texte publié dans le dossier « Santé au travail : l’activité en question » du numéro 27 de Regards Croisés, juillet-août-septembre 2018 (preprint). Voir le sommaire du dossier.
« Sur la santé au travail nous ne renoncerons pas ! » [1]
Christine Castejon, analyste du travail, Christine Eisenbeis, membre de CHSCT
Le lundi 4 décembre 2017, participant à une « Assemblée nationale pour les CHSCT », 160 militants pour la santé au travail, syndicalistes et professionnels, se retrouvaient pour dire leur colère de la suppression des CHSCT sous couvert d’une fusion des instances représentatives du personnel. Depuis, la loi du 29 mars 2018 (loi de ratification des 6 ordonnances dites « Travail ») a confirmé la mesure parmi d’autres, donnant en outre la possibilité d’accélérer le processus (art. 5) si les mandats actuels n’arrivent à échéance qu’en 2019. Les Comités d’Hygiène, Sécurité, Conditions de travail, n’existeront bientôt plus dans le privé, sauf catégories d’entreprises particulières. Plus vite encore que nous ne l’attendions, leur disparition est aussi à l’ordre du jour dans le secteur public.
La journée s’est organisée en l’espace d’un mois, sur la base d’un appel lancé par un groupe d’une quarantaine de militants et professionnels de la santé au travail et soutenu par 1400 personnes à la diversité évidente, toutes et tous impliqué.es dans la cause de la santé au travail, tous convaincus qu’on n’arrêtera pas la fièvre en cassant le thermomètre. La journée s’est déroulée comme nous l’avions conçue : la parole était aux élus de CHSCT pour dire « à quoi servent les CHSCT, ce qu’on y fait et ce qu’on pourrait mieux y faire ». Elle a débouché sur un appel qui annonçait l’organisation d’une deuxième journée amplifiant la première [2] et la mise en place d’un site « ouvert à toutes les contributions syndicales, associatives, de chercheurs, de citoyens, individuelles ou collectives, susceptibles de nourrir la réflexion et l’action pour la santé au travail quelles que soient les formes d’organisation ou d’emploi ».
Pourtant, à l’heure où est écrit cet article (fin juin 2018), tout le monde peut le constater : la disparition des CHSCT, comme celle des délégués du personnel, ne fait plus parler d’elle. Sur cette question, l’élan de mobilisation est suspendu. Quel peut être alors l’objet d’un « collectif du 4-décembre » qui s’est néanmoins créé pour donner suite à l’appel lancé ce jour-là ?
Il serait trop simple de renvoyer au très insuffisant soutien syndical la retombée patente de la dynamique. Solidaires est la seule organisation interprofessionnelle à avoir soutenu l’initiative du 4 décembre, plusieurs syndicats de la FSU ont été signataires de l’appel, ainsi que des collectifs, notamment CGT, d’élus d’entreprise, cela fait peu au regard de l’objet de la journée. Pour le groupe qui a lancé l’initiative, celle-ci a été décidée comme une évidence. Un militant s’affirmait certain que nous serions débordés par les soutiens, il a vite constaté, avec surprise, que sa propre organisation ne répondait pas. Cette « évidence » n’en était donc pas une. Cela pose une question importante pour la suite, pour penser l’avenir de la santé au travail : pourquoi si peu de réactions, ou des réactions si formelles, si molles a-t-on envie de dire, à la suppression des CHSCT ? La question n’est pas derrière nous car si l’on découvre finalement que les CHSCT n’étaient pas si défendables on saura peut-être mieux ce qu’il faut désormais construire.
On s’arrêtera sur deux arguments qui, sans tout expliquer, n’ont, du point de vue des signataires de cet article, pas servi la mobilisation. Ce qui ne signifie pas qu’ils étaient faux mais que les discuter peut nous aider à penser la suite.
1/ La suppression des CHSCT est grave mais c’est un sujet parmi d’autres, tout aussi graves.
2/ Une instance unique de représentation du personnel permettra d’élargir la préoccupation de santé au travail à tous les représentants du personnel.
