Un texte de Christine Castejon, analyste du travail.
Christine Castejon qui a participé au séminaire des 10 ans du chantier travail et en a animé la première demi-journée, revient sur ce séminaire. Elle défend ici l’idée que s’interroger sur le travail c’est se poser des questions sur le « comment » et se demande sur ce qui fait la spécificité d’un chantier « travail ».

Après les 10 ans du chantier Travail, réflexions sur une réflexion
Christine Castejon, analyste du travail.

En ce moment Co-organisatrice du colloque Penser et réaliser la transformation du travail : l’apport de la démarche ergologique et de l’œuvre d’Yves Schwartz.

Comment faire ?

Ouvrant, à la demande des organisateurs, les deux journées d’anniversaire du chantier Travail de l’institut, j’ai fait la réflexion que ce chantier « devrait » (un « devrait » qui voulait dire « pourrait ») s’appeler « Travail sur le travail » et j’ai enchaîné, sans préméditation, en disant que finalement s’interroger sur le travail c’était se poser des questions sur le « comment », souvent considérées comme peu nobles à côté des questions sur le « pourquoi » ». J’ai ajouté avec un brin de malice qu’en cela le travail était une question féminine, au sens où on laisse souvent aux femmes les questions d’intendance.

Si j’avais prémédité cette remarque je l’aurais peut-être argumentée et rendue plus audible. Quoique. Je ne m’étais justement pas donné l’objectif d’argumenter mais seulement de lancer quelques idées, à saisir ou pas, on ne sait jamais, et celle-là s’est imposée à la place d’une autre dans le temps qui m’était imparti pour lancer le débat.

Pourquoi elle m’est venue, je m’en souviens avec précision près de 6 mois après, mais ce n’est pas ce sur quoi j’écrirai ici. Ici je voudrais soutenir cette idée pour tenter de la rendre agissante, ce qu’elle n’a pas été pendant les deux jours. Mais il y a dans un débat, comme dans toute activité, bien des possibles non réalisés.

Je signalerai d’abord que cette idée je l’ai retrouvée plus tard, textuellement, sous la plume de la sociologue Anne Borzeix dans le livre L’activité en théories, regards croisés sur le travail (Dujarier, 2016) dont je conseille la lecture car on y trouve un remarquable état des lieux des théories sur l’activité. On y lit en p44 : « Penser activité nous invite à passer du « pourquoi » au « comment ». »

Reprenons l’enchaînement : ce chantier pourrait s’appeler « Travail sur le travail » car, après tout, que fait-on dans les autres chantiers de l’institut, sinon travailler et réfléchir au travail ? Qu’on y parle management, choix pour l’école, histoire de l’éducation, fonction publique, analyse des politiques néo-libérales, il est question partout de comprendre « ce qui se joue », en fait « ce qui se travaille », dans les nouvelles organisations, nouveaux paradigmes, nouveaux objectifs auxquels se confrontent les salarié.e.s et donc les militant.e.s des syndicats. Dès lors, qu’est-ce qui fait la spécificité d’un chantier « travail » ? Selon moi, c’est se demander ce que veut dire travailler. Non plus traiter la question comme une évidence, ou plutôt la laisser de côté comme une tâche aveugle, mais la prendre, pleine face, comme objet à comprendre et donc à analyser. Il s’agirait donc d’une sorte de méta-chantier, d’un chantier qui s’intéresse à la façon de faire progresser tous les chantiers [y compris le chantier qu’il est lui-même].

Mais j’anticipe une réplique : ne peut-on dire la même chose, par exemple, du chantier « politiques néo-libérales » ? Peut-on réfléchir à tout le reste si on ne comprend pas les enjeux des évolutions actuelles ? Je répondrais que le travail existerait sans les politiques néo-libérales alors que les politiques néo-libérales n’existeraient pas sans le travail. Autrement dit, le travail au sens où veut en parler le chantier travail est une question anthropologique. Il est aussi une question politique et historique et c’est en ce sens qu’en parlent (éventuellement) les autres chantiers : Qu’est-ce que le travail dans le contexte néo-libéral ? Ou qu’est-ce que le travail dans la fonction publique ? Il y a bien sûr des dimensions locales et temporelles à comprendre. Mais on ne les comprend pas bien si n’est pas ex-posée la question sous-jacente : qu’est-ce que travailler pour un être humain ?

Nouvelle réplique : mais justement, peut-on dire que travailler aujourd’hui, dans le contexte néolibéral, est la même chose que travailler hier ? Réponse : cela dépend de ce que l’on regarde, de ce que l’on cherche à comprendre, dans le travail. L’approche ergologique, qui appréhende le travail comme activité humaine, le regarde comme un lieu où s’arbitre, s’usine selon un terme qui précisément évoque mieux le travail, la tension entre « l’usage de soi par soi » et « l’usage de soi par les autres ». Et oui, quelle que soit la brutalité du néo-libéralisme, un usage de soi par soi, et pas seulement par les autres, continue à exister. Le travail reste, à travers toutes les évolutions économiques, statutaires, sociologiques, techniques, un lieu où les humains, tous les humains, sont en débat permanent avec ce qui les forge et ce qui les entoure.

