Les 27 et 28 mars 2012, le SNU Pôle Emploi FSU, en liaison avec l’Institut de recherche de la FSU ont organisé sur ce thème « Les états généraux des conditions de travail ». Yves Baunay en rend compte ici.

Yves Baunay
Chantier travail
Institut de recherche de la FSU

Cette initiative a constitué un moment fort de « travail syndical sur le travail » en vue d’aider les personnels, les agents, à « reprendre la main sur leur travail » pour transformer la condition faite au travail.

Ce compte-rendu rapide et personnel n’engage que son auteur, animateur du chantier travail. Il vise à livrer rapidement une part du très riche contenu de ces deux jours de débat. Il contribue à mutualiser les travaux engagés par les syndicats de la FSU, sur les problématiques du travail. Il peut servir d’ouverture à des débats syndicaux sur le travail.

Bernadette Groison a rappelé en ouverture, que c’est toute la FSU, ses syndicats, ses secteurs qui s’engagent dans « cette bataille qui sera longue » mais qui devient cruciale pour les agents des services publics, pour l’avenir du syndicalisme, de la démocratie et de la société.
Le programme des états généraux était conçu pour construire un travail de coopération approfondie entre les recherches sur le travail et les initiatives syndicales à développer à partir du travail réel des agents et des résistances et actions qu’ils déploient pour que le travail devienne épanouissant pour les individus et utile aux utilisateurs et à la société. Le « Manifeste pour repenser et refonder Pôle Emploi » reprend cette ambition syndicale, sociétale et éminemment politique. « Redonner aux personnels les moyens de réaliser leurs missions, voilà ce à quoi chacun et chacune de nous aspire, individuellement et collectivement. »
Une façon de proclamer que dans le travail, chacun se construit et construit un morceau de société et que le syndicat entend être à la hauteur des enjeux anthropologiques que concentre l’activité de travail.

Explorer toutes les facettes du travail

Afin de rendre visible l’invisible, de comprendre le travail pour le transformer, la parole filmée, la parole mise en scène, la parole des salariés, les témoignages des agents participant aux débats ou aux ateliers ont traversé les deux jours.
Des cinéflash d’interviews d’agents ont été diffusés tout au long des deux journées : « Les petites mains de Pôle Emploi ».
Les chercheurs ont multiplié les angles de vue, les approches, les postures pour rendre compte de la diversité et de la complexité de ce que font les êtres humains dans leur activité de travail. Des exposés d’une grande densité, des approches théoriques, des constructions conceptuelles plus complémentaires que contradictoires, la mobilisation des multiples disciplines de recherche universitaire nous ont fait accéder à ce « continent de l’activité de travail ».

Frédéric Pierru, sociologue au CNRS a mis l’accent sur le décalage entre la conception et le vécu des réformes de l’Etat dans les différentes administrations où la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques) opère une véritable rupture. A partir d’une recherche collective dans le secteur de la santé il a pointé les grandes « régularités » observables dans les autres secteurs :

  • Les impensés des fusions, réorganisations, restructurations menées au pas de charge dans le déni des identités professionnelles et du travail réel des agents.
  • Les enjeux budgétaires, organisationnels, territoriaux véhiculés à travers les chaînes verticales de commandement et de caporalisation du travail des agents.
  • – La coupure extraordinaire entre le terrain, le vécu, le réel du travail et ces organisations formelles, commandées par le court terme, qui se veulent hyper rationnelles mais qui relèvent plus du « coup de pied dans la fourmilière » que d’une politique publique pensée.
  • – Les effets sur les personnels en termes de malaise, de transformation de la condition du travail, de chocs culturels et professionnels, de caporalisation, de bureaucratisation, de perte d’autonomie dans le travail, de non reconnaissance du travail réel, des identités professionnelles…

Les participants au débat auraient bien aimé qu’il en dise plus en termes de résistances informelles que déploient les agents individuellement et collectivement pour tenter malgré tout de faire leur travail, comme ils voudraient le faire. Ce que cela produit en particulier chez les cadres qui se débattent aussi avec des situations considérées comme invivables.

