Ne pas lâcher le travail … ou comment l’attraper ?
Yves Baunay
Aujourd’hui samedi 13 novembre 2021, les Ateliers Travail et Démocratie (ATD) organisent une journée de réflexion collective à la Bourse du travail. Le texte d’appel s’intitule « ne pas lâcher le travail ». Il s’agit de prendre en compte sérieusement et politiquement cette question du travail.
Une question si centrale, si cruciale et si dramatiquement absente du débat politique, en ce début de campagne présidentielle affligeante. Résultat, tous les gens de mon entourage, plutôt de gauche, tous et toutes ces militant(e)s déçu(e)s ne savent pas si ils et elles vont voter et si oui, pour qui.
En fait pour moi le défi n’est pas de « ne pas lâcher le travail » mais plutôt de savoir comment l’attraper dans toute son épaisseur, dans toutes ses potentialités ; comment travailler collectivement, les problématiques du travail avec les travaillant(e)s, comment socialiser ces débats de normes et de valeurs, ces processus de renormalisation dont l’activité de travail est le creuset. Après deux décennies de militantisme au sein du chantier travail de l’Institut de recherche de la FSU, j’en suis toujours là. Et qu’est ce qui bouge vraiment dans ce domaine ?
A mon réveil, une fulgurance surprenante m’agite. Le mouvement ouvrier, syndical et politique, y compris celui que j’ai vécu est riche d’une tradition de valorisation de l’activité de travail, de mise en mouvement et de déploiement des qualifications. Une valorisation centrée sur la force productive et créative du travail ; cela a traversé les combats de la classe ouvrière de ces derniers siècles, en France, en Europe et dans le monde entier. C’est bien cette puissance productive, transformatrice et ses potentialités politiques et démocratiques qui ont fait histoire et société, et qui continuent à le faire. Cette matière féconde du travail humain est au centre des travaux des analystes et chercheurs et chercheuses à partir de l’ergologie dans le sillage de l’ergonomie et des autres ergo-disciplines. Car cela implique une approche pluridisciplinaire. Des collectifs militants continuent de travailler dans ce sens ; cette matière est devenue cependant étrangère au mouvement ouvrier. Elle est pourtant toujours bien là et fait quotidiennement la preuve expérimentale qu’elle nous fait tenir en ces temps difficiles de pandémie et de crise sociale, écologique, démocratique. Alors pourquoi en sommes-nous là aujourd’hui ?
Alors qu’attendons nous, nous les révolutionnaires, nous les syndicalistes, les politiques de gauche pour nous emparer de ce trésor, gros d’alternatives innombrables ? Il nous suffit de pointer notre regard dans la bonne direction !
Dans le cadre des ATD, nous sommes réunis, une cinquantaine de militants du travail, de divers horizons syndicaux et politiques. La Bourse du travail, à l’initiative de la CGT-Paris, nous accueille pour débattre à nouveau de ce paradoxe. J’ai réussi à convaincre sept militant(e)s de la FSU de venir échanger leurs expériences. Le tour de table de présentation de chacun(e) permet de faire connaissance. Il montre la diversité des participant(e)s, la diversité des préoccupations, des activités, des points de vue, des attentes… Nous nous éclatons en quatre ateliers d’une douzaine de participant(e)s. Nous respectons notre engagement collectif de partir du réel d’expériences singulières présentées par un ou une protagoniste impliqué(e). Dans cette configuration, chaque personne prendra la parole. Celle-ci est fluide, on se parle, on s’écoute, on s’interpelle…
Au centre, le travail : des éboueurs de Lyon, des aides à domicile, des enseignants de collège et de lycée… Les modalités d’enquête sont diverses mais la finalité partagée est bien la transformation du travail à travers le développement d’expériences collectives où l’organisation syndicale cherche son rôle, sa place, son utilité… « Donner sens à mon travail syndical » face au travail empêché, au travail dégradé, au travail de renormalisation des réformes imposées qui tournent le dos aux attentes. « On part de l’expérience des collègues pour faire bouger les choses. » « Quel dialogue se tisse ou non, entre ce que les professionnel(le)s ont conscience de vivre dans leur activité de travail et le travail syndical animé par des syndicalistes ? » Telle est la base réafirmée du travail de la démocratie, dans une visée de transformation !
« Considérer que les personnes au travail sont déjà en action dans leur activité… Il s’agit de prendre appui sur ce qu’ils et elles font et c’est énorme »
Une expérience est évoquée de fabrication d’un collectif de professeurs d’un lycée parisien à travers un certain usage syndical des HIS (heures d’information syndicale).
« La démocratie syndicale doit être exemplaire si on veut intervenir auprès du politique… »
« Comment les décisions sont prises collectivement pour que le travail soit organisé démocratiquement… »
« Face à un(e) nouvel(le) adhérent(e) considérer qu’il ou elle est seul(e) à savoir ce qu’il ou elle peut apporter à l’organisation syndicale, à la lutte pour la transformation sociale. »
« Face aux liens de subordination inhérents au capitalisme, comment construire une force autonome de travail du travail dans l’entreprise ou un service public ? »
Les compte-rendus des ateliers en séance plénière l’après-midi montrent le même souci de partir des expériences et des analyses du travail réel et de les travailler collectivement. Ainsi l’atelier travail et care s’appuie sur « des expériences réelles, concrètes » de travail ». La question du collectif revient comme un leitmotiv : « les collectifs vont bien quand ils subvertissent le protocole pour le bien des usagers »
« Les espaces pour parler du travail, il faut leur redonner de la chair… (pas des « réunions de services ») »
« Il y a des espaces à se donner pour construire un rapport de force avec les donneurs d’ordre… »
L’atelier travail et écologie commence en racontant des histoires de lutte, de santé au travail, de reconversion dans l’aéronautique, l’agro-écologie, de formation dans la filière énergétique, la filière industrielle du vélo, des produits ménagers bio…
Dans ces récits se dégagent des axes de travail politique :
Les reconversions dans une transition à partir des expériences réelles de travail (formation, prise de conscience de sa propre activité)…
La formation et les délibérations sur le travail, prises sur le temps de travail pour débattre des enjeux écologiques, des interventions à construire.