Le premier argument est difficile à contredire. Il est même très convaincant dans une période où tous les conquis sociaux sont visés. Le beau mouvement des cheminots occupe à juste titre l’actualité et d’autres secteurs, notamment l’hospitalier, ont réussi à attirer des projecteurs pourtant peu amateurs de mobilisations sociales. Ce qui s’annonce (contre la retraite, contre l’assurance chômage…) n’est pas moins destructeur que les lois Anti-travail et crée la tentation de se concentrer sur le(s) combat(s) à venir plutôt que sur des batailles qui semblent perdues. En y ajoutant les politiques ignominieuses en matière de politique d’accueil des exilés, et l’irresponsabilité quant à l’avenir de la planète, on pourra certes considérer que les CHSCT sont une cause sinon mineure en tout cas difficilement prioritaire. Les raisons de se mobiliser sont multiples, dévoreuses d’énergie (mais elles en produisent aussi…) et de temps. Il y a donc une limite matérielle, concrète, et la question « où trouver le temps de réagir spécifiquement sur les CHSCT ? » est parfaitement recevable. Elle explique mieux la situation actuelle que l’idée d’une sidération dont nous serions tous atteints, qui ne rend pas compte du nombre et de la diversité des causes, un peu tous azimuts, qui suscitent des engagements, des résistances et des contre-projets [3] .
Pour autant, s’en tenir à cette explication ne serait pas lucide. Le second argument vient alors renforcer le premier. Dans les discussions, l’idée affleure et parfois s’affirme avec force que les CHSCT avaient de nombreux défauts qui rendent leur disparition moins problématique qu’elle en a l’air. Les CHSCT sont utiles, certains ont fait du très bon travail, des questions politiques y ont été soulevées. Mais à y regarder de près, on peut trouver nombre de critiques à formuler. Ils concern(ai)ent relativement peu de salariés, et pas forcément les plus exposés ; le cloisonnement est souvent important avec les autres élus, faisant de la question de la santé au travail une affaire de spécialistes ou d’élus semblant devenus techniciens ; même parfois lorsqu’il existe, qui connaît le CHSCT, ce sigle mystérieux que l’on peine à articuler ? Trop de CHSCT ne font qu’accompagner la politique de la direction, ou lui servent de supplétif ; dans certains cas, les élus n’ont plus d’autre activité que de soutenir psychologiquement des salariés ou de conduire des enquêtes pour démontrer l’évidence des mauvaises conditions de travail à des directions qui ne veulent pas les voir – comment alors avancer sans cette reconnaissance partagée ? Les CHSCT, insuffisamment formés, composés d’équipes trop petites, et parfois de salariés eux-mêmes en difficulté dans leur travail, ne parviennent pas à traiter toutes les questions dont ils ont désormais la responsabilité ; les questions d’environnement par exemple, rentrées récemment dans leurs prérogatives, sont hors de portée ; la question des dits risques psychosociaux est mal posée et trop lourde pour être concentrée sur quelques épaules ; les directions esquivent souvent cet espace où sont exposés les effets de leur politique et opposent inertie, langue de bois, arguties juridiques lorsqu’elles sont mises en cause ; etc.
Une réalité complémentaire apporte de l’eau au moulin de la suppression : nombre d’élu.es de CHSCT n’en peuvent plus. À la charge de la fonction s’ajoute trop souvent la faible reconnaissance du travail accompli, y compris dans l’organisation syndicale, mais aussi le peu de résultats concrets comparés au temps passé. Combien de procès-verbaux de CHSCT listant les questions à la direction sans jamais obtenir de réponse ? Combien de rapports d’expertise qui n’ont eu aucun écho, sinon le temps d’une courte discussion en CHSCT, puis aucune suite concrète ? Combien de discussions difficiles, parfois humainement très dures, qui ont donné le sentiment qu’on n’était pas à la hauteur de la tâche ? Pour beaucoup d’élus de CHSCT, celui-ci est comme un front de bataille autour du travail réel sur lequel ils se sentent bien seuls.
Finalement, on peut comprendre pourquoi l’argument selon lequel l’existence d’une instance spécialisée empêchait le partage de l’enjeu, qui est l’argument principal du gouvernement pour leur suppression, n’est pas un argument rejeté de tous les syndicalistes ni de tous les professionnels de la santé au travail, loin de là. La discussion autour du 4-décembre nous fait réaliser qu’elle traverse toutes les organisations. C’est la preuve que c’est une idée qui rejoint l’expérience. Dont acte.