Danièle Linhart, sociologue au CNRS s’est interrogée sur cette fameuse « souffrance » du monde du travail, mise en scène de façon tragique, en se plaçant dans une perspective historique, en analysant comment la « gestion des pénibilités » a évolué. La montée en puissance du secteur des services a été l’occasion d’introduire de nouvelles formes managériales basées sur l’idée d’un consensus, de la fin de la conflictualité, d’une prise en charge des aspirations individuelles des salariés dans l’entreprise, d’un renoncement de ceux-ci à leurs valeurs citoyennes. Elle pointe un processus systématique de précarisation objective (avec ses limites) et surtout de précarisation subjective qui consiste à dépouiller les salariés de la ressource fondamentale que constitue l’expérience individuelle au travail et l’expérience collective des métiers.
Le changement généralisé qui se substitue au progrès, acquiert une vertu en soi et devient un mode en soi de management dans le privé et actuellement dans le public. Mais contradictoirement avoir des salariés à la limite de leurs compétences peut être utile pour avoir une emprise sur eux, mais sur le plan de l’efficacité c’est plus problématique. C’est très déstabilisant et contre nature par rapport aux postures professionnelles. D’autant plus que cela s’accompagne d’un processus généralisé d’individualisation systématique des salariés et d’une organisation du travail qui met à mal les collectifs de travail, autre ressource fondamentale.

Patrick Ackerman, délégué central SUD PTT a illustré ces évolutions à partir de son expérience syndicale d’initiateur d’un « observatoire du stress et des conditions de travail » à France-Telecom. Un changement violent a été planifié avec la privatisation et la transformation du service public en groupe financier international. Une façon d’illustrer cette question terrible qui se pose dans le monde du travail et par rapport à laquelle le mouvement syndical doit être à la hauteur en prenant l’initiative.

Avec ces trois premières interventions, le décor a été planté avec les trois pôles des facteurs de transformation du travail.
Premier pôle : la mondialisation, les réformes, le management
Deuxième pôle : Le travail réel avec la précarisation subjective, l’individualisation, la mise à mal des identités professionnelles et des métiers
Troisième pôle : le travail syndical de reconstruction des solidarités, des résistances organisées et d’organisation des conflits du travail.
Mais la construction des alternatives passe par des mises en articulation de ces trois pôles : travailler sur chaque pôle ne conduit pas aux transformations nécessaires et attendues par les salariés ; c’est en partant du vécu des salariés, de leur travail réel, face aux réformes et aux organisations du travail, que le mouvement syndical s’emparera des enjeux anthropologiques, sociaux et politiques du travail et de son contenu.
On voit ainsi pointer une question embarrassante, inconfortable : comment transformer l’activité syndicale elle-même pour mieux saisir le travail des professionnels et sa transformation ? Comment être toujours plus en prise avec le travail réel vécu par les agents pour les aider à remettre la main sur leur travail ?

Marie Pezé, psychanalyste, animatrice du site Souffrance et travail a choisi de traiter les risques psychosociaux et la prise en charge des situations de souffrance au travail. Elle a articulé à sa façon les approches théoriques du travail, les maladies du travail, les méthodologies de repérage de ces « pathologies de surcharge » pour aboutir aux « diagnostics différentiels ».
Les théories du travail convergent sur la centralité du travail pour les individus et la société, le travail comme moteur individuel et social, comme promesse de se produire soi même. La psychodynamique du travail met l’accent sur la reconnaissance : le jugement d’utilité sociale, le sentiment de « faire du bon boulot », le jugement du « bon travail » par ceux qui connaissent le travail et le métier… C’est à dire les professionnels eux-mêmes, les vrais experts du travail.
L’exploration de la subjectivité et de sa structure est nécessaire pour comprendre les décompensations psychiques et les troubles cognitifs, les décompensations comportementales liées à la précarité subjective, la violence entre collègues et avec les usagers, les décompensations somatiques, les troubles musculo-squelettiques, cardio-vasculaires, gastriques… Les pathologies sont souvent des « pathologies de la solitude » qui frappent « les salariés sentinelles », ceux qui sont les plus attachés à leur travail.
La pluridisciplinarité est indispensable pour repérer le réel du travail, ce qu’on ajoute à la tâche prescrite. La méthode qui consiste à remonter « l’arbre des causes » à partir d’un cas individuel, permet de pointer les pratiques organisationnelles pathogènes, celles qui transforment le contrat de travail en contrat de subordination avec les pratiques relationnelles, les pratiques d’isolement, la surutilisation des règles disciplinaires, les pratiques punitives, les abus de pouvoir de direction et d’organisation…. Les injonctions paradoxales…

