principal déterminant de la destinée socio professionnelle des individus n’a que fort peu à voir avec les aptitudes supposées. Aucune vocation ne les guide a priori et la distribution des emplois est avant tout structurée par la division sociale du travail. En terme de compréhension et de conseils l’accent doit se trouver mis sur la prise en compte des déterminants sociaux et culturels, l’éducabilité et les capacités d’adaptation.
Comment appréhender les relations formation-emploi ?
Cette interrogation vigoureuse au carrefour de la psychologie et de la sociologie de l’éducation se poursuit avec la publication en 1948 de La formation professionnelle et l’école qui éclaire de façon historique et politique le débat d’alors sur les projets de réformes, dont le Plan Langevin-Wallon. Si Naville reconnaît la portée d’un plan qui vise à l’unification de la scolarité générale et de l’apprentissage au sein de l’Education nationale, il ne manque pas d’indiquer que « la division en branches théorique, professionnelle et pratique, selon la façon dont elle est conçue, peut simplement servir à préciser un état de fait existant sans y apporter de modifications fondamentales ». Mais au delà de cet aspect conjoncturel, Naville nous invite, par un retour à Rousseau et à Marx ainsi qu’à l’expérience de la Commune, à réfléchir aux inévitables tensions de tout projet éducatif dés lors que ce dernier est conçu comme inséparable d’une transformation sociale radicale. La question en particulier de la séparation de l’institution école d’avec la sphère productive et du monde du travail ne peut que se poser de façon conflictuelle. La distance à instituer et les liens à construire entre ces deux champs doivent s’appréhender dans une perspective dialectique et politique. Le dépassement des figures séparées du citoyen « instruit »et du salarié agissant par et pour sa formation est un enjeu permanent de lutte, de pratiques et d’appropriation sociale.
Il en va de même, en matière d’orientation professionnelle à vocation planificatrice qui constitue un axe politique fort porté alors par plusieurs forces politiques et syndicales dont la CGT. Comment arbitrer entre « désirs individuels » et « besoins collectifs » ? Face à ce dilemme Naville procède à une mise en garde méthodologique et politique. Il montre de façon quasi généalogique combien l’expression du désir individuel est socialement déterminée. Quant à la notion de « besoins collectif » il importe avant tout de savoir qui parle et qui définit le « collectif » et dans quel but. La position constante de Naville est d’affirmer que « le cadre qui va prédominer dans la ventilation professionnelle des jeunes gens, c’est la structure du marché du travail ». Il s’inscrit en faux contre des thèses individualistes qui sous prétexte d’attention à l’homme et à l’enfant, couvre de considérations « personnalistes » à connotation souvent religieuses le « laisser faire » du capitalisme libéral.. accompagné il est vrai d’invitations paternalistes à se « réglementer moralement » de l’intérieur. Matérialiste conséquent il voit ici le signe d’un idéalisme néo stoïcien où l’homme intérieur modifie sa perception du rapport d’exploitation dans un procès de travail naturalisé qui échappe à son emprise. Mais ainsi que nous l’avons évoqué plus haut, l’alternative à cet idéalisme ne réside pas l’adoption de l’illusion scientiste qui déboucherait sur une orientation-répartion fondée sur la détermination psychométrique des aptitudes. L’on ne ferait là que substituer au marché du travail un « marché des aptitudes » .. ou éventuellement une planification des aptitudes.
Que faire, serait-on tenté de dire, si l’on ne veut pas s’incliner purement et simplement sur un placement fondé sur la loi de l’offre et de la demande propre au marché du travail capitaliste ? Naville rappelle ce que sont, dans l’époque contemporaine, les deux tendances qui se font jour dans l’appropriation de la main d’œuvre : la « liberté de l’emploi » par l’intermédiaire du « marché libre de la main d’œuvre » d’une part et d’autre part « le travail dirigé en fonction de plans prévisionnels de production » ( oc.p. 88 ) S’il existe, note-il, bien des combinaisons possibles entre ces deux types, l’évolution s’opère dans le sens d’un déplacement du premier vers le second. Comme beaucoup à l’époque, Naville y voit à la fois une réponse apportée par le capitalisme à sa crise permanente et une forme d’anticipation d’une « structure socialiste de la société ».
