Face à un rejet de l’universalisme argumenté par les inégalités et les dominations qu’il a pu justifier, face aux injonctions à choisir entre la revendication d’une universalité des droits et les luttes contre des discriminations spécifiques, face à ceux qui veulent confondre l’universel et l’uniforme… Alain Policar nous propose de reconsidérer l’universalisme par une analyse de ses dévoiements et de ses critiques.
A celles et ceux qui refusent de se laisser enfermer dans des polémiques dualistes, voilà un ouvrage qui conviendra parfaitement à leur volonté de penser moralement et politiquement une question essentielle pour l’avenir de nos luttes : comment reconsidérer l’universalisme pour construire un monde commun ?
Alain POLICAR
L’Universalisme en procès
Le Bord de l’Eau, 164 pages, 16€
Quatre questions à Alain POLICAR
Propos recueillis par Paul Devin
Pour défendre l’universalisme, vous faites le choix d’en décrire tout d’abord les dévoiements et cela sans concession. Est-ce un préalable incontournable que de dire tout d’abord que l’universalisme incantatoire conduit à la persistance des discriminations ?
Oui, je crois qu’il convient, si l’on souhaite ne pas confondre les façons dont on peut se dire universaliste, de dire à quoi le mot a servi. Et, il faut le dire sans ambages, il a voulu justifier le colonialisme et, plus généralement, les théories racialistes fondées sur la hiérarchie entre les humains. Dès lors, c’est en son nom que la France, en tant que puissance coloniale, a accompli sa « mission civilisatrice ». Elle a, en toute bonne conscience, défendu ce que l’on nomme le plus souvent l’universalisme de surplomb, selon l’expression utilisée par Michael Walzer et popularisée depuis la parution, en décembre 1992, dans Esprit, d’un article intitulé « Les deux universalismes ». Il y décrit les fondements du colonialisme, en même temps que les raisons de son refus, par une analyse du judaïsme des temps prophétiques (qu’il connaît parfaitement) : « Les serviteurs de Dieu se tiennent au centre de l’histoire […], tandis que les histoires des autres sont autant de chroniques de l’ignorance et de conflits dépourvus de sens », et il poursuit : « Rien de significatif au regard de l’histoire du monde ne leur arrivera jamais sauf dans la mesure où ils s’approchent et se mêlent au courant dominant ». L’idée, hélas courante, de l’existence de peuples sans histoire, est contenue dans cette vision fondée sur la confiance que les doctrines et les lois des dominants seront un jour universellement acceptées.
Avec une telle conception, on reste nécessairement aveugle à la persistance des discriminations, d’autant que certains « républicains » autoproclamés se refusent à examiner le lien entre ces discriminations et certains effets institutionnels ancrés dans les anciennes structures coloniales. Si l’on se penche sur la subordination sociale, on ne peut manquer de constater leur coloration raciale. Il ne s’agit pas de réduire la question sociale à la racialisation des rapports sociaux, mais de cesser de prôner un universalisme colorblindness dont, quelles qu’aient pu en être les intentions, on doit constater l’échec. C’est précisément ce constat que les « républicains » incantatoires se refusent à faire. Il est pourtant nécessaire de rendre optimales les chances de participation au destin d’une collectivité en dénonçant les lois, les règlements administratifs, les pratiques professionnelles, etc. qui autorisent l’existence de citoyens de seconde zone. Et, avec Magali Bessone, je pense qu’il est crucial de réparer les torts. Pour ce faire, il importe de reconstruire des institutions, des normes, des pratiques, des structures plus inclusives et moins inégalitaires. Cette reconstruction implique de visibiliser le caractère structurel de l’inégalité qui pèse sur les populations anciennement colonisées et réduites en esclavage. On ne peut fonder le refus de la réparation, comme c’est très souvent le cas, sur le décalage temporel entre le moment où les crimes se sont produits et la formulation contemporaine des revendications de rétablissement de la justice. Ce serait se méprendre sur la nature de ces injustices. Plutôt que de les considérer comme des « crimes historiques, datés et finis », on devrait les envisager comme « des injustices persistantes affectant la structure même, juridique, politique et sociale, de la République [1] ». Bref, ce qui est à réparer, ce n’est pas le passé, mais la structure. Car les structures juridiques et socio-économiques de la France ont non seulement été installées par l’expansion coloniale mais elles restent productrices d’injustices raciales. Dès lors, nous sommes responsables des crimes dont nous avons bénéficié. J’emprunte ici les mots d’Achille Mbembe : « Là où la colonisation, l’esclavage, le sexisme nous ont trop longtemps divisés, nous devons remplacer la politique de la différence par la politique de l’en-commun. Comment réarticuler les mémoires des souffrances humaines afin qu’elles deviennent toutes des éléments fondamentaux pour rebâtir le monde en commun ? Tel doit être, à mon avis, le projet [2] ».
