Pour une politique du travail : ouvrons le débat

Le puissant mouvement contre la « réforme » des retraites, c’est une évidence incontestée, s’ancre dans le refus du travail tel qu’il est organisé aujourd’hui. « Métro, boulot, caveau », « La retraite avant l’arthrite », « La vie, pas la survie », de nombreuses pancartes marquent le refus de perdre sa vie à la gagner. Les syndicats signifient unanimement l’impossibilité de repousser l’âge de la retraite sans une amélioration réelle des conditions de travail.

Après son passage en force, Emmanuel Macron voudrait maintenant lancer un grand débat sur le travail. À n’en pas douter, il veut rabattre ce débat sur ce que la droite et l’extrême-droite défendent depuis toujours : « la valeur travail », cette morale de l’effort faisant abstraction des réalités concrètes du vécu au travail et de l’activité – une injonction culpabilisante à travailler davantage quelles que soient les conditions et les finalités du travail.

Par-delà le refus de cette loi injuste et violente, l’enjeu est au contraire de (re)penser le travail et la place de celles et ceux qui l’exercent, pour qu’elles et ils puissent enfin peser sur son organisation et ses finalités.

Un travail devenu insoutenable

L’intensification du travail depuis trois décennies a été mise en évidence par les statistiques publiques et les sciences du travail : raccourcissement des délais, accélération du rythme des changements imposés, impossibilité d’effectuer un travail dans lequel on puisse se reconnaître… Partout la sous-traitance a complexifié l’activité, affaiblit les collectifs, entravé les échanges et la coopération indispensables au travail.

Alors même que les accidents du travail se maintiennent à un niveau élevé, cette situation explique le développement exponentiel depuis les années 1990 de ce que l’on nomme – bien imparfaitement – les « risques psychosociaux » (RPS) ainsi que des troubles musculosquelettiques (TMS), qui affectent plus particulièrement les femmes. Avec la Pologne et la Slovaquie, la France figure en 2021 parmi les trois pays de l’UE où la proportion de travailleurs et travailleuses ayant de bonnes conditions de travail est la plus faible.

Selon une étude récente de la Dares[1], 37 % des salariés – et 41% des femmes – ne se sentent pas capables aujourd’hui de tenir jusqu’à la retraite, l’intensité du travail, le manque d’autonomie et l’absence de participation aux décisions étant les principales causes identifiées qui rendent leur travail insoutenable. Tenir dans ces conditions et au mépris de sa santé, ou lâcher prise et rejoindre la cohorte des chômeurs sans espoir de retour à l’emploi, telle est aujourd’hui l’alternative imposée à la plupart des « seniors » en France.

Qu’est-ce que travailler ? 

Reconnaître l’ampleur des drames auxquels conduit trop souvent le travail aujourd’hui, ne doit pas conduire à ignorer que travailler est un déterminant majeur de la santé, du développement et de l’émancipation. Ce que nous faisons concrètement au travail, c’est ce que les ergonomes ont appelé « le travail réel » par différenciation du « travail prescrit » ; ce que d’autres courants de recherche nomment « l’activité » ou « le travail vivant ». Travailler, c’est toujours se confronter à des questions inédites que le management ne peut jamais pleinement anticiper. C’est inventer, individuellement et collectivement, des solutions aux imprévus qui surgissent sans cesse en situation (un·e patient·e qui réclame plus d’attention, un outil qui manque, des défauts dans les pièces à monter, le retard pris par le collègue, l’ajustement du geste parce qu’on a une douleur à l’épaule…).

Les approches gestionnaires qui président aujourd’hui à l’organisation du travail font l’impasse sur ce que travailler veut dire, sur le « faire société » qui s’y joue. Dans nombre d’entreprises ou d’administrations, en particulier mais pas seulement là où le travail est organisé pour satisfaire les exigences extravagantes des actionnaires, les savoirs-faires et compétences se perdent progressivement sans parfois que nul ne s’en aperçoive. Empêcher, entraver ou ignorer les arbitrages réalisés au quotidien par les personnes, avec leur cœur et leur cerveau, la plupart du temps de manière invisible, c’est se priver de ressources pour rendre le travail plus ajusté aux besoins sociaux et environnementaux, les individus plus heureux et la société plus juste.

Reconnaître que le travail est une source de développement et doit être émancipateur, ne veut pas dire qu’on doit faire du travail un absolu de la vie ! Au contraire cela revient à redonner au travail sa (bonne) place dans la vie, avec les limites qui s’imposent. Le sens, les finalités du travail, son utilité, sont des questions majeures si l’on veut qu’il s’érige en bien commun où se cherchent et se trouvent des solutions aux multiples problèmes sanitaires et environnementaux qui se posent aujourd’hui.

Pour cela, il est nécessaire d’en finir avec le travail pressé[2], les changements imposés et injustifiés, afin de répondre aux enjeux posés par les crises sanitaire et écologique : il faut ralentir pour délibérer. Nous proposons de (re)donner au travail la place centrale qu’il devrait avoir dans le débat public. C’est le travail qu’il s’agit d’adapter aux exigences humaines et environnementales, et pas aux humains et à la nature de supporter les conséquences d’un travail devenu insoutenable.

Nous invitons donc les forces du mouvement social et syndical à réunir nos forces et nos intelligences pour contribuer, ensemble à enquêter, expérimenter, échanger et débattre. Comment le syndicalisme peut-il prendre en compte et s’appuyer sur l’aspiration des salarié·es à bien travailler malgré tout ? Quelles initiatives et expérimentations, syndicales mais aussi associatives, citoyennes, politiques, portées par des travailleuses et travailleurs, mais aussi des habitant·es et usager·es, peuvent aider à faire émerger les ressources politiques du travail réel, et comment faire en sorte que ces initiatives aboutissent à des transformations durables ? Quels droits nouveaux, garanties collectives, statuts, quelles propositions et projets, seraient nécessaires afin de libérer les potentialités du travail vivant pour un mieux-être social, écologique et démocratique ?

Catherine Arnaud (psychologue clinique), Yves Baunay (Institut de Recherche FSU), Bernard Bouché (syndicaliste, Solidaires), Claudine Cornil (syndicaliste, CGT, Réseau Travails), Thomas Coutrot (économiste, Ires), Damien Cru (ergonome, CGT), Alexis Cukier (philosophe, U. Poitiers), Christine Eisenbeis (syndicaliste, FSU), Olivier Frachon (syndicaliste, CGT), Marie Lesage (associée à Coopaname), Françoise Lignier (syndicaliste, CGT, Réseau Travails), Julien Lusson (Aitec), Céline Marty (philosophe), Pascale Molinier (psychologue, U. Paris 13), Rémi Ponge (sociologue, Lest-CNRS), Muriel Prévot-Carpentier (ergonome et philosophe, U. Paris 8 Saint Denis), Corinne Savart-Debergue (syndicaliste, CGT)

[1] Mikaël Beatriz, « Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? », Dares Analyses n°17, mars 2023.

[2] Corinne Gaudart, Serge Volkoff, Le travail pressé. Pour une écologie des temps de travail, Les Petits Matins, 2022.