Published On: 18 octobre 2021Categories: Interviews

C’est à la fois une enquête minutieuse et rigoureuse et son analyse nuancée et subtile, loin des dramatisations habituelles sur le sujet. Samia Langar nous aide à comprendre les relations complexes entre Islam et École. Là où d’autres ne voient plus que séparatisme, Samia Langar nous invite à interroger comment le recours identitaire s’inscrit dans un déficit de reconnaissance. Pas de lamentations victimaires dans cette analyse mais la volonté déterminée à faire de l’école « le foyer de notre destin commun ».

Samia LANGAR,
Islam et école en France, une enquête de terrain, 2021,
PUL, 2021, 235 pages, 20€

Trois questions à Samia Langar

Propos recueillis par Paul Devin

Une enquête de janvier 2021 avait insisté sur l’empêchement d’enseigner et l’autocensure à laquelle les professeurs seraient contraints. Elle les avait considérés comme le signe d’un séparatisme croissant. Votre travail montre une réalité plus subtile, plus complexe, où les enseignants sont capables d’adaptation sans pour autant renoncer. Avez-vous le sentiment que cet équilibre soit aujourd’hui menacé ?
Cet équilibre certes est fragile, et demande aux enseignants et enseignantes beaucoup de doigté pédagogique et de vigilance. La métaphore de l’équilibre me semble très bien exprimée la situation et l’esprit dans lesquels travaillent ces enseignantes et ces enseignants sur les territoires où les populations françaises de culture musulmane sont en grand nombre. Mais plus généralement elle décrit bien ce qu’est le travail pédagogique, ici et ailleurs, même si, ici, cet investissement pédagogique est plus visible, plus exigeant. Travailler en équilibre, cela suppose un climat de classe, une relation pédagogique de confiance, la confiance aussi d’une équipe, d’un établissement.
S’il est menacé, et il arrive qu’il le soit, il ne me semble pas que ce soit d’abord parce que la pression des revendications identitaires et religieuses et du séparatisme postulé serait de plus en plus forte. Je n’ai pas connaissance de données qui permettraient de le penser.
Dès lors, ce qui me semble être aujourd’hui préoccupant, ce sont toutes les initiatives, les politiques et les discours qui aboutissent à délégitimer cette recherche d’un équilibre, d’une juste position entre « indifférence aux différences » et « conscience des différences », entre visée universaliste et prise en compte des singularités ; des initiatives qui sapent ou rendent toujours plus précaire cet équilibre. Il est déjà menacé lorsqu’un sondage annonce que 49% des enseignants déclarent s’être déjà censurés : du seul fait de recouvrir avec ce mot lourd de sous-entendus accusateurs et dénonciateurs (un pas de plus et on parlerait « d’atteintes à la laïcité » !) bien des situations différentes, l’enseignant qui tient cet équilibre est montré du doigt, son travail pédagogique déconsidéré ; de plus, si l’on regarde de plus près, on apprend en fait qu’il est arrivé « au moins une fois » à 49% de se « censurer » ! Quel enseignant peut prétendre que jamais, non, pas une seule fois, en raison de circonstances diverses, il n’a pas préféré différer ?

