Peut-on (et faut-il) mesurer la pauvreté scolaire ?

Dans la Lettre du 10 janvier 2023 [4], Gérard Aschiéri présentait l’ouvrage L’égale dignité des invisibles : quand les sans-voix parlent de l’école [5]. Au moment où ce livre était publié, la question du lien entre la pauvreté et l’école était également abordée dans un article [6] du Centre d’observation de la société : « Peut-on mesurer la pauvreté scolaire ? » Quel lien établir entre ces deux textes ?

Certes, les approches sont différentes selon qu’il s’agisse de l’ouvrage ou de l’article : quand le premier s’appuie sur les discriminations vécues à l’école par des personnes en situation de grande pauvreté, le second se réfère essentiellement à la notion de diplôme. Mais on ne saurait ignorer les liens qui existent entre niveau de diplôme et catégorie sociale [7].

Même si, de façon récurrente, on peut entendre des lamentations sur la baisse du niveau des diplômes, il faut bien reconnaître qu’en France, d’une part la possession d’un diplôme reste un critère important, en particulier pour l’accès à l’emploi et que, d’autre part, le travail est considéré comme un marqueur incontournable de l’inclusion, voire de la position de chacun·e, dans la société. À ce titre, on peut se reporter aux études du CEREQ [8]. Dans l’ouvrage cité plus haut, plusieurs témoignages en attestent, dont celui de Céline, qui regrette « Je trouve qu’on ne m’a pas laissé ma chance… Si j’avais pu aller jusqu’au brevet, j’aurais eu quelque chose. »

Mais certains témoignages envisagent d’autres possibilités. Franck, un militant lui aussi interrogé par Marie-Aleth Grard, affirme que « les diplômes ce n’est pas forcément très important pour réussir sa vie. Il y a des enfants qui n’en ont pas, même après un cursus général, et qui réusissent leur vie. » C’est aussi ce que pense Raphaël, étudiant en CAP mécanique : « À mon avis, on peut réussir de deux façons, avec des diplômes ou en faisant sur le terrain. Je dirais que tu apprends beaucoup plus de choses en ayant des diplômes et tu peux aller plus loin, que ce soit au niveau de ton poste ou de la paie. Je l’ai vu avec ma mère qui a préféré passer un bac pour être mieux payée. Mais on peut toujours réussir dans la vie même sans diplôme. »

Et quand il s’agit de questionner l’importance du diplôme, un article [9] publié également par le CEREQ et consacré au cas particulier de l’insertion des diplômé·es universitaires, montre qu’il faut relativiser ce qui semble être une évidence : la situation actuelle de l’emploi rend moins systématique ce lien diplôme/emploi, avec de grandes disparités selon les secteurs concernés.

Pour le Centre d’observation de la société qui interroge la définition de cette « pauvreté scolaire », l’illettrisme pourrait en être l’un des indicateurs. Mais il ne saurait être le seul car il est lui-même, comme d’autres données, fortement corrélé à celui de l’âge. En effet, les politiques publiques d’éducation, depuis les années 80, ont été marquées par l’ambition qu’une majorité (80%) d’une classe d’âge atteigne le niveau 4 [10] en l’an 2000 et soit alors, du moins les ministres de l’Éducation nationale l’ont-ils présenté ainsi, mise à l’abri du chômage. De ce fait, l’accès au Bac est devenu la référence en termes de démocratisation de l’école française à travers l’élévation du niveau de diplômation du plus grand nombre. Certes, la détention de ce diplôme est passée, pour la classe d’âge considérée, de 29.4 % en 1985 à 62.8 % en 2000 et enfin 80.6% en 2018 [11].

Mais cet objectif est-il indépassable, alors qu’il est tout juste atteint ? Est-ce que cela expliquerait que ce sont surtout les statistiques de réussite, au demeurant excellentes, qui sont mises en avant ? Ainsi, à la session de juin 2022, le taux de réussite (tous Bac confondus) atteint 91,1% alors qu’il n’atteignait que 63,9 % en 1980.

C’est là une vraie question : si l’on considère le niveau de diplôme pour se situer dans l’échelle d’un « patrimoine scolaire », ce sont bien, malgré les progrès constatés, les mêmes catégories sociales qui se retrouvent au plus bas (cf la nomenclature) et en plus grand nombre, au pied de cette échelle comme au plus bas de celle des revenus.

En effet, cette autre donnée est à prendre en compte au regard de ce qui pourrait paraître une « merveilleuse » réussite du système. L’origine sociale demeure une variable très importante : seulement 24 % des lauréat·es sont issu·es des familles les plus défavorisées [12].
De plus, pour « améliorer ce capital scolaire » de base, les constats en termes d’évolution montrent là encore que les personnes titulaires d’un Bac ou d’un diplôme de l’enseignement supérieur ont davantage la possibilité d’améliorer encore ce niveau de diplôme, ce qui est plus rarement le cas pour les titulaires d’un CAP ou d’un BEP. La formation tout au long de la vie n’est pas une réalité à la portée de toutes et tous de façon égalitaire.