Face aux accusations portées contre une université prétendument obsédée par le décolonialisme, vous montrez qu’en réalité les études décoloniales sont rares… Comment expliquer la persistance de ces accusations dans le discours politique ou dans les médias ?
En effet. Et cela montre assez bien la fonction que remplissent les diverses accusations portées contre les chercheurs qui s’intéressent à ce champ d’études, que l’on décrit comme contaminés par leur objet. J’ai été, comme nombre de mes collègues, accusé d’islamogauchisme sous divers prétextes dont l’un manifeste clairement (j’ai été membre d’un jury de thèse sur la signification du port de la burqa) que, derrière ces mises en garde, se cache un véritable appel à censurer (alors que, dans le même mouvement, sont véhémentement condamnées les moindres entorses, il est vrai fort regrettables, à la liberté d’expression).
Si l’on souhaite consulter des données chiffrées sur la pénétration des études décoloniales dans nos universités, il faut se référer aux travaux d’Albin Wagener [3]. Ceux-ci sont corroborés par le jugement d’Olivier Galland, pourtant extrêmement critique à l’égard du décolonialisme : « Une recherche systématique du terme “décolonial” dans les 15 universités de la région parisienne montre que cet objet d’étude n’est présent que dans quelques-unes d’entre elles (Paris 8, Paris 10, UVSQ par exemple), mais sous la forme d’assez rares journées d’études ou de colloques. Sauf omission de ma part, l’objet “études décoloniales” ne semble jamais mentionné explicitement dans les programmes de masters [4] ».
Alors, comment interpréter ces mises en garde, répétées à satiété par les journaux conservateurs et les différentes officines, comme le Printemps républicain et l’Observatoire du décolonialisme ? Le cas d’école est la façon dont l’accusation de wokisme s’est répandue. Du slogan I stay woke, repris par Black Lives Matter, après la mort de Michael Brown, abattu par un policier blanc à Ferguson en 2014, on est passé à wokisme pour disqualifier ceux qui en font usage. Le mot en isme suggère l’existence (fantasmatique) d’un mouvement politique homogène chargé de propager l’idéologie woke. Désormais, il désigne péjorativement ceux qui sont engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBT ou même écologistes. C’est un mot qui, comme le note Valentin Denis, « ne se caractérise pas par son contenu, mais par sa fonction : stigmatiser des courants politiques souvent incommensurables tout en évitant de de demander ce qu’ils ont à dire [5] ». Il est, en France, considéré comme le nouveau danger qui menacerait l’école républicaine. En réalité, il s’agit de stigmatiser ceux qui dénoncent les discriminations fondées sur la couleur et qui font un lien entre celles-ci et notre passé colonial et/ou esclavagiste. Dans la rhétorique réactionnaire des nouveaux inquisiteurs, on pratique une stratégie d’éradication lexicale visant à éliminer du vocabulaire des sciences sociales des termes tels que racisme systémique, privilège blanc, racisation, intersectionnalité, décolonialisme, cancel culture, etc., termes supposés être dénués de toute rationalité. A de nombreux égards, la querelle ressemble à celle de la political correctness du début des années 1990.
Il y a néanmoins des différences qui ne sont pas négligeables et qui tiennent au fait que cette querelle du wokisme a été précédée par celle de l’islamogauchisme. Dans un esprit comparable à la stratégie de l’alt-right aux Etats-Unis, on a cherché à installer dans l’opinion publique la possible existence d’un ennemi de l’intérieur, les musulmans, disposé à s’allier à un ennemi de l’extérieur, les non-« Blancs », afin de détruire les principes de la République. Le plus discutable dans ce qui relève avant tout du règlement de comptes est sans doute l’accusation, à l’encontre d’auteurs désignés à la vindicte de leurs pairs, de haïr les Blancs. En présupposant l’existence d’une idéologie racialiste anti-française, anti-blanche, on inverse les termes victimaires en faisant de la culture dominante une culture assiégée. C’est dans cet esprit que Jean-Michel Blanquer vient de créer un « Laboratoire de la République », présenté comme une arme « universaliste » contre le wokisme. En son sein, des républicains de papier se disent défendre le véritable féminisme ou l’antiracisme authentique.
Vous citez Tocqueville qui craignait que le principe d’égalité se corrompe dans le désir d’indistinction. Comment reconsidérer l’universalisme à la fois dans la perspective d’un monde commun et dans la reconnaissance de « communautés de destin » ?