L’activité syndicale en atelier

Quatre ateliers ont traité des pistes d’action syndicale et des revendications à construire à partir du travail :

  • sous l’angle de l’organisation, du management et des conditions de travail : en quoi la fusion impacte le travail et qu’est-ce qu’en font les agents ?
  • sous l’angle de la santé : les pathologies de la solitude, les problématiques de la prévention tertiaire secondaire et primaire ; les tensions entre les prescriptions, les injonctions contradictoires et l’idéal du métier ; l’intensification du travail et la préservation de soi : comment transformer les situations de travail pour qu’elles restent vivables ?
  • sous l’angle de la gouvernance, des choix managériaux et de leur impact sur les identités professionnelles, la transformation des cultures du métier, la fierté au travail…
  • sous l’angle de la fusion/fission, de ses étapes, des tensions engendrées entre la qualité des services rendus, les cultures et les pratiques professionnelles, les ressources mises à disposition (référentiels d’aménagement des locaux, les outils informatiques) et la gestion au quotidien par les agents et les collectifs informels.

Les visions concrètes de l’action à travers des expériences syndicales régionales
L’activité syndicale en régions s’est déployée autour d’un travail de longue haleine sur la santé et l’activité au sein des CHSCT.
Le SNU Pôle Emploi de la Région Midi-Pyrenées (Alexandre Nougarède) a exploité un questionnaire avec recueil de paroles individuelles et d’expressions collectives autour de la question centrale de l’accueil. Il est allé à la rencontre des agents. Il a édité une plaquette. Tout cela a obligé la direction régionale à reconnaître la réalité.
L’expression individuelle et collective des agents vise à faire changer les conditions et la condition et la condition du travail.
Le SNU Pôle Emploi Bretagne (Serge Ascoet, Patricia Cid, Christian Perrier), en liaison avec la FSU Bretagne a développé des outils d’analyse et d’action en matière de prévention des risques.
Une forte conflictualité a émergé à l’initiative du SNU Pôle Emploi pour faire reconnaître par l’employeur la réalité des facteurs de risques de détérioration de la santé au travail :

  • La charge de travail, son intensité, liées aux changements organisationnels et au manque de moyens et de ressources.
  • Les conflits de valeurs, l’insécurité professionnelle, le mal-être provoqué par les changements incessants !….
  • Le manque de soutien de l’institution dans l’exercice réel du travail pour faire face aux situations.
  • Le manque de soutien des collègues avec la mise à mal des collectifs et la dégradation de la condition du travail.
    A partir de là, la lutte syndicale a visé à obliger l’employeur à respecter ses obligations légales d’identification des risques, de leur évaluation et d’élimination effective des facteurs de risques. Il s’agit d’une obligation de résultats.
    Tout cela a reposé sur un long travail syndical d’objectivation de ce qui se passe réellement au sein de l’agence.
    Avec une direction qui ne reste pas inactive, le syndicat s’est parfois fait « rouler dans la farine ».
    Il a fallu se construire des outils pour rendre visible ce qui ne l’était pas, en s’appuyant toujours sur le travail mené par les agents, parfois encadrés par des chercheurs.
    Il a fallu mettre en synergie l’activité syndicale, l’activité au sein du CHSCT, l’inspection du travail et la médecine du travail.
    En fait, il s’agit pour le syndicat, en liaison avec les agents, de clarifier ce que l’on veut comme travail et comme métier.
    La question a été explicitement posée : « va-t-on laisser nos vies et notre survie (humaine) dans les mains de Pôle Emploi ? »
    Les camarades de Bretagne estiment qu’un pas a été franchi. Mais il faut encore explorer de nouvelles manières de lutter syndicalement, construire de nouvelles actions.
    Un groupe de travail de la FSU Bretagne sur les CHSCT permet d’échanger, de mutualiser les expériences des syndicats de la FSU.
    La situation de Pôle Emploi dans les deux Régions évoquées n’a rien d’originale par rapport aux autres Régions. Une mutualisation des expériences syndicales régionales est très attendue.