Il y a un paradoxe à vouloir éduquer aux valeurs républicaines, notamment à l’égalité, des élèves qui constatent, dans les territoires où ils vivent, que cette égalité n’est pas réelle. Est-ce que la question de la laïcité, de ce fait, n’est pas une question indissociable de la question sociale ?
C’est pour moi l’un des enseignements les plus évidents de ma recherche sur le territoire de Vénissieux : la toute première préoccupation de ceux qui y vivent, y éduquent et y élèvent des enfants, y travaillent comme enseignants, ce n’est pas la question de la laïcité, c’est en tout premier lieu les conditions et les difficultés sociales dans lesquelles vivent ces populations. Les enseignants, les enseignantes et les chefs d’établissement que j’ai rencontrés le disent. Ceux qui connaissent bien depuis longtemps le territoire et y vivent décrivent une situation sociale et surtout un enclavement qui ne cessent de s’aggraver, une disparition quasi-totale de la mixité ; ceux, parmi les enseignants qui y arrivent le découvrent et le disent. On peut ne pas aimer ce terme de « ghetto » pour parler de ce type de territoire ; mais on ne peut ignorer cet enclavement qui est la source d’une souffrance sociale qui affleure constamment dans les entretiens avec les parents. On entend parler aujourd’hui comme d’un fait constaté des « territoires perdus de la République », le « perdu » sous-entendant « conquis » par les ennemis de la République. C’est une expression désastreuse, et qui masque une vérité tout autre : du point de vue des habitants de ces territoires, ils sont littéralement vécus comme des territoires abandonnés par la République. Mais pas par l’école ! C’est bien là le paradoxe que signale votre question : c’est à celles et ceux qui ont de bonnes raisons de douter de l’égalité et l’égale citoyenneté promises par la République que l’École est chargée de promouvoir les valeurs de la République… Les parents que j’ai entendus souvent se désespèrent de l’enfermement auquel ils sentent leurs enfants condamnés, mais ils croient encore à l’école et en ses enseignants – et cela en dépit du jugement très sévère qu’il porte sur un système d’orientation perçu et vécu comme trop souvent et systématiquement défavorables pour eux et leurs enfants. Les enseignants et les enseignantes avec qui je me suis entretenu ont encore également foi en leur métier. Ce sont avant tout des pédagogues. Quand j’abordais avec eux la question de la laïcité, les propos que j’entendais étaient forts différents des débats intellectuels et idéologiques habituels. Ce genre de débat orchestré de nos jours qui voudrait opposer d’un côté une laïcité de combat, à la reconquête « républicaine » des territoires perdus, de l’autre une laïcité accusée de tiédeur et de compromission n’est pas trop leur affaire. Pour eux, la laïcité est tout simplement au cœur du métier d’instruire.

S’il fallait caractériser les qualités d’une formation des enseignantes et enseignants à la laïcité, quel en serait, pour vous, les éléments essentiels ?
Je ne pourrai pas répondre en spécialiste de pédagogie que je ne suis pas, mais je vous propose quelques réflexions qui font écho à mon travail de recherche.
J’entends souvent aujourd’hui le dire, un peu partout. Il faut former les enseignantes et les enseignants à la laïcité. Mais il est vrai qu’on entend beaucoup moins expliquer ce qu’est, ce que serait la formation en question.
Je suis encline à me méfier des « formations à », dont on peut remarquer qu’elles ont tendance à se multiplier : « à la citoyenneté », « à l’environnement » … À chaque « problème » sa formation ? Le très grand risque que l’on court alors est double : en premier lieu, cette manière de faire « saucissonner » la formation en une multiplicité de formations juxtaposées, alors qu’on a besoin pour enseigner d’une vision d’ensemble ; en second lieu, et c’est peut-être plus problématique, il y a de grande chance que la formation conçue dans cette perspective soit comme enfermée dans la façon dont est posé le « problème » qu’elle est censée traiter. Pour ce que je peux observer de la façon dont aujourd’hui au plus haut de l’État comme dans bien des médias on semble percevoir et entend traiter par « la formation » le « problème », je suis plutôt dubitative…
Et pourtant, la laïcité pourrait et même devrait être au cœur de la formation de l’ensemble des enseignantes et des enseignants. Je partage le point de vue de celles et ceux qui y voient le cœur de leur métier d’instruire. Mais la laïcité n’est pas une entité isolée. Elle est indissociable d’une philosophie de l’école déjà portée par la philosophie des Lumières, retravaillée au cours de son histoire politique, juridique, philosophique, pédagogique.
Il me semble qu’une formation donnée dans l’esprit de la laïcité et au service de cet esprit, et pensée comme tronc commun de la formation de tous les enseignants, devraient comporter trois volets :
Un volet académique, donnant à connaître et analyser la philosophie de l’école dans ses racines et ses développements, ses problématiques et ses valeurs, incluant et situant la connaissance et la réflexion sur la laïcité dans ses perspectives historiques, juridiques, politiques, philosophiques.
Un volet pédagogique, préparant à la mise en œuvre concrète, pratique, de la discussion et du débat, dans l’esprit des débats de classe. Cette partie de la formation pourrait en bonne partie se faire dans le cadre par exemple d’« ateliers de philosophie », comme cela se pratique déjà au Québec…
Un troisième volet autour du religieux, de ce qu’on nomme le « fait religieux », dans sa diversité, me semble aussi nécessaire. Les diverses sciences des religions y ont un rôle à jouer. Je pense aussi que la question du « croire » est une question philosophique et anthropologique profonde, qu’un esprit laïque doit savoir regarder en face.

[1Alain KERLAN et Samia LANGAR, Cet art qui éduque, Fabert, 2016 et COLLECTIF, Un collège saisi par les arts, Attribut, 2015