Et pourtant. Cette conquête, dans l’histoire sociale, d’une instance dédiée aux conditions de travail qui élargissait peu à peu son périmètre a produit, quoi qu’il en soit de l’évaluation globale qu’on en fait, des résultats tangibles. Elle a conquis une place contre l’idée ancienne (mais non révolue) d’une « hiérarchie des rôles », au sein des organisations syndicales, qui reléguait les conditions de travail loin derrière les enjeux économiques. Elle a transformé des personnes par l’expérience qu’elle a permise et a sans doute aussi marqué tout le champ d’action de la santé au travail en France. Des savoirs se sont construits, ont circulé, ont agi dans des situations précises. Les mobilisations ont entraîné des prises de conscience de l’ampleur de certains problèmes, ont permis des jurisprudences favorables aux salariés. Même sans effet apparent, les milliers d’interventions, les multiples visites de site, les échanges conflictuels ou non, les centaines de rapports d’expertise demandés par les CHSCT ont laissé des traces, chez les militant.es qui y ont été impliqués, chez les salariés pour une fois écoutés. Des traces de combats menés, d’arguments construits, de questions découvertes, d’échanges inattendus avec les collègues, de connaissances acquises, d’apprentissages théoriques, le tout concernant souvent le concret du travail. Il est évidemment simple pour une direction de ne pas reconnaître ce qu’elle doit, en matière de connaissance du réel, aux multiples signalements que lui font les élus. Mais l’actualité est désormais pleine de constats qui nous disent le lien entre travail et société, entre travail et (mauvaise) santé publique, entre travail méprisé et priorité donnée aux profits. Peut-on nier que l’existence des CHSCT, le travail militant qui s’y est accompli quelles que soient ses limites, y est pour beaucoup ? Il n’y a guère de doute que les CHSCT sont supprimés non pas parce qu’ils étaient faibles, comme le prétend le gouvernement, mais parce qu’ils gênaient de plus en plus le plein pouvoir patronal, y compris quand le « patron » est l’Etat.
On ne sait pas ce qui se serait passé sans les CHSCT mais ce serait une faute politique, et un effroyable gaspillage, que de ne pas se servir de tout ce qui s’y est accumulé. Éliminer les CHSCT d’un trait de plume participe de la volonté de faire croire que l’histoire peut s’effacer parce qu’un technocrate en a ainsi décidé. Mais l’histoire ne s’efface pas, elle investit les nouvelles figures.
Voilà ce que peut faire le collectif du 4-décembre : travailler pour que soit mis en commun tout ce que les CHSCT ont mis à jour pendant toutes ces années où ils gagnaient pas à pas du terrain. Le partager, le mettre sur la place publique, contre toutes les tendances à garder au secret, dans l’enceinte de l’entreprise, la vérité des conditions de travail. Servons-nous des connaissances accumulées en les reliant les unes aux autres infiniment plus que nous ne l’avons fait jusqu’à présent. Inventons la suite en nous appuyant sur ce que nous avons su faire. Établissons le vrai bilan des CHSCT, sans masquer leurs limites mais sans sous-estimer leurs résultats. Les CHSCT n’auront peut-être été qu’une parenthèse mais l’enjeu de la santé au travail n’est pas près de s’éteindre, il faut en inventer les nouvelles armes. Nous, les pieds et la tête dans le réel du monde du travail, nous savons que l’avenir suppose de la mémoire.
[1] Appel issu de l’assemblée du 4 décembre [http://assemblee-nationale-chsct.org/]
[2] Cette journée prévue en juin 2018 a été repoussée du fait de l’organisation les 24 et 25 Mai des « deuxièmes Etats Généraux de la santé des travailleuses et des travailleurs ». Toutes informations sur le site https://neplusperdresaviealagagner.org/
[3] Réalise-t-on assez à quel point les mobilisations sont multiples et surtout prennent des formes dont on n’a pas forcément conscience ? Celles qui sont collectives sont visibles, et plus ou moins vues, l’enjeu pour le pouvoir étant de les masquer. Mais quelle place donne-t-on à des mobilisations qui ne prennent pas la forme connue des militants et passent pourtant par le quotidien de nos vies ? Des résistances au travail, des résistances dans l’affirmation d’une façon de vivre, dans la multiplication des mises en réseau qui contrecarrent la compétition généralisée ?