Vincent de Gauléjac, sociologue, directeur de laboratoire de changement social : une idéologie gestionnaire ou plutôt managériale
Cette idéologie managériale est liée à l’émergence d’un nouveau type de pouvoir.
Son parcours de chercheur lui a permis de découvrir comment la « gestion » qui cherche à optimiser le fonctionnement des organisations a remplacé la « science des organisations » qui cherche à comprendre leur fonctionnement.
Il en résulte une tension entre l’objectif de comprendre et une certaine représentation du monde : une façon de gérer les hommes comme on gère les choses.
Avec Nicole Aubert, Vincent de Gauléjac, dans leur livre « Le coût de l’excellence » , a cherché à décrypter ce nouveau modèle de « modernisation » qui se mettait en place dans les grandes entreprises privées, puis dans le secteur public et maintenant au niveau de l’Etat.
Il s’agit pour les entreprises de capter l’idéal des individus et pour les individus de capter l’idéal des entreprises. Une espèce de « fusion amoureuse », une sorte de « contrat narcissique » caractérise le nouveau rapport de l’individu à l’entreprise, un véritable « investissement subjectif au travail » où les individus cherchent une reconnaissance de l’entreprise et de l’organisation. Ces ambiguïtés constituent une des sources de la souffrance au travail.
Le « management par l’excellence durable » prôné au niveau européen est en fait un moteur de l’exclusion. Que devient en effet le travail commun ? L’humain devient le moyen de développer la finalité de l’entreprise.
Dans cette situation, que faire ? s’interroge le chercheur. Accompagner les individus qui ne vont pas bien, certes. Mais surtout ne pas psychologiser ni médicaliser les problèmes. Ne jamais oublier que la source de tous les problèmes du travail se situent dans l’organisation du travail. Mettre le travail au cœur des programmes politiques, centrer sur la question de la destruction des collectifs de travail.
Le chercheur ne veut pas se poser en donneur de leçons, en nouveau prescripteur. Il propose une co-construction avec les acteurs du travail pour trouver les solutions au-delà des constats pour sortir des paradigmes qui fondent l’idéologie managériale, sortir de cette « quantofrénie » et de cette « prescriptofrénie » qui engendrent la souffrance et la violence au travail. Ne pas oublier que les organisations sont des constructions humaines.

On pourrait regretter que les résistances informelles des individus et des collectifs dans l’activité même de travail ne soient pas évoquées. Car les agents et les salariés ne sont jamais passifs au travail, ils ne font jamais exactement ce qu’on leur demande de faire.

Il revenait à Philippe Davezie de développer cet aspect. Lla santé au travail et les perspectives d’action
Philippe Davezie, Médecin, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail a co-animé des recherches action avec la CGT et la CFDT, notamment chez Renault. Il indique des pistes pour « reprendre la main sur le travail », en prenant appui sur une ressource fondamentale pour lui « la dynamique de l’activité ».
L’ergonomie s’est constituée avec une perspective de transformation du travail. Elle part de l’écart entre travail prescrit et travail réel. Les salariés ne font jamais ce qu’on leur demande de faire et c’est par cela qu’ils peuvent tenir au travail. Cela est vrai aussi pour les managers et les cadres..
Les salariés doivent se construire des marges de manœuvre et de liberté pour tenir compte de la variabilité et de la singularité des situations qu’ils affrontent. Ils déploient une quantité de dilemmes éthiques, ils mobilisent des compétences, leur sensibilité, leur intelligence… Ils affirment ainsi leur responsabilité sur une partie du monde à laquelle ils contribuent à donner forme. C’est en cela que l’activité opère une humanisation de la situation de travail.
Dans l’activité différentes propositions du monde s’affrontent. Au-delà de la variabilité des situations, la dynamique de l’activité déborde la tâche. La prescription est une conception du monde avec ses normes et ses valeurs. Mais dans l’activité, les agents développent des intérêts, des aspirations, des valeurs quantativement différents. D’où des tentions, d’autant plus violentes que les contraintes sont plus fortes, que les agents sont dans l’impossibilité de déployer leurs propres valeurs et normes.
Selon les niveaux de pression, ça n’est pas le même travail. Travailler c’est trier dans l’ensemble des choses à faire, dans les critères de choix. Si les espaces sociaux pour débattre, arbitrer collectivement manquent, les choix sont renvoyés aux individus. Un mécanisme d’individualisation est alors à l’œuvre qui aboutit au morcellement des situations de travail (ne pas confondre avec l’individualisme). Les salariés ne sont pas à priori d’accord entre eux. Ils ont besoin de débattre sur la façon de trier. La multiplicité des critères de tri entraîne des conflictualités sur les critères : c’est le rôle des collectifs de discuter et de trancher sur les choix à opérer. Tout cela produit des effets sur la santé : les troubles du sommeil, l’envahissement de la vie personnelle, les pathologies du stress (troubles musculo-squelettiques, souffrance, dépression, troubles cardio-vasculaires…) Cela produit également des effets sur la performance : la logique productive peut se retourner contre elle-même.
L’exigence de discussions sur le travail est cruciale. Elle permet de préserver des valeurs, des normes distinctes de celles de la direction et de résister.
Soutenir le point de vue du travail devient de plus en plus difficile. Le débat est déséquilibré entre :