Tout en récusant un dirigisme étatique qui ne ferait alors que reprendre des méthodes propres à un STO encore dans les mémoires, Naville accepte l’idée et le cadre d’un plan prévisionnel des besoins en main d’œuvre sous réserve qu’il soit pensé « en liaison étroite avec toute l’éducation de l’enfant ». Programme aussi ambitieux que difficile à réaliser. Si l’on en reste à un système éducatif différencié et hiérarchisé, l’orientation-processus qui en accompagnera les contours ne sera qu’une forme de sélection progressive. Au titre des inspirations propres à favoriser une autre pratique de l’orientation Naville manifeste son intérêt pour la « planification soviétique » et un système éducatif unique et polytechnique qui ne connait pas « notre division formelle entre primaire, secondaire et supérieurs, qui est un résidu du système des castes et sert à perpétuer des divisions sociales périmées »( oc.p.98 ).
Il reste que la condition de la réussite pour désarmer les « industries privées soutenues ou non par l’État » est que « les travailleurs intéressés soient amenés à prendre eux aussi la question en main pour leur propre compte » ( oc.p.101). Le tout résume Naville « est de savoir de quelle façon, par quelles méthodes et dans quel but, se fera cette « orientation collective » ( oc.p.102 ). Nulle délégation autre que réglementaire, n’est donnée à l’État. Bien plus des préceptes à connotation autogestionnaire inspirent un appel à une politique éducative et économique élaborée au grand jour et brisant les visées des trusts et de leurs agents politiques. Que « les comités de gestion constituées de techniciens et d’ouvriers éventent le fameux secret des affaires à l’abri duquel se maquignonne l’exploitation du pays » et que « les organisations syndicales prennent carrément en main l’organisation ouvrière des mouvements de main d’œuvre ». ( oc. p. 102-103 )
Cette radicalité politique est toutefois étayée par un solide argumentaire sociologique. Il en va ainsi de la vaste enquête sociale qui permet de mieux saisir les relations complexes qui s’établissent entre éducation et monde du travail et qui paraît ne 1959 sous le titre École et société. Les trois parties qui composent l’ouvrage ( Origine sociale des élèves dans l’enseignement secondaire en France, Origine sociale des élèves de l’enseignement technique et Les techniciens de la chimie, Panorama professionnel et scolaire ) anticipent sur une sociologie de l’éducation soucieuse de montrer comment la réalité scolaire interferre avec la production des hiérarchies sociales et professionnelles. Loin d’un déterminisme mécaniste Naville propose de croiser un grand nombre de facteurs, tant externes ( état du marché du travail ) qu’internes qui contribuent à différencier l’institution scolaire ( dont l’origine sociale et géographique des élèves et leur répartition par sexe et par établissement). A la différence toutefois de travaux de Bourdieu, Naville se montrera plus préoccupé de « circulation sociale » que de la reproduction.
Qualification et classification.
La qualification comme rapport social.
De façon très complémentaire Naville se montre précurseur en matière de sociologie critique du travail. Il s’attache en particulier à démontrer que la notion de qualification ne saurait être « essentialisée » ni définie par des attributs purement techniques. La qualification répond à de multiples déterminations. Les unes dépendent du système scolaire et de l’apprentissage, le temps passé en formation et à l’obtention du diplôme constituant l’un des rares invariants objectifs de la qualification. D’où la formule ramassée de Naville dans l’Essai sur la qualification du travail : « la qualification c’est l’acte éduqué » ou encore la force de travail éduquée. Mais ces déterminations renvoient également au domaine productif et social. La qualification est un « rapport social complexe entre des opérations techniques et l’estimation de leur valeur sociale. »
L’enjeu est à la fois sociologique et politique. Le parallèle peut être fait avec le raisonnement qui avait prévalu pour les aptitudes dans le domaine psychologique. L’illusion d’une mesure psychométrique servant de fondement à une distribution « scientifique » des élèves en fonction de leurs aptitudes se prolonge par l’illusion qu’une conception purement technique de la qualification pourrait servir à un classement objectif des postes de travail occupés et légitimer une « juste » hiérarchie des salaires. Or, pas plus que les aptitudes les qualifications ne peuvent être appréhendées indépendamment des contextes sociaux. La qualification est avant tout un rapport social dans lequel les rapports de force contingents ou institutionnalisés jouent un rôle essentiel. Aussi est il illusoire de vouloir faire dépendre le salaire de la qualification. C’est à l’inverse la reconnaissance de la valeur salariale attribuée à l’exercice d’un métier qui est un élément essentiel de la qualification.
