TRIBUNE

Le Monde, 21 juin
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En se présentant comme le parti de ceux qui travaillent dur, le RN récupère ce vote de ressentiment
Bruno Palier

Les résultats obtenus lors des élections européennes par le Rassemblement national (RN) doivent en grande partie se comprendre comme une revanche contre la réforme des retraites et plus largement comme une demande de reconnaissance et d’amélioration des difficultés rencontrées au travail. Dans notre ouvrage collectif Que sait-on du travail ? (Presses de Sciences Po, 2023), nous avons pu documenter combien, pour une grande majorité de Français, les conditions de travail sont mauvaises, le travail s’est intensifié, les accidents de travail sont plus nombreux et les risques psychosociaux sont plus élevés qu’ailleurs. Ces difficultés ont été niées par le gouvernement lors de la réforme des retraites de 2023, mais aussi par les principaux représentants des employeurs lors des négociations qui ont échoué, début janvier, sur le pacte traitant de la qualité de vie au travail.
Dans une tribune publiée dans Le Monde en janvier 2023, nous annoncions que la réforme des retraites allait alimenter le vote RN. Plus généralement, c’est un vote d’opposition à ceux qui sont restés sourds aux problèmes économiques et sociaux manifestés par les Français. Un vote sanction des politiques aveugles aux réalités sociales, telles que la dépendance aux voitures et les budgets contraints des « gilets jaunes » analysés par Pierre Blavier dans son livre Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints (PUF, 2021). C’est aussi une réaction à l’absence de revalorisation des professions « essentielles » après le Covid-19, professions pourtant mal loties, comme l’ont montré les travaux de la chercheuse Christine Erhel, une revanche contre l’imposition de la réforme des retraites bien que les Français s’y soient opposés faute de pouvoir tenir au travail plus longtemps.
En se présentant comme le parti de ceux qui travaillent dur, en les opposant aux élites qui les négligent et les méprisent, le RN récupère ce vote de ressentiment. De plus en plus de travaux de sciences politiques soulignent le lien entre insatisfaction au travail, dégradation des conditions de travail, management vertical, perte de sens et vote pour les droites radicales extrêmes en Europe.

Faible capacité d’expression
Ainsi, Luc Rouban, dans son ouvrage La Vraie Victoire du RN (Presses de Sciences Po, 2022), souligne le lien entre l’absence de reconnaissance professionnelle et le vote RN. Thomas Coutrot a récemment montré dans une étude (« le bras long du travail ») que les variables professionnelles les plus saillantes en lien avec le vote RN sont le statut d’ouvrier, la pénibilité physique et le fait de travailler habituellement de nuit ou tôt le matin.
Le vote d’extrême droite est aussi associé à une faible capacité d’expression dans le travail. Des études internationales confirment ces liens. Ainsi, Lorenza Antonucci et ses collègues montrent que les difficultés au travail (précarité des contrats, manque d’autonomie dans les décisions professionnelles, absence de perspective d’avancement, équilibre entre vie professionnelle et vie privée insatisfaisant, salaire inadapté aux responsabilités) expliquent le vote pour les partis radicaux, en France comme aux Pays-Bas.
Johannes Kiess et ses collègues montrent, quant à eux, avec des données d’Allemagne de l’Est, que l’absence de « pouvoir d’agir » au travail conduit à soutenir l’autoritarisme et la xénophobie, tandis que l’expérience de la participation aux décisions a l’effet inverse. Dans sa thèse, le docteur en sciences politiques Paulus Wagner expose les modèles d’organisation du travail en Allemagne et en Autriche. Les travailleurs au bas de la hiérarchie se sentent « traités comme un numéro plutôt que comme un être humain » par la direction de leur entreprise. Ils éprouvent alors de l’injustice et du ressentiment, lesquels débouchent sur un vote pour les partis de la droite radicale populiste.

Les réalités du travail
On pourrait se demander pourquoi la gauche ne semble pas avoir profité jusqu’à présent de ces problématiques du travail. Notons, tout d’abord, qu’en France, les syndicats ont profité de leur union contre la réforme des retraites, en organisant des mobilisations et en mettant des mots sur les réalités du travail (conditions dégradées, intensification, absence d’écoute et de reconnaissance) pour recruter des nouveaux adhérents et accroître leur légitimité.
Le baromètre de la confiance du Cevipof montre qu’en janvier 40 % des Français interrogés font confiance aux syndicats, contre 27 % en 2020, les situant ainsi loin devant les partis politiques (20 % de confiance lors du rapport de janvier). Notons ensuite que les partis de gauche apparaissaient divisés après 2022 et ont été, à ce jour, très peu mobilisés sur les questions du travail, à l’exception de certains comme François Ruffin [député La France insoumise de la Somme].
A l’heure où le RN annonce qu’il ne reviendra sans doute pas sur la réforme des retraites, il n’ose aborder directement les conditions de travail dégradées, le management vertical, les stratégies d’intensification du travail des entreprises et de leurs actionnaires pour ne pas heurter une partie de son électorat (les petits patrons, artisans et commerçants notamment). De son côté, une gauche unie qui saurait parler du travail pourrait attirer les suffrages des nombreux Français qui demandent que leurs difficultés au travail soient entendues, reconnues et améliorées.
Il faudrait pour cela questionner les formes dominantes de management en France, promouvoir une participation plus grande des salariés aux décisions stratégiques et quotidiennes des entreprises, reconnaître leur travail et l’importance de leur contribution.