Finalement, si l’on veut mesurer cette « pauvreté scolaire », le diplôme est-il un indicateur suffisant ?

Il semble davantage probant de considérer la situation de la population au moment de l’arrêt de la scolarité – qui reste obligatoire jusqu’à 16 ans aujourd’hui en France.
Dans cet article, deux graphiques permettent de constater un écart entre le niveau de diplôme de l’ensemble de la population française et celui de la catégorie qui, en 2021, est âgée de 25 à 29 ans. On voit ici que les données sont très différentes : 40 % de ces jeunes ont un diplôme supérieur à Bac+2 (elles ne sont que 22 % dans la population générale) et le nombre de personnes n’ayant aucun diplôme se réduit à 12 % (il est de 25 % dans la population globale). On peut se réjouir de cette réduction de la part des personnes non diplômées.

Toutefois, ce n’est là qu’un des aspects de ce que révèle le niveau d’éducation en lien avec la pauvreté. En effet, aucune personne ne devrait se voir réduite à la possession ou à l’absence d’un diplôme pour mesurer son droit et sa capacité à l’inclusion dans le travail, qui reste un fondement de notre société.
De nombreuses connaissances et compétences, par exemple, sont en effet acquises par les personnes, y compris parmi les plus pauvres, en dehors de l’éducation formelle, de ce qui est jugé nécessaire à l’obtention d’un diplôme. [13]
La pauvreté, comme indiqué par le Centre d’observation de la société, c’est bien sûr « manquer d’argent », mais elle ne se résume pas à ce seul critère. Plusieurs organisations se sont attachées à définir « les dimensions cachées de la pauvreté [14].

Si l’on considère « la pauvreté scolaire » comme un critère qui fait obstacle à une insertion en toute dignité dans la société, cela signifie surtout qu’il faut poursuivre les efforts de démocratisation et surtout, dès le plus jeune âge, mettre un terme à toutes les formes de discriminations qui génèrent une exclusion du système scolaire ordinaire. La question de la réussite de tous et toutes, et finalement de l’obtention d’un diplôme, tout cela n’est que le reflet et le résultat des inégalités scolaires que l’école ne parvient toujours pas à décorréler des inégalités sociales ; elle a même plutôt tendance à les renforcer.

Quand les sans-voix parlent de l’école est un ouvrage qui s’appuie sur les personnes engagées dans l’expérimentation CIPES [15](Choisir l’inclusion pour éviter la ségrégation) avec ATD Quart Monde. 72 % des élèves de SEGPA sont issus de familles en situation de grande pauvreté. Que faut-il changer à l’école pour mettre un terme à ce déterminisme dont la DEPP [16] fait état ? C’est sans doute davantage en réfléchissant, en expérimentant sur le terrain, pour trouver des réponses à cette question, que la notion de « pauvreté scolaire » pourra être combattue.

Michelle OLIVIER (membre de l’équipe de coordination CIPES) (membre du Chantier Femmes, Savoirs, Pouvoirs, IR-FSU)

https://youmatter.world/fr/lien-lut…

[1http://institut.fsu.fr/L-egale-dignite-des-invisibles-quand-les-sans-voix-parlent-de-l-ecole-sous-la.html

[2] Entretiens recueillis par Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart Monde

[3https://www.observationsociete.fr/education/echec-scolaire/peut-on-parler-de-pauvrete-scolaire/

[4http://institut.fsu.fr/L-egale-dignite-des-invisibles-quand-les-sans-voix-parlent-de-l-ecole-sous-la.html

[5] Entretiens recueillis par Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart Monde

[6https://www.observationsociete.fr/education/echec-scolaire/peut-on-parler-de-pauvrete-scolaire/

[7https://www.inegalites.fr/La-pauvrete-selon-le-diplome

[8https://www.cereq.fr/sites/default/files/2022-11/CEREQ%20ENQUETE-3_Quand%20l%27%C3%A9cole%20est%20finie.pdf#page=34 page 41

[9https://www.cereq.fr/enquete-2020-aupres-de-la-generation-2017-sortants-du-superieur-le-niveau-de-diplome-ne-resume-pas

[10] Nomenclature de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur et de la recherche. : CAP et BEP niveau 3, BAC Niveau 4, BAC+5 niveau 7…

[11https://data.education.gouv.fr/explore/dataset/fr-en-proportion-de-bacheliers-dans-une-generation/analyze/

[12https://fracturesscolaires.org/le-poids-des-origines-sociales-dans-la-reussite-au-baccalaureat/

[13] À ce propos, voir par exemple le documentaire « Les illettrées » https://www.kubweb.media/page/illettrees-abattoire-gad-landivisiau-macron-philippe-guilloux/

[14https://www.atd-quartmonde.fr/neuf-dimensions-de-la-pauvrete/

[15https://experimentation-cipes-ecoles.fr/

[16https://cache.media.education.gouv.fr/file/2015/78/5DEPP_NI_2015_04_ecole_college_enfants_situation_handicap_constituent_population_fortement_differenciee_scolairement_socialement_390785.pdf