  • la hiérarchie qui sert toujours le même discours, les normes managériales abstraites, préfabriquées, faciles à expliciter et qui n’engagent personne,
  • les salariés dont l’expérience du travail ne se déploie que dans une situation particulière et constitue toujours l’expression d’une singularité.
    L’obscurité de l’activité pose aussi problème. Les salariés n’ont qu’une conscience limitée, trompeuse de l’action en cours. Le traitement des informations par les individus est différencié selon qu’elles viennent de soi ou de l’extérieur.
    La décision est en retard sur l’action. Les mobiles échappent en partie à la conscience. Les stratégies cohérentes précèdent la compréhension de cette cohérence.
    L’activité est en avance sur la compréhension et la réflexion.
    Faute d’espaces d’élaboration, des conflits sans issue peuvent exister entre la norme formelle imposée par la hiérarchie et le mode d’engagement de la personnalité dans l’activité. Les salariés peuvent s’emparer d’éléments de discours, de langage, préfabriqués : d’où le succès de la notion de harcèlement moral par exemple. Ces discours occultent les conflits de normes sous-jacents et s’opposent à leur élaboration. Le discours syndical peut lui aussi trahir les conflits de normes.
    Dans les approches courantes de la santé au travail, les situations sont rapportées à des notions générales qui ne donnent pas les clés de l’action. L’analyse sert à légitimer la plainte et est adressée à la direction. Or ce sont les travailleurs qui ont besoin en premier chef de confronter, de débattre, d’analyser collectivement leur travail.
    Philippe Davezie évoque pour terminer les recherches actions conduites par des syndicalistes et des chercheurs. Des principes guident ces recherches actions :
    -  la souffrance témoigne de la résistance au travail,
    -  les salariés ne résistent pas selon les mêmes modes que les syndicalistes,
    -  ces résistances se déploient dans les interstices de l’activité réelle,
    -  le syndicat peut être un outil pour l’action des salariés mais pas à n’importe quelle condition.
    Les modalités de la recherche action reposent sur des caractéristiques spécifiques :
    -  au départ, il y a une enquête syndicale : il ne s’agit pas d’expliquer aux salariés, mais d’apprendre auprès des salariés, au plus près des situations de travail, au niveau des micro-conflits dans lesquels les salariés sont engagés.
    -  Il s’agit de passer des discours généraux aux évènements localisables en temps et en lieux (le niveau où s’exerce la résistance des salariés)
    -  Il faut toujours soumettre les constats et analyses à la discussion collective : le premier interlocuteur du syndicat, ce sont les salariés. Il s’agit par la discussion de construire du commun, tricoter du tissu social, des relations entre salariés et entre les salariés et le syndicat à partir de l’activité de travail. C’est ainsi qu’on fabrique de la force. Cela exige de prêter attention aux points de vue, divergents, aux points de vue minoritaires.
    Ces analyses révèlent des constats souvent invisibles :
    -  que les orientations managériales et organisationnelles maltraitent les hommes et les femmes et le travail lui-même,
    -  que les agents s’efforcent de préserver la qualité du service, le respect des usagers, la performance, l’environnement…
    -  face à ces constats, la logique de la direction s’effondre, à condition qu’ils soient mis en visibilité et portés par les salariés.
    Les résultats sont intéressants :
    -  les salariés développent leur expertise sur le travail
    -  la prise de conscience permet de recréer de la solidarité
    -  l’expérience concrète des contradictions, l’expérience du travail, entrent en contradiction avec les visées abstraites de la direction
    -  cela permet d’aborder les batailles institutionnelles sous des formes renouvelées
    -  en remettant le travail au centre, les batailles syndicales deviennent gagnantes. Pour cela elles doivent s’articuler autour de trois pôles :
    o développement des capacités stratégiques des salariés à partir des stratégies proactives (affirmation des valeurs, reprise de la main sur le travail, mise en avant d’un projet de travail et de monde)
    o développement des solidarités internes, démocratie à l’intérieur du syndicat, cohésion entre travailleurs, y compris par la mise en discussion du fait qu’on travaille mal
    o développement des solidarités internes au sein de la structure syndicale, entre les syndicats, avec la communauté…
    Ainsi Philippe Davezie boucle le va et vient entre les aspects micro et macro du travail. Une gymnastique que le syndicat semble avoir un peu déserté au profit de discours trop généraux, trop éloignés de l’expérience des salariés, de leur activité réelle de travail. C’est bien l’articulation entre les trois pôles grâce à l’activité syndicale qui produit de l’énergie et de l’action collective.

