Les rapports du syndicalisme au travail. Le mouvement syndical au seuil de l’activité de travail ?
Une analyse d’Yves Baunay.

Yves Baunay
Chantier travail
Les 10 ans du chantier travail
Intervention de Yves Schwartz
(version doc ici)

Les rapports du syndicalisme au travail Le mouvement syndical au seuil de l’activité de travail ?

Yves Schwartz est intervenu à partir des « questions vives » soulevées dans les ateliers et au cours de la première matinée du séminaire. Il a lui-même participé à l’atelier n°3 « Travail et réformes » et à l’atelier n°4 « Santé et travail ».
Son intervention introduisait les débats de la dernière séance où de nombreux responsables des syndicats de la FSU, un représentant de la CGT, et Bernadette Groison, s’étaient joints aux participants présents les deux jours.

« Le dossier constitué par les contributions est d’une grande richesse. Les récits du travail syndical en CHSCT, les expériences de recherches-actions… tout cela bouscule l’image du militant syndical et interroge ce qui est dit du décalage ou de l’absence de liens entre l’intérêt des professionnels au travail et les revendications syndicales. Par ailleurs, les rapports entre les organisations syndicales et les chercheurs sur le travail ne sont pas bien connus. Et pourtant, dans les années 70, lorsque les luttes syndicales poussaient à une reconsidération du taylorisme, des liens étroits entre militants syndicaux et chercheurs se sont tissés. Alain Wisner et son laboratoire ont développé des coopérations avec des syndicalistes de la SNCF, des usines Thomson à Angers… Ces coopérations ont nourri beaucoup de recherches et de débats syndicaux, dans la CGT par exemple, qui a proposé le « travailler autrement » et le « changer le travail » ; dans la CFDT avec un contrat de recherche sur « le travail intenable » coordonné par Laurence Thery, secrétaire confédérale à l’époque.

Un foisonnement d’initiatives syndicales

Beaucoup d’initiatives sont en cours aujourd’hui sur le travail au sein des organisations syndicales. Font-elles société ? Permettent-elles de passer de l’analyse micro à la constitution d’alternatives ?
Tout à l’heure, les débats en atelier sur les réformes, leurs contenus, ont conduit à polariser l’attention sur le travail, l’activité. Celle-ci en effet fait problème. Un tiers des personnes ne se sentent pas bien au travail ; ce que l’on demande de faire les perturbe. Dans le travail et l’activité, on retrouve des problèmes de permanence, des problèmes de compétences par rapport à la réalisation du travail, des problèmes d’utilité sociale, du sens du travail… Le collectif de travail est interrogé : comment créer du collectif ? Ça se fait souvent de façon informelle. Il y a aussi des passages de témoin… Tout cela touche la vie de travail.
On a aussi abordé la question du management, les exigences gestionnaires, les formes de gestion quantitatives par les indices… et l’écart avec ce que l’on fait. Et cela fait crise.
On peut pointer un double problème :

  • Qu’est-ce que c’est qu’une modification du travail ? Et quel est le rôle du syndicat : accompagner la réforme ? Accompagner les professionnels dans une situation que l’on critique ?
  • La question de l’importance de la densité de l’activité syndicale sur le travail. On a parlé dans un atelier de « changer de focale ». La question du travail doit-elle devenir prédominante ? Ou faut-il se contenter d’élargir les préoccupations ? Faut-il aller vers une transformation profonde de l’activité syndicale ? Ou cela constitue-t-il un danger ?

Mon point de vue personnel :
Dans les débats syndicaux on reste au seuil du travail comme activité
Je note au moins trois raisons de méfiance de la part des organisations syndicales :

  • En restant sur l’analyse micro du travail, on aborde les petits enjeux du travail et ça ne déstabilise pas les grands enjeux sociaux et politiques. Ça ne change rien à l’éternelle reproduction des situations et des problèmes du travail. Ça ne résout pas la question : comment contrer les logiques gestionnaires ?
  • Il y a aussi le risque de la dispersion : il faut préserver la cohérence du collectif syndical dans les activités militantes. Or les situations de travail sont toutes différentes… La volonté de transformation dans les différents lieux de travail n’est pas au même niveau. Concernant la santé par exemple, chaque cas ne va pas au delà de la dimension illustrative. En rester là, c’est coller des rustines au lieu de préparer la grève ! Donner toute sa place à la parole au travail, dans l’activité des CHSCT par exemple, mais on reste dans le singulier. Quelle exploitation militante peut-on en faire ?
  • Il y a enfin le risque de la contradiction entre les salariés, les dissensions profondes entre les personnes au travail… Cela n’aide pas à construire un autre monde ensemble. Et les personnels peuvent dire aux militants des choses qui ne leur plaisent pas.

À toutes ces interrogations, personne n’a la réponse. Il n’y a pas de mot d’ordre simple. C’est pourquoi les lieux de rencontres intersyndicaux comme ici sont très importants. En passant sur la focale travail, ne risque-t-on pas de se faire instrumenter par le néolibéralisme ?
Tout à l’heure dans l’atelier sur les réformes, on s’interrogeait : faut-il entrer par le syndicalisme, faut-il entrer par le travail ?
Pour moi, il ne faut pas rater la marche syndicale pour aborder le travail. C’est un problème de crédibilité. En même temps, il ne faut pas oublier le reste. C’est un beau thème philosophique : dépasser l’antinomie.

