Yves Baunay
Chantier travail de l’Institut de recherche de la FSU
Lancement des ateliers « Travail et Démocratie »
Le chantier travail de l’ Institut de recherche de la FSU a participé le 14 janvier dernier au lancement des « ateliers de Travail et Démocratie ». A l’initiative d’ATTAC, des militants associatifs, des syndicalistes, des chercheurs, des travailleurs actifs ou retraité.e.s ont décidé de travailler ensemble dans des chantiers thématiques. Thomas Coutrot, Julien Lusson et Alexis Cukier coordonnent cette initiative. A partir d’un travail d’enquête mettant en évidence les liens entre travail et démocratie, chaque atelier devrait produire des textes, vidéos, documents divers qui seront discutés au cours de journées de réflexion. Le chantier travail s’est engagé dans plusieurs ateliers et dans le groupe de coordination :
• « Enquête ouvrière et transformation des pratiques syndicales : bilan critique de quelques expérimentations récentes
• « Travail, genre et éthique du care : de quoi et comment le travail doit-il prendre soin ? En lien avec les problématiques de genre »
En première partie de la réunion, un échange très riche a eu lieu entre les participants sur l’action en cours des « gilets jaunes ».
Yves Baunay est intervenu sur la base des idées développées dans le texte suivant. Le débat a bien montré que la question de la démocratie était bien au centre de ce mouvement vraiment surprenant : « Il faut pouvoir vivre de son travail », une phrase souvent entendue illustre cette centralité du travail en lien avec la démocratie.
Un travail politique (et syndical) à inventer
Le mouvement des « gilets jaunes » nous a tous pris au dépourvu. Nous, militants, citoyens syndiqués, politisés, pétris d’expériences syndicales ou/et politiques, dont les normes dominantes ont été sévèrement bousculées par un mouvement qui a fait preuve d’une inventivité et d’une intelligence désarçonnantes. Et pourtant, la majorité des citoyens ne s’y est pas trompée. Elle a participé ou soutenu d’emblée ce mouvement dès sa naissance et dans son développement sur la durée, avec ses samedis à répétition. Le contenu des revendications et problématiques sociales et politiques mises en avant n’a rien d’original. C’est surtout la façon de les porter collectivement sur la place publique qui a complètement déstabilisé un pouvoir politique et des institutions qui se croyaient solidement installés pour une longue période. Et qui se considéraient hors de portée des mouvements de contestation impulsés par des organisations expérimentées dans le travail critique de contestation : syndicats, associations, partis politiques… médias… Au plus fort du conflit, on a parlé de « situation insurrectionnelle » pour illustrer le fait que le pouvoir politique faisait face à une espèce de « tsunami social et politique » qui le secouait en profondeur et rendait inefficace ses tentatives de ripostes. Les réactions politiques classiques qu’il mettait en œuvre se révélaient impuissantes à renverser la mobilisation sur l’ensemble du territoire et le soutien indéfectible de l’opinion publique : en particulier les mobilisations de l’appareil répressif policier et judiciaire s’avéraient plutôt contre-productives. Les mesures politiques annoncées par le Président de la République, même relayées complaisamment par la plupart des médias, s’avéraient complètement décalées par rapport aux attentes des citoyens, face aux situations sociales mises en visibilité par le mouvement citoyen profondément pacifique et non violent. Elles contribuaient au contraire à fragiliser le Président de la République dans sa fonction d’arbitre en dernier ressort, dans un système pyramidal d’organisation du pouvoir, fonctionnant essentiellement dans un sens descendant.
Comment réussir pour nous à comprendre ce qui s’est passé, sous peine de se mettre définitivement hors-jeu de toute velléité transformatrice à travers et à partir de l’action syndicale ou de l’action politique dans un cadre démocratique.
Deux points me paraissent en particulier urgents à élucider. D’abord, comment ce mouvement a-t-il réussi à révéler et à porter dans le débat public national les questions sociales et politiques les plus urgentes à régler, les plus sensibles, les plus évidentes car les plus indignes d’un pays développé, qui se targue d’être à la pointe du développement humain, social, démocratique et écologique ? Ce qui a conduit à mettre au grand jour et rapidement une crise sociale profonde doublée d’une crise écologique. Ensuite, comment ce mouvement a-t-il pu dans la même dynamique ainsi enclenchée, révéler aussi crûment les carences et l’inanité du travail politique réel mené dans les institutions démocratiques ? Qu’il s’agisse de l’activité politique impulsée au sein et par les partis politiques et/ou les organisations syndicales. En fait, c’est en inventant des formes originales de mobilisation, d’action, de débats et d’échanges collectifs que ce mouvement a mis en évidence une crise du travail politique institué et surtout du travail militant réel au sein de ces institutions et organisations. En invitant tout le monde, chaque militant comme chaque organisation à s’interroger sur ses rapports au travail ordinaire des citoyens-travailleurs. Les médias aussi ont dû encaisser le coup et s’interroger sur leur façon de concevoir et réaliser leur travail d’information-critique. Les chercheurs en sciences sociales, les artistes, ont dû revoir aussi leurs propres cadres de travail. Finalement, ce mouvement a été inconfortable pour tout le monde : celles et ceux qui l’ont fait vivre et qui ont du faire un travail de renormalisation de tout ce qui se fait dans le genre en termes d’action et de mobilisation dans le champ du politique ; ceux et celles qui l’ont soutenu comme moi depuis le début, alors qu’on n’en voyait pas nécessairement tous les tenants et les aboutissants ; ceux et celles qui l’ont combattu ou qui ont pris leurs distances… Personne n’est resté indifférent. Tout le monde a dû faire face à des dilemmes et des choix. Et c’est la base de sa réussite et de son efficacité. Au-delà de ce qu’il a produit de visible et de tangible, au-delà des postures politiques adoptées par les citoyens ordinaires, les militants politiques, associatifs, syndicalistes… Personne n’est sorti indemne de ce mouvement qui a eu un impact transformateur extraordinaire. Il a produit chez chacun et chacune, des débats intenses de normes et de valeurs nécessaires et inévitables pour trancher, faire des choix, se positionner.
