Ukraine : enseigner sous les bombes
Patrick Le Tréhondat

En Ukraine, depuis le début de la guerre débutée le 24 février 2022, 3 798 établissements d’enseignement ont été endommagés par les bombardements et les tirs d’artillerie de la Russie, 365 d’entre eux ont été complètement détruits (chiffres de sept. 2024). Plus de 2 500 enfants ukrainiens ont été tués et blessés. 669 enfants sont morts, 1 833 ont été blessés. Un exemple parmi d’autres.
Le 29 janvier de cette année, les Russes ont détruit le seul lycée d’une localité dans la région de Dnipropetrovsk. Selon le directeur de l’établissement, Yuriy Bilyk, à 17h30, l’armée russe a tiré des roquettes sur l’école et un incendie s’est déclaré dans l’établissement. Des enseignants, d’anciens élèves du lycée et des habitants locaux ont aidé à nettoyer les conséquences des bombardements. Vitaliy Yatsura, un habitant, raconte « les enfants sont venus et ont pleuré ». Dans les villes les plus proches du front, on recourt au télé-enseignement ou on construit des écoles souterraines. En avril 2024, 628 489 enfants en Ukraine étudiaient à distance et 298 833 autres étudiaient dans un format mixte (en partie à l’école, en partie en ligne). Ailleurs les cours peuvent avoir, quand c’est possible, dans le métro comme à Kharkiv. Zaporijia est en train de construire huit  écoles souterraines. Fin 2024, la construction de 139 écoles souterraines et de plusieurs dizaines d’établissements d’enseignement professionnel a été mise en route. Selon Ivan Fedorov, à Kharkiv, « la plupart d’entre elles sont conçues pour 1 000 élèves ». Kherson en annonce quatre.
Pour Tatiana Zavyalova « la guerre a créé une pression sans précédent sur la psyché des enfants et des adolescents. Le stress constant, le sentiment de danger et l’incertitude quant à l’avenir suppriment considérablement les fonctions cognitives des enfants, réduisant leur capacité à se concentrer sur l’apprentissage et à maintenir leur stabilité émotionnelle ». «Certains élèves étudient en ligne depuis quatre années consécutives. Nous avons déjà des exemples d’élèves plus jeunes qui ne se sont littéralement jamais assis devant une table scolaire. L’agression russe sur le territoire ukrainien continue de détruire les infrastructures éducatives, de sorte que dans certaines communautés, les écoliers ne disposent pas du tout d’un espace physique sûr pour les cours hors ligne »  accuse Anastasia Onatiy, pédagogue.

Contre les fermetures de classes
À ces difficultés, s’ajoute la politique néo-libérale du gouvernement qui cherche à « optimiser » l’enseignement. « « On nous a informés que nous étions expulsés de l’école» expliquait le 2 mai dernier, Alla Paliy, la responsable syndicale de l’école professionnelle supérieure n° 7 de Vinnytsia. Les locaux de l’école doivent être transférés pour répondre aux besoins de l’Université nationale de Kharkiv.  « Nous avons contacté des avocats et préparons un appel collectif, qui sera adressé à la Présidence, au Conseil des ministres et au ministère de l’Éducation et des Sciences, demandant que nous ne soyons pas expulsés. Les gens sont prêts à se mobiliser pour défendre leurs intérêts » explique Alla.
À partir du 1er septembre 2025, le gouvernement cessera de financer les petites écoles sur le budget de l’État si elles comptent moins de 45 élèves. Les autorités locales devront financer de manière indépendante ces établissements d’enseignement ou les fermer. Ces écoles ne recevront plus d’argent pour les salaires des enseignants. Et à partir du 1erseptembre 2026, les écoles de moins de 60 enfants commenceront à être fermées. Par ailleurs, au cours des deux dernières années, le nombre d’enseignants en Ukraine a diminué de 40 000. Le manque d’enseignants du primaire dans les villes est d’environ 19 000, et dans les villages d’environ 11 000.
Face cette politique austéritaire, la riposte syndicale est difficile à organiser. Parfois les fermetures donnent lieu à des rassemblements d’enseignants et de parents appuyés par des pétitions. En mars dernier, les enseignants des écoles maternelles ont lancé une pétition nationale pour une augmentation de salaires. « Nous, citoyens ukrainiens, enseignants, parents et tous ceux qui se sentent concernés, demandons une augmentation des salaires des enseignants des établissements d’éducation préscolaire car le niveau actuel de rémunération de leur travail est inacceptable et ne leur permet pas d’avoir des conditions de vie décentes… » explique son texte. La décision du conseil municipal de Berdychiv dans la région de Jytomyr de liquider deux établissements d’enseignement (dont un de 400 élèves) en raison d’un sous-financement a mis le feu aux poudres. Il est proposé aux élèves d’être transférés dans d’autres écoles, et il est prévu de licencier les directeurs et les enseignants. « Il est clair que si l’école est fermée, alors 56 de ses employés, enseignants, techniciens et toute l’équipe resteront sans emploi à Berdychiv…
On ne prépare pas l’avenir en fermant des écoles » déplore Natalia Korbut, enseignante. La guerre et ses atrocités, le risque permanent de bombardement, n’est pas propice à la mobilisation sociale. De plus, la loi martiale interdit tout rassemblement ou manifestation sur la voie publique, même si elle est constamment défiée dans les faits par une population excédée. Pour Volodymyr Fundovnyi, reponsable du Syndicat indépendant de l’éducation et des sciences d’Ukraine (VPONU – KVPU) « « Notre syndicat a perdu de nombreuses organisations et membres pendant la guerre. En Crimée et dans les régions de Louhansk, Donetsk et Kherson, la perte est totale… Malgré cela, le syndicat vit, travaille, continue de protéger ses membres, aide les forces armées… Ces dernières années, une nouvelle loi sur l’enseignement secondaire général a été adoptée… Mais les changements n’ont fait qu’empirer la situation. Les salaires des enseignants n’ont pas été augmentés, et même la prime des enseignants est désormais déterminée uniquement par le chef de l’établissement. »
«Il nous faut donc lutter sur deux fronts : contre l’impérialisme russe et contre le capitalisme oligarchique… et patriarcal dans notre pays » nous a expliqué une militante féministe de Lviv. De l’issue de la lutte sur ces deux fronts dépendra l’avenir de l’Ukraine… et des enseignants. Un enjeu que le syndicalisme européen ne devrait pas sous-estimer.