Ce ping-pong (virtuel ici) entre des arguments signale tout simplement que les questions sont liées et tout notre problème est d’être capable de voir toutes les facettes d’une question qui n’est pas simple. Je reprends donc mon hypothèse initiale : la différence entre les chantiers n’est pas dans le vouloir comprendre – le capitalisme ou l’école d’un côté, le travail de l’autre- ou le vouloir transformer –la société d’un côté, le travail de l’autre-, elle est dans le fait que comprendre le travail, spécifiquement, suppose de s’interroger sur sa propre activité, sur sa propre « manière de faire », dans tout ce qu’on fait, y compris dans le militantisme pour changer le monde. Tant qu’on ne fait pas ça -s’interroger sur « comment on s’y prend » et « comment s’y prendre autrement ? »-, on ne travaille pas sur le travail que suppose le rapport au monde. Ce qui n’empêche pas, et c’est bien dommage, de discourir à son sujet.

Or réfléchir à sa propre façon de faire, c’est ce que nous avons tou.te.s du mal à faire, absorbé.e.s que nous sommes par le faire lui-même, ou dans le meilleur des cas par la réflexion sur le pourquoi nous (le) faisons. Et c’est, toujours selon moi, pourquoi le chantier se dit « à l’interface entre activité de travail et activité syndicale ». On ne peut accéder à l’activité de travail (quel que soit ce travail) sans passer du temps à chercher la façon d’y accéder. Réfléchir à l’activité syndicale ce n’est pas seulement se demander contre ou pour quoi on lutte mais comment le faire ? Réfléchir à l’activité de chercheur ce n’est pas seulement chercher à comprendre son objet/sujet, c’est se demander comment faire. Réfléchir à son activité d’enseignant, c’est se demander comment faire tout autant que « qu’ai-je à enseigner ? » Etc. Je l’ai souvent dit : les cordonniers que sont les « spécialistes du travail » sont très mal chaussés et se penchent fort peu sur leur propre travail. Je n’entendrais pas d’une mauvaise oreille que les militants syndicaux nous le rappellent, même lorsqu’ils ont en face d’eux un éminent chercheur.

Or, voulant comprendre le travail, les militants ont tendance à aller chercher la parole des « savants », comme lorsqu’on veut comprendre le capitalisme on va chercher des spécialistes du sujet, de différents domaines (un économiste, un sociologue, un historien…). C’est ainsi que la « souffrance au travail » est devenu l’objet de discours réitérés, que je qualifierai de paradoxalement confortables, parce qu’on en a fait un discours général, appuyé de quelques exemples, au lieu de s’imposer une réflexion chaque fois située en contexte. Dans les recherches sur le travail, l’intéressant n’est pas tant le résultat que la façon dont les acteurs du travail les ont obtenus. Ce que nous devons partager c’est la question : comment comprendre ce qui se fait et se défait au travail aujourd’hui ? Faute de poser et surtout de partager cette question, on a développé des recherches et pas su quoi en faire. Les chercheurs ont cherché, parfois des militants sont devenus chercheurs, mais comment construit-on une communauté de recherche entre chercheur.es et militant.es ? Travailler sur le travail suppose de construire aussi les outils de la recherche. Il ne me semble pas que ce soit vrai des recherches ayant pour thème l’école ou le capitalisme. Bien sûr chaque recherche, sur n’importe quel thème, suppose le travail d’élaboration (remarquons la redondance « travail » et « labor ») de sa problématique et de ses méthodes qui en fera une recherche spécifique (redondance là aussi, si elle n’est pas spécifique ce n’est pas une recherche). Mais sur ces domaines (école ou capitalisme) on peut puiser dans des méthodes éprouvées, peaufinées, re-discutées. Lorsqu’on cherche « sur » le travail, il existe bien quelques méthodes mais je dirai qu’elles ne sont pas encore des méthodes qui garantissent l’égalité entre chercheurs et travaillants (militants ou non, du reste), parce qu’elles cassent rarement cette dichotomie entre chercheurs et travaillants.

La recherche pour comprendre le travail humain n’en est qu’à ses débuts, et pour beaucoup elle consiste à comprendre comment l’individu s’y prend pour faire ce qu’il fait (une question que nous n’avons pas avec les robots parce c’est nous qui les programmons pour faire ce qu’ils font). En cela, la démarche ergologique est porteuse d’une exigence singulière en considérant que ce qui se teste dans les recherches sur le travail a vocation à bousculer dans toutes les recherches le statut du chercheur et le rapport à son « objet/sujet ».

Le travail sert aux humains à s’organiser, à faire face, à trouver les solutions. Comme d’autres, je dis souvent, pour aller contre l’idée qu’il existe un « travail d’exécution », que travailler c’est résoudre des problèmes. J’ai entendu Yves Clot, lors de cette même rencontre des 10 ans du chantier travail, corriger cette formule en disant que travailler c’est construire des problèmes. A mon tour de marquer un écart avec cette idée (c’est à cela que sert le langage [1]) : je dirai que travailler c’est transformer le problème qui nous est posé en un problème qu’on peut résoudre. Et cela c’est l’histoire des humains. On ne résout aucun problème sans se demander comment le résoudre.

Notes
[1] – On aura vu dans cet article que je m’efforce de ne pas m’en tenir à une grammaire masculine censée représenter l’universel. Il existe un guide pratique élaboré par le Haut comité à l’égalité entre les femmes et les hommes pour « une communication publique sans stéréotype de sexe » http://bit.ly/2fejwZ7. C’est aussi à la question du comment [faire évoluer les choses dans ce domaine] que s’est attaqué le haut- conseil. Or si ces recommandations sont encore faiblement entendues (bien que nombre d’administrations ait signé la convention homonyme), c’est que malgré les discours progressistes, on ne s’est pas souvent posé la question du comment à ce même niveau dans les organisations.