Il revenait à Colette Pronost, secrétaire générale de SNU Pôle Emploi, le soin de conclure ces deux journées particulièrement intenses « riches, émouvantes, conviviales » qui ont contribué à changer les choses.
Le syndicat va exploiter ces travaux pour « mettre en place des alternatives, des actions pour que le travail ne nous abîme plus ».
Cela implique de travailler avec les salariés, avec les autres organisations syndicales, avec tous les acteurs. Reprendre avec eux le travail syndical sur le travail, l’organisation du travail avec leurs enjeux économiques, sociaux et surtout humains.
Des propositions ont émergé de ces deux jours de débats :

  • Créer un observatoire des améliorations des conditions de travail (avec les autres organisations syndicales en créant un comité scientifique)
  • Se réapproprier les organisations du travail qui s’avèrent de plus en plus pathogènes pour les salariés (en utilisant les CHSCT comme des appuis possibles)
  • Créer un droit d’égalité au travail entre les hommes et les femmes.
  • Refuser de cantonner les personnels à un rôle d’exécutants (redonner du pouvoir d’agir, se réapproprier l’organisation du travail, identifier les problèmes, retrouver le droit de négocier l’organisation réelle du travail et son contenu…)
  • Développer les actions syndicales sur les conditions de travail.
  • Un manifeste des agents de Pôle Emploi sera adressé aux candidats à la présidentielle.

Conclusion : le travail encombrant, mais le travail incontournable

Ce type d’initiative syndicale contribue à sortir le travail du déni et à l’imposer dans le débat public.
C’est tout à l’honneur du mouvement syndical d’imposer et d’alimenter ce débat, en y injectant ses propres normes, valeurs et orientations.
Les chercheurs, chacun à sa façon, en creusant son propre sillon, son approche spécifique, livrent des clés pour accéder à ce continent de l’activité de travail. Chacun prône l’approche interdisciplinaire pour cerner la complexité et l’épaisseur du travail. Mais chacun reste dans sa propre discipline, ses propres théories et concepts.
Pour l’essentiel, le travail syndical de transformation du travail reste à faire. Il est bien placé pour réaliser une approche globale du travail et de sa condition, à partir des apports des chercheurs mais d’abord à partir d’une représentation anthropologique du travail : l’humain au centre s’applique parfaitement à ce travail syndical.
On a pu mesurer comment les employeurs privés et publics s’occupaient à leur façon du travail, en y mettant leurs propres représentations, leurs propres intérêts, leurs normes et leurs valeurs. Les approches managériales restent dans le déni du travail réel, dans les discours préfabriqués. En attendant, elles maltraitent le travail.
Les salariés résistent, se construisent des marges de liberté et cherchent malgré tout à faire au mieux leur travail, en y mettant eux aussi leurs propres normes et valeurs. Ils tricotent leurs propres critères du travail de qualité. Ils trient et jonglent avec les critères de qualité du service.
Les recherches actions développées à l’initiative du mouvement syndical, les expériences syndicales de travail sur le travail, montrent que dans l’activité des salariés, des trésors d’énergie, de forces, ne demandent qu’à se déployer.
C’est un message d’optimisme pour l’action syndicale. Le travail syndical avec les salariés, les usagers et tous les acteurs, pour reconstruire les solidarités dans le travail et à partir du travail est en train de se développer et de prendre forme.
Un travail de longue haleine se met en place. L’enjeu est crucial pour le mouvement syndical. Il y joue sa fonction sociale, sa représentativité, son utilité.
Pour sa part, l’Institut de recherche qui a ouvert à l’automne 2006 un chantier sur le travail se réjouit de ces perspectives ouvertes et reste disponible pour toutes les coopérations proposées par les syndicats
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