Vous faites le lien entre deux thématiques que je n’avais pas perçu comme liées. Mais, à la réflexion, on peut en effet les considérer ensemble. Tocqueville pensait que la passion de l’égalité pouvait, dans les siècles démocratiques, se pervertir dans le règne de la doxa puisque nul n’était fondé à revendiquer un quelconque privilège, y compris dans l’ordre du savoir. C’est pourquoi, sans doute, on a tant de mal à s’émanciper du relativisme, qu’il soit culturel ou cognitif, puisque tout se vaut (et donc, en définitive, rien ne vaut). Cette pente est particulièrement redoutable puisqu’elle incite au scepticisme radical, et elle tend à considérer l’éthique et l’épistémologie comme des illusions. La démocratie, qui, à beaucoup d’égards, peut être définie comme une organisation des séparations (par exemple du politique et de l’ethnico-religieux), a tout à perdre à promouvoir l’indistinct. Parce que, dans nos sociétés où un changement brusque dans les conditions d’existence provoque une profonde incertitude vis-à-vis de soi-même, l’angoisse se transforme aisément en hostilité à l’égard des autres. Ce que l’on pourrait appeler une identité floue se construit ainsi par le rejet de la différence de l’autre perçue comme portant atteinte à ma propre différence. La prolifération des thèses complotistes est un indicateur inquiétant de la fragilité d’une opinion démocratique, trop souvent incapable de se prémunir contre la corruption de l’égalité, celle de la dignité de chacun, dans l’indistinction, soit fondamentalement la confusion du vrai et du faux.
Et, de ce point de vue, la tâche urgente est bien de penser les conditions d’un monde commun. Nous sommes, de fait, confrontés à des communautés de destin qui débordent les frontières et qui ne possèdent pas les moyens de peser sur les choix politiques qui les affectent. Le sentiment d’appartenance à la planète est sans aucun doute plus fort aujourd’hui que du temps de Kant, comme en témoigne la croissance du nombre d’ONG ou de mouvements sociaux dont les objectifs ne se limitent pas à un État donné. Une sphère publique internationale, sur l‘existence de laquelle de nombreux auteurs ont attiré l’attention, est une donnée factuelle peu contestable qui ne peut être exclusivement attribuée aux pressions exercées par la globalisation. Nombreux sont les mouvements sociaux qui, au contraire, cherchent à combattre les effets de la globalisation libérale. Ils le font à partir du constat de l’impuissance des États à affronter une économie mondialisée. Et c’est ici que je fais appel au cosmopolitisme en le considérant comme l’expression contemporaine la plus convaincante d’une théorie de la justice globale. Par nature, la sensibilité cosmopolitique rend possible l’idée d’appartenance à un monde commun.
Et construire un monde commun, c’est avant tout s’imaginer soi-même comme un étranger. Dans cette perspective, je décris la raison comme le moyen de mettre en suspens la réalité afin de pouvoir l’observer, de la voir autrement et donc d’en souligner la contingence et ainsi sortir du monde vécu et entrevoir alors la possibilité d’un monde commun. S’opère ainsi une mise à distance de soi qui permet de porter le regard au loin, de devenir en quelque sorte, selon la belle expression d’Husserl, « le spectateur désintéressé de moi-même ». On comprend alors ce que permet la raison : ouvrir la voie à l’universalisme, c’est-à-dire nous faire passer du sentiment d’appartenance à une communauté à « l’idée cosmopolitique d’un monde commun dans lequel les positions et les situations pourraient être convertibles entre elles [6] ».
Dans la perspective des luttes syndicales, est-ce possible de résumer votre ouvrage en affirmant l’exigence de penser l’universalisme des droits dans la revendication absolue de leur effectivité ?
J’aime bien votre formulation. En effet, si l’on se contente de rabâcher des principes sans réellement se soucier des conditions de leur mise en œuvre, on se paie de mots. Votre résumé est une bonne manière de se distinguer de ceux qui invoquent la méritocratie républicaine sans s’interroger sur la notion de mérite. Je formulerai abruptement la question : peut-on, à la fois, invoquer la justice sociale et glorifier le mérite ? Non, bien entendu : l’appréciation du mérite est liée à l’utilité sociale accordée à un ensemble de performances dont la réalisation dépend d’atouts (en particulier, un milieu familial favorable) distribués de façon moralement arbitraire. La justice sociale exige, au contraire, que ce qui dépend des circonstances, et non des choix, soit compensé. N’est-ce pas précisément l’idéal qui anime le mouvement syndical ?
[1] Magali BESSONE, Faire justice de l’irréparable : esclavage colonial et responsabilités contemporaines, Paris, Vrin, 2020, p.58
[2] Entretien avec Coumba Kane, Le Monde, 15 juin 2021
[3] Albin WAGENER, La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf, Hypothèses, 1-3-2021
https://sysdiscours.hypotheses.org/category/donnees
[4] Olivier GALLAND, L’université française face à la “cancel culture”, Telos, 6 janvier 2021
[5] Valentin DENIS, L’agitation de la chimère “ wokisme” ou l’empêchement du débat, AOC, 26-11-2021
[6] Pierre GUENANCIA, Un cosmopolitisme de la raison, in Alain POLICAR (dir.), Le cosmopolitisme sauvera-t-il la démocratie ?Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 74