La solution consiste à prendre le travail comme une activité.
Avec Wisner, l’ergonomie nous a nourri pour analyser l’activité de travail circonscrite par la situation de travail : un poste, des prescriptions… Il y a un risque à s’en tenir là.
Il faut appréhender l’activité comme un concept anthropologique : nous sommes des êtres de travail ; nous faisons des choix d’êtres de vie, dans le monde social.
Dans l’approche ergologique, nous considérons le travail comme usage de soi par les autres et par nous-mêmes : par une personne globale corps et âme, convoquée au travail. Cela nous amène à dé-circonscrire la situation de travail. Le concept d’activité nous permet de « dé-chosifier » le travail.
Comment appréhender la situation de travail, d’un technicien EDF ou d’une caissière de supermarché ? Le technicien est dans un collectif : ses collègues, son entreprise EDF, son pays… En fait, l’activité n’a pas de limite dans ce qu’elle vit au travail. La caissière reçoit des publics de toutes sortes. Il faut choisir dans la façon de les accueillir, d’avoir des rapports avec chaque personne… Les choix amènent à prendre position, donc tisser des rapports en valeurs.
Agir au travail c’est entrer dans une dialectique micro-macro, où on convoque la vie sociale. Les collègues des CHSCT le savent bien : ils sont confrontés à cette dialectique en permanence.
L’agir au travail met en jeu une matrice savoirs/valeurs, avec des choix à opérer en fonction des savoirs et qui nourrissent nos savoirs. En même temps ces choix nous amènent à fabriquer des normes, des consignes, à partir d’un monde de valeurs. Si on passe au dessus des épaules des manières d’agir, on ne comprend pas le monde que nous vivons, la combinatoire de choix par rapport à l’élève, au patient… les choix à trancher en mobilisant le monde des valeurs, car tous les possibles ne se valent pas…
Tout cela n’est pas simple.
Quand nous avons été confrontés dans les années 70 à l’accueil des salariés en formation continue au sein des universités. Ça n’était pas simple, mais exaltant. On construisait des politiques syndicales renouvelées par ces expériences nouvelles.
Si on prend au sérieux ces dramatiques d’usage de soi par soi et par les autres, on peut comprendre les réserves d’alternatives qu’elles contiennent. Elles n’ont pas toutes vocation à renouveler les pratiques professionnelles et les propositions syndicales ou politiques… Les « collectifs informels de solidarité » ne peuvent se solidifier que si ces réserves sont débattues… Tout cela prend du temps, c’est compliqué.

Comment transformer notre action syndicale ?

On peut travailler ce va et vient entre les réserves d’alternatives en situation et les revendications élaborées dans le champ politique et syndical.
Sur un grand site commercial par exemple, c’est quoi un collectif de travail ?
Je propose de militer pour une dialectique du micro et du macro. L’axe fondamental du politique se situe au niveau macro avec la financiarisation et la gestion par l’argent. Cette gestion entre en contradiction avec les dramatiques de l’activité au niveau micro. D’un côté la gestion par l’argent apparaît comme le seul pilote et le juge de paix en dernière instance. D’un autre côté, la nécessité de blanchir l’activité perverse. Si personne ne prend en compte votre façon de gérer ces contradictions, ces conflits de normes et de valeurs, ça produit des risques psycho-sociaux.
Prendre la mesure de la dimension sociale du travail, c’est s’intéresser à ce monde humain emballé dans son organisation marchande. Mais pour cela, impossible de ne pas intégrer le travail comme activité humaine.

Débat syndical : comment entrer dans la dialectique micro-macro où on convoque la vie sociale ?
Cette interpellation de l’activité syndicale dans le champ du travail et de l’activité humaine a manifestement déclenché des réactions de la part des responsables syndicaux de la FSU et de la CGT, des chercheurs et autres membres de l’Institut de recherche de la FSU, réunis en séminaire.
Des clarifications sémantiques ont été demandées sur l’ergologie et ses rapports avec l’ergonomie. Mais c’est surtout l’interrogation formulée par plusieurs secrétaires généraux de syndicats qui a été au centre des débats : « Et si on se focalisait sur la question du travail, qu’est-ce que ça produirait syndicalement ? » « Relier l’activité de travail et les revendications syndicales : oui bien sûr, mais comment on s’y prend ? » Et « en quoi cela entre en résonance avec les préoccupations des collègues dans leur activité de travail au quotidien ? »
A travers ces questionnements de fin de séminaire c’est un autre séminaire du même genre qui se profile.
En effet, il n’y a pas de réponses simples… Yves Schwartz n’a pas cessé de répéter : « c’est compliqué », pas par excès de modestie, mais par souci de bien mesurer dans quoi on s’engage en tant que syndicalistes quand on déide de dépasser le seuil du travail comme activité humaine.
Il nous faudra continuer à développer notre apprentissage collectif en multipliant les expériences syndicales de travail sur le travail, en multipliant les espaces d’échanges entre syndicalistes, professionnels, chercheurs, intervenants.
Ce qui est le plus compliqué, n’est-ce pas de s’engager dans une aventure dont on n’est pas convaincu qu’elle nous aidera vraiment à transformer les situations critiques où se trouve « emballé » le travail, et à construire un autre monde possible, un autre monde commun où chacun-e pourra vivre humainement.

Conclusion

Dans le débat qui a suivi l’introduction d’ Yves Schwartz, chaque responsable syndical dans son intervention a donné son propre point de vue à partir des expériences vécues par son syndicat. Il serait utile pour la poursuite du débat sur le travail au sein du mouvement syndical que chacun-e des intervenant-es transcrive sa propre intervention.

Yves Baunay