Il ne s’agit pas là d’une simple controverse sociologique même si cet aspect ne doit pas être sous estimé. . Experts et politiques progressistes se rejoignent sur l’idée qu’il devient possible et souhaitable d’ordonner les emplois en fonction de la qualification et de faire respecter les grilles salariales qui en découlent. Cette volonté se manifeste avec les décrets Parodi de 1946 édictés par le ministère du travail. Ces derniers visent à un contrôle des salaires par le biais de listes quasi exhaustives d’emplois construites après consultation des organisations syndicales. A leur tour ces nomenclatures servent de base aux conventions collectives de branches qui alors se généralisent. L’emblématique convention collective de la métallurgie avec ses trois catégories et ses sept échelons semble alors servir peu ou prou de modèle à l’ensemble du salariat. On saisit bien l’intention progressiste qui cherche à limiter l’arbitraire patronal et la pratique de salaires octroyés « à la tête du client ». En ligne de mire figurent également le refus du salaire aux pièces, à la tâche ou à la journée. Dans cette optique les grilles de classification constituent une forme d’institutionnalisation et de régulation des rapports salariaux soumis à négociation collective et à intervention de la puissance publique. Le tout doit s’inscrire dans le cadre d’un « compromis historique » plus favorable au salariat qualifié.
La position de Naville est nuancée. Il estime bien sûr légitime que les conventions collectives garantissent une fourchette de salaires en fonction du niveau de qualification. Mais cette légitimité repose avant tout sur une exigence sociale. Elle ne relève pas d’une détermination scientifique et technique qui s’imposerait de l’extérieur aux classes sociales antagoniques en présence. Dit autrement, les avancés et les reculs en matière de droit du travail plus ou moins favorables au salariat constituent des formes particulières et évolutives de la lutte des classes. Les classifications et leur codification ne sont pas d’ordre technique. Elles sont ici l’expression d’une volonté politique qui entend moins abolir que réglementer les rapports d’exploitation et de domination. Naville voit là une croyance et une justification sociales contestables d’un classement des salariés.
On pressent – et cela est assez évident au regard du développement historique ultérieur – tous les potentiels effets pervers en matière de différenciation et de division du salariat ( OS/OP en particulier). Les conséquences ne sont pas moindres en terme d’encadrement des pratiques revendicatives et d’orientation syndicale. S’il existe une « juste » échelle différenciée et technique des salaires, la fonction syndicale va consister à mesurer l’écart à cette norme et à négocier son respect. La dynamique de la lutte et la délibération de collectifs de travail unis autour d’un même objectif seront à priori bornées par des grilles censées refléter un point de vue objectif et socialement consensuel. La revendication doit donc rester « raisonnable » et se traiter entre experts syndicaux et patronaux. L’horizon du possible est par là singulièrement encadré.
D’une façon plus générale la correspondance établie entre niveau de formation ( du niveau V sanctionné par l’obtention du CAP au Niveau I et II de l’enseignement supérieur au delà de la Licence selon les nomenclatures arrêtées ultérieurement par le CEREQ ) et niveau d’emploi ( d’ouvrier qualifié à cadre supérieur ) va constituer un norme scolaire et sociale fortement structurante. En dépit des transformations qui s’opèrent dans la sphère scolaire comme au sein du monde du travail ( dont le développement imprévu et massif .. du travail dit non qualifié.. d’où l’adjonction bricolée d’un niveau de « non formation » dit Vbis et VI ) ces nomenclatures, malgré la baisse tendancielle de leur validité heuristique et de leur fonction régulatrice de l’ascenseur social, vont perdurer au delà du raisonnable. Tous se passe comme si l’establishment progressiste, prisonnier de ses propres catégories, n’avait d’autre choix que de « sauver les phénomènes » au sens quasi aristotélicien du terme. Deux « révolutions coperniciennes » devront les bousculer jusqu’à les faire voler en éclat. La première à l’initiative du mouvement social autour de 1968 les rend caduques en les débordant de toute part et transgressant la division et hiérarchie du travail.. et des savoirs. La seconde revient aux politiques néolibérales qui s’attachent à partir des années 80 à « … sortir de 1945 et défaire méthodiquement le programme du conseil national de la résistance » pour reprendre l’expression de Denis Kessler, haut responsable du Medef. Nous y sommes encore.