Ces choix incontournables dans le champ politique. Comme le dit la comédienne Corinne Masiéro (dans Télérama n°3595 du 2 janvier 2019, page 9) « On est tous des gilets jaunes, chacun à notre façon ». Et elle poursuit « changer ce système qui ne fonctionne plus. Inventer un autre rapport à l’humain, à ce qui l’entoure, à la nature. Tout est lié. Faut y aller ! Agir, désobéir… »
Les gilets jaunes ont osé agir dans ce sens et nous ont obligés à réagir, à nous positionner, chacun.e à partir de ce qu’il ou elle est et veut être, de ce qu’il fait et veut faire…
Il s’agit pour cela de prendre un peu de recul, de débattre collectivement pour comprendre ce qui s’est passé et d’en tirer les leçons pour construire du commun et choisir ensemble, démocratiquement où on veut atterrir.
Deux directions de réflexions et d’hypothèses de travail dans le champ du politique me paraissent intéressantes à considérer.
D’abord, le travail de diagnostic de la situation réelle sociale, écologique, politique porté et dynamisé par le mouvement des gilets jaunes a fait se croiser des savoirs polarisés autour des savoirs de l’expérience de la vie réelle d’une part (du côté des ronds-points) et autour des savoirs conceptualisés d’autre part (du côté des milieux et des supports médiatiques spécialisés et des sciences sociales). De ce point de vue nous avons participé d’une façon ou d’une autre à la production de ces deux catégories de savoirs et surtout à leur problématique articulation. Des traces de toute cette activité dans le champ des savoirs subsistent et méritent d’être travaillés et retravaillés avec la volonté de mettre au travail et en confrontation ces deux types de savoirs.
D’un autre côté et en liaison avec ce travail de diagnostic et de mise en visibilité du réel, l’activité politique de l’ensemble des citoyens-travailleurs s’est soudainement intensifiée. Cette activité politique a libéré des potentialités démocratiques extraordinaires, dans le champ des pratiques d’échanges et de mobilisation des citoyens-travailleurs, comme dans le champ théorique. Là encore, des traces de cette activité dans le champ politique, demeurent et méritent d’être retravaillées. Des lieux et des espaces innombrables de discussion et de controverses se sont activés pour produire un vrai travail démocratique.
Et maintenant ? Construire des alternatives ? Mais comment ?
Jusqu’à maintenant le mouvement des gilets jaunes s’est délibérément refusé à s’engager sur deux points :
Il a parfaitement réussi à mettre en évidence des situations sociales réelles, celles vécues par les couches les plus démunies de la population, les plus éloignées de l’accès aux ressources nécessaires pour se construire une vie digne de notre époque et des potentialités de notre société. Il s’agit maintenant de prolonger ce travail politique par la formulation précise et concrète de ce que pourraient être des « cahiers de doléance » dans la société d’aujourd’hui, en se fondant sur l’aspiration à la justice, à l’égalité, à la dignité des couches populaires pour tracer des solutions concrètes et durables. Ce travail est en cours.
Le mouvement a entamé un travail politique citoyen inédit de construction collective, de mobilisation et d’action, sur tout le territoire, pour alerter les pouvoirs publics, les médias, l’opinion publique. Il s’agit maintenant de poursuivre avec ce travail politique citoyen, par l’élaboration et la production d’un cadre institutionnel réellement démocratique. Il s’agit de passer de l’aspiration à la démocratie clairement exprimée par l’ensemble des citoyens à la construction d’un travail politique productif d’alternatives dans un cadre démocratique institué. Il s’agit de sortir concrètement et durablement des impasses de la démocratie représentative et des dominations de classes qu’elle institue d’office. Et de construire dans le même mouvement des alliances de classes inédites dans notre société en transformations non maîtrisées.
Ces deux perspectives ouvertes par le mouvement des gilets jaunes sont au cœur de l’aspiration démocratique.
Le peuple des citoyens qui tente actuellement de se construire contre les élites qui ont accaparé le pouvoir, peut continuer à exister en prenant en main collectivement et concrètement les affaires politiques et en premier lieu l’ensemble des dimensions politiques du travail humain.