Articulation entre l’intérieur (le travail) et l’extérieur (l’écologie) des entreprises… entre la santé au travail et l’écologie… autant de ponts à construire…
Quelles institutions du travail démocratique faut-il inventer et faire vivre, aux niveaux national et international… les propositions fusent dans tous les sens !
Des ponts à construire entre des diagnostics construits, très éloignés du travail réel et la fécondité d’une posture ergosensible au travail pour déplier les enjeux écologiques… et inversement en partant d’une activité militante écologique sérieuse… on rencontre immanquablement le travail… des liens multiples se tissent sur les lieux de travail…
L’atelier des alternatives démocratiques est parti lui aussi de trois expériences, témoignages pour mettre en évidence « la part démocratique » du travail, son organisation, la part des femmes, l’émergence d’alternatives dans les discussions sur le travail…
« Qu’entend-on par démocratie du travail et/ou au travail ? » « le travail de la démocratie ? »
Voilà comment les ateliers ont élaboré une « riche matière à travailler » syndicalement, politiquement dans des perspectives diverses et convergentes vers une transformation sociale, un autre monde vivable, soutenable, possible à construire. A partir des expériences réelles de travail, de luttes, le fil des alternatives possibles et constructives est tiré.
De quoi nourrir non seulement une approche critique du débat électoral en cours mais apporter de la substance à ce débat pour l’aider à construire des ambitions politiques pour le travail : Le travail du care, les enquêtes approfondies sur le travail (et d’abord pendant la pandémie), le travail de la démocratie et de la transition écologique en appui sur le travail. Qu’est-ce qui s’est passé dans l’activité de travail pendant cette pandémie ? Que veut dire mettre le travail dans le débat public ?
En quoi consiste notre projet de « prendre les questions politiques à partir du travail réel et quelles perspectives politiques cela ouvre ? » Comment poursuivre notre expérience collective le 15 janvier prochain, en élargissant le format à 400 ou 500 participant(e)s ?
« Pas besoin d’être d’accord sur tout – au contraire. Construire différents formats possibles en essayant de tirer le même fil. »
Au total, ces expériences de travail démocratique qui nous a réuni le 13 novembre nous a tous et toutes convaincu(e)s expérimentalement, qu’en partant des expériences réelles de travail et de lutte, nous construisons des ponts qui nous permettent de circuler et d’alimenter le débat politique, en lien avec la vie des gens, leurs préoccupations. Cela nous permet de construire collectivement et de faire circuler des savoirs, des savoirs d’expériences élaborés en adhérence relative avec les expériences réelles, concrètes, vécues, de travail ou autre.
Cette expérience rejoint complètement les propos du médecin Gilles Pialloux, de l’Hôpital Tenon à Paris, qui est interviewé ce matin 17 novembre 2021 par Jean-Jacques Bourdin.
A partir de son expérience, de ses échanges avec les soignant(e)s de son centre hospitalier, à partir de son travail quotidien qu’il évoque sans cesse, il construit aussi des ponts pour nous faire comprendre la situation sanitaire dans notre pays et dans le monde, ce qu’il reste à faire compte-tenu de cette situation, ce que devraient faire les politiques selon lui et ses collègues de travail.
Gilles Pialloux dit par exemple : « pendant la pandémie nous avons complètement modifié nos rapports hiérarchiques de travail, entre soignant(e)s et administratif(tive)s… car c’était la condition pour tenir au travail, pour accueillir le mieux possible les patient(e)s, pour faire tenir le service public hospitalier. »
« Nous avons aussi modifié nos rapports de coopération avec le secteur privé. »
Quelles traces tout cela laissera-t-il au niveau du travail invisible ? Dans quelle mesure les politiques, les prescripteurs… en tiendront-ils compte ? Tout cela fait partie du travail de la démocratie.
Et il nous rejoint, nous les ATD, pour déplorer que les politiques dans la campagne, n’abordent pas les problématiques de la santé et du travail de ceux et celles qui font tenir le service public de santé. C’est une belle leçon politique, adressée aux politiques et à nous citoyens et citoyennes, qu’il expose à notre réflexion.
Pourquoi en est-on là ? Sans doute parce que ces politiques, au-delà de leurs divergences programmatiques, ne sont pas prêt(e)s à apprendre auprès des gens qui travaillent et qui s’activent dans les services de santé par exemple. Ils et elles considèrent que c’est à eux et à elles d’instruire les citoyen(ne)s de ce qu’ils et elles devraient penser et faire pour être heureux – comme si la démocratie pouvait marcher sur la tête, plutôt que sur les pieds !
Et ces réflexions nous ramènent au chantier travail de l’Institut de recherche de la FSU, au dossier que nous venons de travailler pour Regards Croisés : « Travail et démocratie », à l’ergologie qui me sert de boussole pour déployer mes propres réflexions, et à la préparation de la journée ATD du 15 janvier 2022 !
Yves Baunay chantier « Travail » de l’IR-FSU