Logique de la recherche et logique de l’action politique.
L’un des mérites de Pierre Naville aura été d’entrevoir très tôt les failles et d’indiquer les limites du grand espoir progressiste. Mais sa déconstruction des croyances et des illusions va de pair avec l’indication d’autres voies de recherche tout à la fois rigoureuses et éloignées de l’orthodoxie. Son indépendance de pensée conjuguée à un goût indéniable pour prendre parti jusqu’à la controverse voire la polémique lui valut de solides oppositions et des inimitiés, jusqu’à être écarté des carrières officielles et du monde universitaire. Peut être faut-il voir là les raisons d’une reconnaissance tardive et partielle en dépit de l’ampleur de travaux dont on s’accorde à reconnaître la validité et la hauteur de vue
Une autre caractéristique de la pensée de Pierre Naville peut être relevée. En un temps de fragmentation des disciplines et des recherches universitaires, Naville, sans tomber dans l’éclectisme manifeste le soucis constant de relier toutes les dimensions des phénomènes étudiés et d’expliciter les postulats épistémologiques qui en orientent la lecture : mutations technologiques ( dont l’automatisation et les débuts de l’informatisation très tôt repérés par lui ), évolutions des classes sociales de leurs attentes et de leurs pratiques, dispositifs institutionnels de mesure et d’encadrement, positionnements politiques explicites ou implicites. Naville est en cela un penseur de la totalité qui n’hésite pas à croiser des éclairages empruntés à différentes sciences humaines. En sorte que, d’un point de vue méthodologique, l’objet d’étude en sciences sociales semble lui importer moins que son objectivation.
Enfin et peut être surtout Naville articule de façon originale logique de recherche et logique politique d’action. C’est là une rupture avec une grande partie des intellectuels progressistes de son temps marqués par la référence au « socialisme scientifique » d’un Marx revisité par le communisme stalinien et son infaillible parti qui entend servir de boussole, y compris parfois pour leur propres travaux, lesquels ne sauraient contredire la « ligne » juste. L’harmonie doit régner entre la science du savant et celle du parti.
Pour Naville les liens entre ces deux domaines ne sauraient être des rapports de subordination. D’où le paradoxe d’un politique engagé dans tous les combats de son époque doublé d’un sociologue rigoureux et minutieux. Pour reprendre une formule de Pierre Rolle, l’un des meilleurs spécialistes son œuvre, c’est « à partir des tensions, des polarités qu’il étudiait dans leurs oppositions et leurs convergences, les unes impliquant les autres » que se dessine la position originale de Naville : « cette polarité entre deux objectifs qu’il ne mêlait jamais, mais qu’il n’isolait pas définitivement ».
Car la critique de l’ordre social établi reste bien assortie à une perspective ouverte sur un futur possible. L’itinéraire militant en témoigne. Mais pour être désirable l’avenir n’est en rien prédéterminé. A l’inverse la connaissance des déterminismes cachés peut éviter de s’engager sur les voies aussi rectilignes que trompeuses de lendemains pré programmés radieux fracassés par l’histoire. La traque aux illusions positivistes évoquée plus haut se prolongera tout au long de sa vie de chercheur et de militant : aux mirages d’une planification élevée au rang de « anti hasard » il oppose les pratiques incertaines de l’autogestion, aux promesses d’une « révolution scientifique et technique » qui voit dans l’automation un instrument pour libérer l’homme répond sa mise en garde du risque de voir la machinerie attachée aux caprices du capital générer un automatisme social aliénant dés lors que les rapports sociaux ne seraient pas subvertis. Nul fatalisme n’en résulte. Seulement, si l’on peut dire, une pratique intellectuelle orientée vers la découverte des mécanismes qui font écran à l’émancipation. Et tout autant la volonté politique de lever collectivement ces obstacles avec patience.. et avec passion.
Francis Vergne. Aout 2014.